Et si nous parlions vraiment de laïcité ?
Cette expérience s’est déroulée dans les années 1990, lorsque j’étais directeur de l’école publique de la Visitation.
Le projet a été mené dans une école élémentaire publique au cours des années 1991 à 1998.Nous l’avions intitulé : « Création de repères en milieu d’origine immigrée ; langues, cultures et religions du pourtour méditerranéen ou comment aborder la construction identitaire des élèves dans le cadre d’une école laïque et républicaine. »
Au cœur de ce qui allait devenir les quartiers nord de Marseille, une cité avait été construite en 1965, sur l’emplacement d’un ancien couvent : le monastère de la Visitation de Marie, d’où le nom de la cité. Le groupe scolaire de la Visitation est ainsi entouré au nord par la zone industrielle des Aygalades, à l’est par la cité Bassens, la ligne de chemin de fer Marseille-Paris, l’Autoroute nord, à l’ouest par la raffinerie de sucre Saint-Louis et au sud par la zone d’activités tertiaires du parc club des Aygalades. Cette école accueillait, en 1990, 250 élèves des cités Visitation, Bassens 1 et Bassens 2. L’origine des enfants était en grande partie étrangère : 60% du Maghreb, 20% des Comores, 15% de gitans andalous, 2% de France, 2% d’Europe de l’Est et 1% d’Inde. 85% des parents d’élèves étaient inactifs (invalides, sans emploi ou retraités).
Créée en 1969, l’école de la Visitation avait suivi l’évolution des cités Bassens et Visitation. Accueillant les enfants de familles nombreuses, elle avait dû faire face pendant très longtemps à l’afflux d’élèves (350 enfants scolarisés en 1970 pour des locaux conçus pour en accueillir 180), puis affronter les problèmes de violences des années 80. En 1990, elle a orienté ses efforts vers l’instauration d’un véritable système éducatif par la mise en place d’une pédagogie s’attaquant à la racine de beaucoup de problèmes rencontrés : la question identitaire.
Les enfants qui nous étaient confiés offraient un état de déstructuration lié aux manques de repères familiaux, sociaux et référentiels.
L’évolution de la structure familiale présentait dans ce quartier les mêmes caractéristiques que l’évolution générale du pays, mais avec des proportions plus importantes. Elle se caractérisait par une absence physique et symbolique très marquée du père. Plus généralement, les familles n’étaient plus l’élément essentiel de la transmission des valeurs. Les notions de vie, d’amour, de mort, de bien et de mal traditionnellement abordées par la famille étaient des thèmes dont l’enfant n’avait aucune représentation.
Au-delà de ces éléments, la communication constituait une lacune importante dans l’évolution des enfants. La structure familiale ne permettait plus de créer chez eux les démarches mentales qui, plus tard, permettraient la mise en place de réelles situations d’échanges, où chacun peut exprimer sa pensée et prendre en compte celle d’autrui.
Ce constat se traduisait également par un enfermement social autour d’un microcosme de cité, voire familial, où les règles sociales n’étaient plus transmises. En effet, le fait que peu de familles soient confrontées au monde du travail ne développait plus la nécessité sociale de l’ouverture vers les autres, vers le monde.
Il en résultait pour nos élèves un état de flottement mental se traduisant par les plus grandes difficultés à trouver des repères permettant de structurer leur pensée, d’orienter les décisions, de donner du sens aux paroles et aux actes quotidiens.
L’expérience que nous avions tirée de l’observation des fonctionnements sociaux par rapport aux différentes écoles nous avait permis d’énoncer quelques réflexions, dont une établie de façon très nette : au vu de la complexité des paramètres en jeu, il nous semblait que les actions étaient rarement modélisables. Telle opération ayant été positive dans telle école ne fonctionnait pas forcément dans l’école voisine ; les actions les plus efficaces sont celles qui sont issues d’une observation, d’une analyse et d’une expérimentation ayant pour base un véritable problème lié à notre champ de compétence : la pédagogie.
