Transmettre la foi
De nombreux débats de notre temps sur la (non-)transmission de la foi sont obscurcis par la mésintelligence de ce qu’on entend par “transmettre” et par “foi” à transmettre. Une fois ce point
éclairci, nous examinerons comment se transmettait le christianisme, dans un passé déjà lointain, et pour quelles raisons sa transmission a cessé. Nous nous interrogerons ensuite sur la
responsabilité des chrétiens vis-à-vis des nouvelles générations si éloignées de la foi chrétienne et nous réfléchirons aux moyens de mettre celles-ci sur un chemin de foi, à défaut de pouvoir
leur transmettre la nôtre.
La transmission du croire
Parmi plusieurs sens possibles, le verbe transmettre est souvent évocateur d’un passage qui se fait de haut en bas et du passé vers le futur. Par exemple, un père transmet ses biens à son fils, un professeur transmet ses connaissances à ses élèves, un artisan, son savoir-faire à ses apprentis. Celui qui transmet a lui-même souvent reçu d’un autre, qui était avant lui, ce qu’il transmet après lui, et il le fait en vertu d’une mission, d’une obligation inhérente à sa relation avec celui qui lui a donné et celui à qui il remet, et inhérente aussi à la nature de la chose à transmettre : le père remet à son fils un patrimoine qu’il n’a pas constitué tout seul, qui n’est pas sa propriété exclusive et que son fils devra remettre à son tour à ses descendants ; de même, le professeur, l’artisan doivent en bonne partie leur savoir intellectuel ou manuel à d’autres qui le leur ont appris et ils le transmettent à leur tour en vertu de leur charge d’enseignement et parce que ce savoir est utile à la société, peut-être indispensable, et qu’il ne doit pas se perdre. La transmission se fait donc au long d’une lignée et dure autant qu’elle, mais s’arrête à l’extinction de cette lignée. Elle suppose aussi une large reconnaissance sociale, qui impose l’obligation morale de transmettre, mais qui peut être limitée à un temps déterminé et à une certaine forme de culture et de vie sociale ; par exemple, le savoir-faire du maréchal-ferrant s’est transmis dans les lieux d’utilisation du cheval, sa transmission a été stoppée par la traction motorisée, le tourisme à cheval lui redonne de l’actualité ; l’enseignement du grec et du latin était nécessaire au temps où régnait la culture humaniste, la nécessité de sa transmission est mise en cause par l’expansion récente des sciences et des technologies. Ces observations montrent la différence entre le transmettre et la communication, laquelle se fait dans l’instant, à l’horizontale, et n’a pas le même poids de temporalité ni la même charge d’obligation ; par exemple, je communique à mes voisins la nouvelle d’un événement ou d’un scandale que je viens d’apprendre au téléphone, je le fais simplement parce que cela m’amuse, pour en discuter avec eux ou pour me mettre en vedette ; à leur tour, ils communiqueront la nouvelle à leurs proches, dans la mesure où ils y ont trouvé de l’intérêt et où ils pensent qu’elle peut intéresser certaines personnes ; la nouvelle va ainsi se répandre de proche en proche, mais sa circulation s’arrêtera sitôt que la nouvelle ne sera plus d’actualité ou qu’elle sera tombée dans le domaine public ou remplacée par une autre plus récente ou plus alléchante. Appliquons ces remarques au cas de la foi : se transmet-elle de la même façon ? Non, évidemment, car la foi est un acte personnel et subjectif, une conviction, c’est mon acte de croire, de m’engager à la suite du Christ, de mettre mon espérance en Dieu et de me confier à lui ; ou encore, c’est un don que j’ai reçu de Dieu sans que je puisse le donner à d’autres comme s’il était ma propriété ou comme si j’avais le même pouvoir que Dieu d’agir sur le cœur et l’intelligence des autres. Quand donc quelqu’un dit :”je n’ai pas réussi à transmettre ma foi à mes enfants”, il veut dire qu’il a vivement souhaité que ses enfants aient la même foi que lui et en vivent, qu’il leur a donné dans cette intention de bons conseils et de bons exemples, mais que cela n’a pas suffi. Ou bien il veut dire qu’il a fait, mais en vain, tout ce qu’il fallait faire pour qu’ils aient la foi de l’Église, et il donne alors au mot foi un autre sens, un contenu objectif : des croyances doctrinales, des pratiques et des habitudes religieuses et morales, toutes choses qu’il avait lui-même apprises de ses parents et de ses enseignants et qu’il a cherché à