Culture, civilisation, savoir
Il faut beaucoup de hardiesse pour avancer des opinions sur le thème de la culture. C’est pourtant ce à quoi l’auteur de ces lignes a été contraint dans sa pratique professionnelle lorsque, responsable d’un groupe d’écoles et d’une zone prioritaire du quartier Nord de Marseille pendant une vingtaine d’années, il lui a fallu synthétiser quelques idées pour proposer des références à l’action de ses collègues enseignants dans ce domaine, notamment sur la question des relations interculturelles, thème fort à la mode dans les dernières décennies de l’autre siècle, mais dont le soubassement reste un objet permanent d’interrogations. C’est le fruit de cette expérience collective que je présenterai – très schématiquement – ici.
Les plus lointaines origines du mot « culture » le rattachent à une racine très prolifique de l’indo-européen, qui exprime l’idée de circuler à l’entour de quelque chose, et à qui nous devons des mots aussi disparates que culte, colonie, cycle, bucolique, pôle, ambassadeur, ancillaire, quenouille, clown et Ku Klux Klan. Si on dépasse l’anecdote, on voit que l’élément désigne une notion qui a une place centrale et qui organise autour d’elle un système de relations.
Bien d’autres notions côtoient celle de culture. Nous avons choisi de la contraster avec deux d’entre elles : celle de civilisation et celle de savoir ; ou plutôt, nous avons choisi, dans le domaine de référence couvert globalement par ces trois notions, de définir pour chacune d’elles un territoire. Démarche qui comporte sa part d’arbitraire, mais qui avait pour nous le mérite de nous donner des repères.
C’est ainsi que nous avons choisi l’étiquette de « civilisation » pour dénommer la totalité du domaine. On peut tenter de la définir comme l’ensemble des comportements spécifiques d’un groupe humain en réaction à son environnement. À l’intérieur de la civilisation nous proposons de distinguer la culture comme la partie consciente de la civilisation. À l’intérieur de la culture, le savoir serait ce que le groupe juge nécessaire de conserver et de transmettre d’une génération à l’autre.
La culture pourrait alors se définir comme la manière dont un groupe conçoit et exprime ses relations internes et ses relations avec le monde.
Qu’on accepte ou non ces dénominations, il nous paraît en tout cas nécessaire de distinguer les notions qu’on leur a fait dénommer et de préciser leur relation réciproque. La définition de la culture présente l’avantage de cadrer avec sa plus lointaine étymologie. C’est une élégante coïncidence, mais qui n’est pas déterminante à nos yeux. Ces dénominations ont traversé l’histoire en se chargeant de sens disparates qui se recoupent de façon désordonnée. Il saute aux yeux que « civilisation » tire son origine du nom latin du citoyen : cette source civique persiste partiellement dans l’adjectif « civilisé » et le sens qui l’oppose à la barbarie ; mais que reste-t-il de civique dans l’expression « langue et civilisation italiennes » au programme d’une université ?
En évoluant au cours du XXe siècle, notre acception de « culture » a sans doute embarqué avec elle le sens du mot allemand Kultur, que l’anglais a lui aussi adopté. Quant au savoir, l’indomptable fantaisie du langage ne l’a pas fait pas descendre du casque d’Athéna, mais d’un verbe latin à valeur gustative dont le radical lui a donné comme cousins la saveur et l’insipide aussi bien que la sagesse.
La définition que nous proposons pour le terme de « culture » renvoie à la notion de groupe humain. Nous écarterons ainsi du débat, par commodité arbitraire et éventuellement provisoire, la question d’une culture animale, et, pourquoi pas, végétale, sans présumer de son intérêt. En choisissant d’appuyer la culture sur le groupe, nous mettons en avant son caractère collectif. L’acception de « culture personnelle » ou celle de l’adjectif « cultivé » ne nous semblent pas le contredire. Une personne « cultivée » possède un plus haut degré de conscience et de connaissance de la culture de son groupe, et elle peut apporter une marque personnelle dans la manière de la pratiquer. Si elle produit un apport absolument original, à moins de le confiner au tréfonds de l’individu, il sera recyclé dans le culturel de son groupe pour y être accueilli ou rejeté, mais en y laissant de toute façon une trace collective, si limitée soit-elle.
Les errances de l’usage ont fait émerger la notion de « culturel » et lui ont attribué des institutions, depuis l’adjoint à la culture du moindre village jusqu’au ministère du même nom. Sous ce vocable a été sélectionnée une partie du domaine de la culture : les arts et lettres, les spectacles, les fruits de la création artistique, musicale, textuelle…La sensibilité, l’imagination et l’imaginaire semblent régner sur ce territoire, même si ces qualités sont tout aussi indispensables dans la création scientifique, technique, économique…On peut ressentir comme légitime le besoin de délimiter ce domaine, auquel, faute de mieux pour l’instant, nous pouvons laisser la dénomination de « culturel » employé comme substantif. Mais nous avons plutôt tendance à souligner les méfaits d’une scission entre ledit « culturel » et tout le reste du domaine de la culture : l’organisation sociale et politique, les modalités de la production marchande et des échanges commerciaux, l’alimentation, l’habitat, la science, la technique, le langage, la communication, etc.