Partant de cette base, nous nous sommes efforcés de créer un dispositif qui permettait de construire une réflexion visant à structurer la pensée d’un futur adulte vivant dans une France républicaine.
Pour ces enfants, l’école est souvent le seul lien social avec le reste de la société. L’idée était de donner aux futurs citoyens les moyens de lire, lire pour comprendre, pour rendre intelligible, pour donner du sens. Lire tout d’abord leur espace de vie : pouvoir identifier des signes isolés qui serviront d’entrée à la lecture, pour ensuite prendre en compte la représentation de leur espace de vie de façon à ancrer un référent culturel commun propre aux cités de l’école.
Durant plusieurs années, de 1991 à 1995, nous avons travaillé sur l’histoire de la cité Visitation. En effet, celle-ci est bâtie sur l’emplacement d’un ancien monastère de la Visitation de Marie, édifié en 1848 et démoli en 1962, dont il ne restait aucune trace apparente. Nos travaux nous ont amenés à retrouver la piste du monastère et à découvrir des traces historiques à partir d’une recherche dans les archives municipales et diocésaines (textes, plans, photographies…) ; des traces architecturales ont également été retrouvées grâce à un chantier de fouilles archéologiques débouchant sur la mise à jour des murs d’enceinte, de la chapelle et d’une tour, et des morceaux de faïence, de poterie, de briques et de ferraillage exhumés ; les traces orales ont également été abordées à travers la rencontre avec une sœur visitandine ayant vécu dans ce monastère, mais également à travers le recueil de traditions orales propres à la cité faisant intervenir un fantôme de religieuse appelée « la dame blanche », sans doute par croisement avec des figures surnaturelles du Maghreb.
Le travail scolaire a abouti à une mise en forme autour du thème religieux de la Visitation (lecture de l’évangile), de l’histoire de la création de l’ordre monastique qui s’y réfère, du développement des monastères en France et du concept d’ordre monastique européen, ainsi que de l’histoire de l’ordre à Marseille et de l’histoire du monastère de la Visitation des Aygalades. Ce thème a amené à un travail de documentation (en particulier à partir des recherches historiques sur la vie de Jeanne de Chantal et de François de Salles) mais également de lectures d’archives. Il nous a permis de lire les traces toponymiques dans l’espace urbain (nom de rue, emplacements, arrêts de bus…)
À la suite de cette première phase de travail menée sur plusieurs années, les élèves et les habitants ont réellement découvert l’histoire de leur quartier, l’origine du nom de la cité et de l’école. Ce projet a permis une première appropriation de l’espace et de l’histoire de ce lieu. En ce sens il a été très structurant. De plus la fierté d’avoir une histoire, d’en être quelque part le dépositaire et le responsable est véritablement un facteur de stimulation dans la construction de la culture commune.
Ces traces recueillies ont passionné tant les élèves que les familles sans que cela ne soulève une quelconque résistance liée à l’aspect religieux.
Mais cette action nous avait confrontés à la problématique de la religion, nous amenant à oser affronter ce point si sensible dans les écoles publiques laïques : le « croire » à l’école.
Nous avons été surpris de découvrir l’intérêt fondamental de la notion de croyance dans la pensée des élèves, mais également des parents, qui s’appropriaient pleinement l’histoire du lieu, ayant intégré une partie de l’origine de cet espace et du rapport qu’ils pouvaient établir entre histoire et origine.
Plus étonnant a été le fait que la population, en grande majorité musulmane, a établi spontanément un sens de lecture de ce haut lieu catholique à partir d’éléments de leur propre culture religieuse (correspondance entre protagonistes, parallèle entre les cultes, souvenirs d’enfance de pratique cultuelle islamique dans des lieux chrétiens…). Visiblement, cette démarche culturelle laïque, et donc neutre, avait un sens auquel tous les habitants ont pu accéder.
En fait la nouvelle problématique pédagogique qui se posait à nous était la suivante : comment intégrer la notion de croyance dans le cadre d’une éducation à la norme républicaine ?