apprendre et à inculquer à ses enfants, par ses propres soins et aussi en le confiant à des personnes ou à des institutions qualifiées pour enseigner les choses de la foi et initier à sa pratique. En ce sens objectif, c’est-à-dire au sens du christianisme ou de la religions chrétienne, il est juste de dire que la foi se transmet – la foi chrétienne ou la foi de l’Église, non ma foi personnelle – à la façon d’un patrimoine familial, d’une culture sociale, d’un savoir et d’un art de vivre et de faire ; et on ajoutera avec raison que la foi personnelle des enfants pourra éclore sur ce terreau favorable, — mais ce sera la leur, non la nôtre, et elle sera le fruit de la grâce qu’ils auront reçue et des efforts qu’ils auront fournis, non le simple résultat d’une transmission.
Il est donc vrai, bien que la foi personnelle ne se transmette pas, que la foi chrétienne s’est longtemps transmise en tant que religion mais ne se transmet plus. Nous allons réfléchir à ce double phénomène, qui est, pour une part, notre passé ancien et, pour une autre part, un passé récent et notre présent. Pour être complet cependant, je ne dois pas tenir compte de deux phases seulement du christianisme qui nous a précédés, mais de trois, car, dans les premiers siècles, il se communiquait sans encore se transmettre et sans en avoir besoin. Puis il s’est transmis à la façon d’un patrimoine. Puis il a cessé de se transmettre et n’a pas cessé de décliner. Mais cela s’est produit à une époque où la chaîne de la transmission s’est lentement grippée, puis définitivement bloquée dans tous les domaines où elle fonctionnait jusque-là. En sorte que le christianisme, aujourd’hui, dans sa quatrième phase qui la nôtre, ne pourra plus compter sur une relance de la transmission, mais devra réapprendre à se communiquer comme à ses débuts. Nous allons parcourir rapidement ces étapes.
La transmission du christianisme
Enregistrons en premier lieu le fait originel d’un commencement sans transmission. Cette constatation n’est pas aussi naïve qu’elle le paraît. Le judaïsme commence avec une loi à transmettre, une loi abondante et détaillée, doctrinale, morale, religieuse, sociale, politique, une loi dûment codifiée et dotée de nombreuses institutions. Rien de tel dans le cas du christianisme : Jésus n’a rien écrit, et il ne laisse même aucun code, aucun credo, aucun rituel, aucun formulaire à transmettre oralement ; il confie seulement à ses apôtres la mission d’annoncer son Évangile ainsi qu’il le faisait lui-même, un Évangile tourné vers le Royaume à venir, constitué de préceptes et d’enseignements qu’il prononçait au hasard de ses déplacements et de ses rencontres, et il comptait sur le Saint Esprit pour rappeler et expliquer ses paroles à ses disciples. Il n’est donc ni faux ni vain de rappeler que le christianisme a commencé sur le mode de communiquer une Bonne Nouvelle, celle du salut survenu en Jésus Christ, et qu’il s’est institué en s’inventant lui-même sous la conduite des apôtres et sous l’impulsion de la foi des premiers convertis. — Cela va durer combien de temps ? Vers la fin du premier siècle apparaît la mention, isolée, d’un dépôt à conserver et, par conséquent, à transmettre. On peut comprendre par ce mot, dont le contenu n’est pas explicité, un ensemble d’éléments de base, de nature catéchétique, morale, liturgique, ou disciplinaire, mais on se tromperait à trop forcer le sens de ce mot, alors que les premiers énoncés de la règle de foi et le premier rituel et code disciplinaire n’apparaissent que dans le tournant du deuxième au troisième siècle. De toute façon, le plus important n’est pas là. C’est qu’on ne devient pas chrétien, dans les temps anciens, de père en fils, par simple tradition familiale, car il est rare qu’on baptise les enfants à la naissance, ni même dans les premières années, si ce n’est en cas de danger de mort (et encore n’est-ce pas une règle), et on ne baptise généralement que les adultes qui le demandent et qui s’engagent, après enseignement et probation, à suivre le Christ en vivant selon les préceptes de l’Évangile. En d’autres termes, on devient chrétien par conversion, et le christianisme se répand par mode de communication, non seulement par l’enseignement donné à ceux qui le demandaient, mais plus encore et plus immédiatement par la force du témoignage de vérité, de vertu, de piété et d’héroïsme que les chrétiens rendaient à l’Évangile aux yeux des païens.