La notion de groupe humain a été choisie comme telle en raison de son extension et de sa totale souplesse. Les constituants des groupes varient en nombre depuis deux jusqu’à l’infini. Le groupe le plus restreint n’a pas moins de valeur intrinsèque que le plus étendu, l’Évangile nous dit même qu’il en a assez pour accueillir la transcendance : Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux. Les groupes se font et se défont, sont éphémères ou persistent pendant des siècles en renouvelant leurs membres mais non le principe de leur cohésion. Chaque groupe, même le plus transitoire, produit une manière spécifique de réagir à son environnement, et donc une civilisation au moins embryonnaire, même si nous avons bien conscience de forcer l’usage en l’appelant ainsi. Et chaque groupe ne peut subsister en tant que groupe que s’il s’est doté des éléments d’une culture, fussent-ils les plus éphémères. Enfin il ne peut persister dans le temps que s’il produit un savoir.
Le caractère instable des groupes, leurs limites mouvantes et impossibles à déterminer strictement, ne permettent pas d’assigner à la culture des formes fixes et définitives, même si sa continuité a un évident besoin de permanence. On peut repérer des caractéristiques centrales dans les références d’un groupe relativement stable, et définir une appartenance à partir d’un degré de proximité à ces références. Mais il est vain d’espérer tracer des frontières dans ce domaine, comme d’ailleurs dans tout domaine humain, à moins d’avoir recours à des critères résignés à une part d’arbitraire, comme on est bien forcé de la faire dès qu’on est confronté au normatif.
Ainsi le même individu peut ressentir son appartenance à bien plus d’une culture, même s’il les hiérarchise, s’il les concilie ou éprouve un malaise devant leur contradiction, ou s’il en abandonne certaines pour en accueillir d’autres à différents moments de son existence. La fidélité relative à une ou plusieurs cultures peut définir ce qu’on dénomme identité, et l’attachement qu’on éprouve à leur égard peut produire des sentiments forts et profonds. Comme les groupes humains peuvent se confronter les uns aux autres, leur culture peut faire partie de cette confrontation, la provoquer éventuellement par certains de ses aspects, imposer aux groupes dominés les références dominantes, souvent en les proclamant intrinsèquement supérieures et seules dignes d’exister. Comme les groupes peuvent aussi échanger pacifiquement et éprouver les uns pour les autres un intérêt bienveillant, des transversalités s’organisent, provoquant des emprunts, des types culturels nouveaux, des regroupements de pensée tendant vers des formes d’universel.
Ces considérations doivent-elles nous conduire vers un relativisme absolu et nous écarter de tout jugement de valeur à portée universelle sur les différentes cultures ? Question épineuse, qui se heurte - de moins en moins il est vrai- au sanglot de l’homme blanc, mais qui n’en soulève pas moins le problème de la légitimité des critères, et au fond rien moins que celui de l’unité de l’espèce humaine. Mais, si fondamental qu’il soit, le sujet semble à la marge de celui qu’on tente de traiter dans ces lignes. En se référant à l’esprit évangélique, on pourra avancer que seule l’exigence d’amour est universelle (ce qui est une façon – la seule valable à mes yeux – de proclamer le monothéisme), et qu’elle constitue la seule pierre de touche valide pour apprécier la valeur d’une conduite humaine.
L’enseignement au sens le plus profond, c’est à dire l’acte par lequel celui qui en occupe la fonction montre, dans un monde à première vue informe, les signes qui le rendent intelligible, se donne pour tâche de rendre la perception de la culture la plus consciente possible pour le groupe dans lequel il se place, et pour en transmettre les éléments que le groupe sélectionne pour sa perpétuation. En ce sens, la fonction enseignante est exercée à de multiples moments du quotidien par tous ceux qui s’en sentent investis dans un groupe, jusqu’au sein de la cellule familiale, et non en se restreignant à ceux qui en ont reçu la mission de la part de l’institution officielle, même s’ils y jouent un rôle majeur. C’est par cette action que se fixent les éléments de la culture et donc du savoir, et que son aspect conservatoire se développe. C’est aussi par elle que s’organise le difficile tri entre ce que le groupe va juger voué à l’obsolescence ou à la conservation prudemment patrimoniale, et ce qu’il va adopter d’autrui ou de sa propre modernité pour le mettre en son centre. C’est d’ailleurs là que pullulent les occasions d’erreur et de conflit.
Au terme de ces trois pages, on n’aura certes pas la prétention d’avoir apporté des réponses définitives à la question qui les motivent. Les représentations sur ce thème conditionnent profondément le comportement de l’individu dans le groupe social. Leur problématique doit donc être approfondie et vulgarisée. Ce texte a pour seule ambition de proposer des repères en vue de cette tâche. Ces repères, nous nous les représentons comme des points d’ancrage dans un continuum qui ondule sans cesse plutôt que comme des casiers dans un rangement d’archives.
Alain Barthélemy-Vigouroux