Les sociologues faisaient, à l’époque, un double constat : d’une part, on remarquait que l’engagement dans la modernité entraînait une diminution des sociétés religieuses, la religion existant sous forme d’option privée dans les sociétés sécularisées. Mais, d’autre part, on constatait dans ces sociétés l’augmentation des courants intégralistes et des nouveaux mouvements religieux.
En fait, la question qui se posait à nous était la recherche de la logique sociale, culturelle et symbolique qui sous-tendait les productions religieuses de la modernité. C’est pourquoi notre travail s’est porté plutôt sur le « croire », sur la notion de croyance qui reste l’objet idéel[ ??? ] des convictions individuelles et collectives ainsi que sur les pratiques comportementales et institutionnelles dans lesquelles ces croyances prennent corps.
Nous pensions alors que le processus de sécularisation était en fait un processus de recomposition du croire, la modernité nous entraînant constamment dans un système de perte et de recomposition.
Tout nous portait à croire que l’avenir mettrait la question du sens au centre de ses préoccupations. Or, la modernité a bouleversé l’orientation unique de transmission du sens, qui jusqu’alors était du domaine des religions. Elle semblait, dans les années 90, relever de l’ordre de plusieurs institutions : école, armée, groupes politiques, institutions religieuses. Nœuds de conflit au XIXe siècle, elles restaient alors les centres essentiels de réflexions et d’orientations nationales.
Nous avons alors considéré que dans le cadre de notre mission d’enseignants de l’éducation nationale, dont la mission première est de former « de futurs citoyens éclairés », il s’agissait pour nous d’une part de différencier dans l’esprit des élèves la croyance qui relève du choix individuel et va ensuite organiser la création d’une culture commune, des codes de fonctionnement du groupe, d’autre part de montrer que loin de s’opposer, ces deux éléments sont compatibles, voire complémentaires, car c’est leur mise en phase qui va permettre de créer l’identité propre à chaque individu au sein du groupe. Au vu de la montée d’idéologies faisant l’amalgame entre communautés et religions, il nous semblait essentiel de construire la pensée et la réflexion des élèves autour de ces deux pôles mais en les différenciant très nettement. C’était, nous semblait-il, la posture laïque de l’enseignement républicain.
Car en fait [ soit Car, soit En fait ], le biais et la résistance qui se posaient à nous relevaient de la notion d’identité qui se trouvait au cœur de la réflexion.
Beaucoup d’enfants faisaient une confusion totale entre pays d’origine, culture d’origine, nationalité et religion. Il nous paraissait fondamental de former les élèves à la différenciation entre la fierté de ses origines, le droit à une nationalité et le choix d’une religion. Nous avions basé notre approche sur le fait que, par nécessité biologique, nous avions tous une origine, par nécessité politique, nous avions tous une nationalité et par nécessité de nous référer à des valeurs, nous avions tous une croyance (religieuse ou non) au sens du « croire».
L’enjeu était alors de s’engager dans la transmission de la connaissance du rapport entre religions et laïcité.
De par son étymologie, « laïc » vient du grec laïkos qui veut dire « du peuple » en opposition avec klerikos qui signifie « clerc ». Nous voyons donc qu’à l’origine la notion de laïcité ne porte pas sur un contenu doctrinal mais sur l’origine d’une charge. La notion d’enseignement laïque n’est pas opposée à celle de religion, comme nous l’entendons parfois aujourd’hui, mais sous-tend plutôt le choix de confier la responsabilité éducative « au peuple » et non aux clercs. Par principe même, ce choix, établi dès la promulgation des lois Ferry, engage à donner à l’élève les outils lui permettant de se construire et d’effectuer les choix fondamentaux qui structureront sa pensée d’adulte.