Dans le tournant du cinquième au sixième siècle, la règle s’installe de baptiser les enfants aussitôt après la naissance. Il est désormais légitime de parler d’une transmission de la foi chrétienne. Encore ne faut-il pas s’arrêter à la tradition familiale de porter les nouveau-nés sur les fonts baptismaux, il faut considérer que le christianisme, devenu religion d’Empire et religion majoritaire des peuples conquis par l’Empire romain et byzantin ou ses héritiers, est devenu du même coup un fait social, politique et culturel à l’emprise duquel il était très difficile d’échapper ou de résister. Les païens, s’ils n’avaient pas été baptisés de force et collectivement, ne pouvaient pas s’intégrer aux royaumes chrétiens sans recevoir le baptême et se conformer au mode de vie chrétienne. Il ne s’agit pas de jeter la suspicion sur la sincérité d’une foi qui relève initialement de l’appartenance à un certain milieu, il s’agit de comprendre comment fonctionne une religion dès lors qu’elle est intimement liée à la constitution et à la conservation d’une société, de sa structure, de son histoire et de sa culture. La religion ne se transmet pas seulement dans une lignée familiale du fait de l’attachement de ses membres successifs à la même foi chrétienne, mais elle se répand également dans l’espace historique et culturel d’une société et d’une nation par sa puissance d’y intégrer ceux qui y naissent ou qui veulent y entrer et par la nécessité d’appartenir à cette religion pour jouir de l’identité commune aux membres de cette société ou nation.
La foi chrétienne se transmet donc à la façon d’un patrimoine historique, culturel, social et politique, sous la poussée quasi irrésistible d’une tradition complexe, et c’est sur cette base que les enfants naissent à une foi personnelle, sous l’influence des conseils et des exemples reçus de leur proche entourage, mais reçus également de l’ensemble du phénomène constitutif de leur socialité et de leur historicité. Le comportement religieux de l’individu est tributaire de la persistance de la tradition chrétienne de sa famille, et tout autant de l’intégration permanente des divers éléments d’une socialité chrétienne ; réciproquement, la longévité de la tradition familiale chrétienne et la puissance d’imprégnation de la socialité chrétienne dépendront beaucoup de l’attachement personnel des individus à leur foi. Ceux dont le comportement religieux n’est pas soutenu par un engagement vigoureux dans la foi, la perdent facilement dès que le modèle social auquel ils se conformaient vient à s’estomper et à se fissurer ; et la tradition du christianisme se désagrège et s’épuise à mesure qu’elle est désertée par ses membres sans être relayée et reprise en charge par de nouveaux affiliés. Tel est le phénomène de désagrégation de la tradition chrétienne qu’on observe depuis l’époque dit de la modernité, mais il a été amplifié par un autre phénomène, non spécifiquement religieux, plus purement anthropologique ou culturel.
Il s’est passé, en effet, en gros du quatorzième au dix-huitième siècle, que la puissance de la tradition sociale, en tant que telle, de toute tradition, s’est exténuée sous la poussée et au profit de l’individualisme. L’autorité de la tradition pour former les esprits et véhiculer des connaissances a été démentie par les nouvelles méthodes et découvertes scientifiques ; l’acquisition de la vérité s’est établie sur la base du doute méthodique et systématique, elle s’est détournée du passé, du conservatisme et retournée vers le futur, la recherche et l’invention ; les États ont repoussé la tutelle des pouvoirs religieux, ils se sont laïcisés, et la société s’est dégagée des rituels religieux qui la structuraient et dont elle n’avait plus besoin, elle s’est sécularisée ; l’individu a voulu affirmer son autonomie, il a revendiqué le droit de penser par lui-même, en tous domaines, et le droit de participer à la gestion de la cité. Cette émancipation de l’individu par rapport à la tradition s’est sans doute faite sous l’impulsion de l’esprit philosophique occidental hérité de la Grèce, dont la seule tradition, selon Éric Weil, est celle du changement. Elle s’est faite aussi, incontestablement, sous l’influence de l’esprit évangélique, promoteur de la liberté et de la dignité de la personne, à preuve que le mot “modernité”, s’est inscrit initialement, au quatorzième siècle, dans la devotio moderna, dont L’imitation de Jésus Christ est le livre emblématique, un mouvement significatif d’un désir de relative émancipation du laïc par rapport au clerc. Ce mouvement émancipateur de la tradition n’était donc pas spécialement dirigé contre le christianisme, mais celui-ci en a davantage souffert du fait qu’il reposait sur le fonctionnement de la transmission, et d’autant plus qu’il s’est cru attaqué et obligé de repousser toutes ces revendications d’autonomie.
Nous arrivons ainsi à notre époque, où les deux mouvements d’affaiblissement de la tradition en général et d’effritement de la transmission de la foi chrétienne en particulier se sont mélangés et amplifiés. Car la tradition en général a en elle-même un caractère sacré, qui tient à l’autorité de l’ancienneté, en sorte que sa contestation sur un point se répercute sur les autres domaines où elle régnait en souveraine. C’est pourquoi la Papauté du dix-neuvième siècle a vivement attaqué toutes les libertés nouvelles, notamment la démocratie politique, avec ce résultat que l’espace chrétien s’est d’autant rétréci que ces libertés gagnaient du terrain dans l’espace public. Au terme de ce double mouvement de désacralisation de la tradition et d’évidement du christianisme occidental, nous trouvons l’explosion de Mai 68.
On voudrait aujourd’hui nier l’importance de l’événement. Il est vrai que son importance tient moins à ce qui s’est passé à ce moment-là qu’à l’état de choses qu’il a révélé, à savoir que les rouages de la transmission ne fonctionnaient plus en aucun domaine, ni de parents à enfants, ni de maîtres à élèves, ni de commandants à subordonnés, ni de chefs politiques à citoyens, ni de dignitaires à simples individus. Il s’était surtout produit que la généralisation de l’instruction, y compris au niveau universitaire ou assimilé, avait eu pour résultat d’arracher durablement les enfants au cercle parental et de créer un espace jeune, où les adolescents, vivant entre eux, inventaient de nouvelles modes de parler, de s’habiller, de se distraire, et s’émancipaient des traditions familiales. Tout cela ne s’est pas fait en un mois, mais la révélation de cet état de choses a eu pour effet de le normaliser et de l’imposer comme fait culturel, de faire prendre conscience qu’on était entré dans une ère nouvelle et que la tradition avait vécu : la libération de la sexualité a été la manifestation la plus spectaculaire sinon la plus cruciale et la plus lourde de conséquences de cette nouvelle culture. Ajoutons un autre facteur aux effets incalculables : les progrès de l’informatique et l’usage généralisé de l’internet ont achevé de dévaloriser la tradition en créant un espace culturel où tout s’invente de jour en jour, où tout ce qui était jusqu’ici objet de transmission, lente et localisée, devient maintenant objet de communication instantanée et universelle ; dans cet espace virtuel, rien qu’en échangeant entre eux, les jeunes se façonnent leur esprit, se donnent des connaissances, forment leur opinions et leurs jugements de valeur, et s’éloignent ainsi de plus en plus de la tradition, définitivement enfermée dans le musée du passé.