L’axe choisi a été de replacer la croyance dans une perspective sociale, afin d’aborder dès le début le rapport entre croyance et culture sous forme d’analyse comparée : croyance commune aux religions, religions et culture, pouvoirs séculiers et religieux…
Vu l’origine de nos élèves nous avons limité l’essentiel de notre réflexion au pourtour méditerranéen. Toutefois, la présence de familles arrivant d’Inde nous a incités à aborder la notion de polythéisme.
Dans un premier temps les axes culturels ont été découverts : langue, art, architecture, histoire, géographie, économie, pratiques sociales, cela afin de construire de grands repères référentiels. Ce n’est qu’une fois cette base acquise que la découverte des différentes religions s’est engagée : le polythéisme grec antique, le polythéisme hindou, les religions monothéistes dites « du Livre » : judaïsme, christianisme et islam.
L’approche en classe s’est déroulée ensuite en suscitant chez les élèves explications et réflexions sur le sens et la pratique dans la vie sociale (et scolaire) des croyances individuelles et des valeurs républicaines à travers des thèmes référentiels : le symbole de l’olivier, les interdits alimentaires et les pratiques s’y rapportant, le symbole de l’agneau et du bélier, l’architecture religieuse…
Un des apports essentiels visé consistait à faire prendre conscience à ces futurs citoyens des modes de pensée et de code de communications qui permettent d’aborder ces notions dans un cadre social et de découvrir le sens que peuvent prendre leurs actes dans leur vies d’élèves par rapport à cette valeur républicaine inscrite dans la constitution : la fraternité.
L’intensité des réflexions et la sincérité des idées communiquées nous avaient confortés dans la pertinence de ce choix pédagogique. Il s’est avéré structurant d’aborder la notion d’identité et il nous a semblé, à l’époque, que nous avions semé des graines permettant à ces futurs adultes d’avoir une idée plus claire de leur identité et de la place que prend la personnalité dans un groupe social. Nous étions alors convaincus que cet objectif ne serait pas atteint en excluant prudemment de l’école le domaine de la croyance, mais au contraire en l’accueillant dans le cadre d’une pleine laïcité.
Épilogue
J’ai quitté l’école de la Visitation en 1998, appelé à d’autres fonctions. Je rencontre parfois d’anciens élèves devenus désormais citoyens. Il semblerait que quelques graines aient poussé… du moins gardent-ils de cette période de leur vie un sentiment marqué de cadre, de référence, de plaisir d’apprendre ensemble.
Je ne suis plus jamais arrivé à impulser un tel cadre de travail dans le système éducatif et je pense que dans le contexte actuel, les positions se sont tellement cristallisées qu’une telle approche ne me semble plus possible. L’évolution a montré que, contrairement aux idées des années 90, la modernité n’entraîne pas forcément une sécularisation des sociétés, que la construction de la notion de croyance est restée dans un concept peu éclairé, que notre société n’a sans doute pas su éclaircir les attentes en termes d’éducation concernant la notion de laïcité, se limitant à la gestion du cultuel sans oser réellement affirmer la place du choix individuel dans un fonctionnement collectif, social et républicain, sans oser aborder la question à son origine : l’identité.
Les positions se sont désormais tellement durcies autour de problématiques très mal posées que la question essentielle qui porte sur la création de repères pour des enfants d’origine immigrée, de la recherche de l’éducation qui devrait leur permettre de mettre du sens dans la place qu’ils occupent, tant dans l’espace que dans la société, se trouve désormais focalisée autour d’actes et de revendications qui vont à l’inverse du bien commun, de la socialisation, et disons-le de l’intégration.
Je pense que la laïcité reste l’approche neutre qui permettra à chacun de trouver sa place dans une civilisation donnée et non la négociation de règles sociales permettant à différentes communautés de modifier par le rapport de force ou le développement d’une pensée de culpabilisation les modalités du vivre ensemble établies.
Je reste néanmoins convaincu que l’enseignement des choix religieux (et politiques) qui se poseront au futur citoyen doivent être construits par les enseignants laïques, seuls garants de la nécessaire neutralité républicaine.
Pierre Blache