Ce vaste mouvement, encore une fois, n’était pas et n’est toujours pas spécialement tourné contre la religion chrétienne, mais elle en a subi les plus graves dommages du fait qu’elle est particulièrement fondée sur la tradition et dépendante de la transmission. Elle doit savoir désormais qu’elle ne peut plus compter que sur la communication de l’Évangile, comme il en était dans ses origines. — Quant à savoir comment cette communication pourra suppléer à la transmission de la foi, cela appelle à réapprendre l’Évangile.
Réapprendre l’Évangile
D’aucuns seraient tentés de restaurer la religion telle qu’elle s’était transmise dans le passé et qu’ils l’ont peut-être encore connue dans des lieux où elle s’était conservée à l’abri de la sécularisation. Mais ils devraient vérifier si ce désir leur est inspiré par la foi elle-même ou avant tout par un attachement à la tradition sous toutes ses formes et par leur hostilité à la modernité en général. De toutes façons, ce genre de restauration, dont l’histoire offre quelques exemples, n’a de chances de durer qu’en des temps et des lieux limités, là où et tant qu’il y aura des gens épris de traditionalisme, mais sans espoir d’ouvrir l’avenir à la foi ni d’agrandir son espace. Si l’Église dans son ensemble se laissait entraîner sur cette pente, elle ne tarderait pas à faire figure de secte ésotérique, sans accroître le nombre de ses fidèles, au risque plutôt de laisser s’en aller, après tant d’autres, ceux qui s’étaient accommodés du monde moderne sans y perdre la foi. Le but ne peut pas être de sauver le passé, mais de retrouver la sève de l’origine.
Jésus n’a pas laissé à ses apôtres un modèle de religion à perpétuer, il ne leur a pas ordonné de faire entrer absolument tous les hommes de tous pays dans son Église pour qu’ils y fassent leur salut, il leur a donné mission d’annoncer son Évangile, celui qu’il avait lui-même prêché, tel que le Saint Esprit leur donnait de le comprendre, mission de communiquer en tous lieux la Bonne Nouvelle que Dieu s’était réconcilié une fois pour toutes dans le Christ avec le monde, de telle sorte que tous les hommes qui suivraient ses préceptes seraient conduits par l’Esprit Saint sur la voie de leur salut éternel. — Telle est l’obligation qui découle de l’engagement des chrétiens à suivre le Christ en qualité de disciples. Ce n’est pas de travailler à la survivance et à la croissance de l’Église, mais de l’aider à remplir la mission qui est sa raison d’être. Le souci de la mission n’est pas une invitation à se désintéresser de l’avenir de l’Église, car son avenir est dans sa mission et là seulement. Ni à se détacher des pratiques religieuses, mais à ne pas s’y laisser absorber, car elles ne sont pas une fin en soi. Il ne s’agira pas non plus de substituer l’annonce de l’Évangile à celle de Jésus Christ, qui en est inséparable, ni les préceptes de l’Évangile à la foi au Christ, car c’est déjà croire en lui que de garder ses commandements, comme il le dit si souvent. Il s’agit de communiquer ce qui est communicable et dans l’ordre où cela peut et doit se faire. La foi en elle-même ne l’est pas ; on peut initier aux pratiques religieuses, mais elles ne conduisent pas au salut sans l’obéissance à l’Évangile, cela y est écrit en toutes lettres ; les vérités de la foi sont enseignables, mais ne produisent pas par elles-mêmes l’engagement dans la foi, sans lequel elles sont vaines. C’est donc bien par la communication de l’Évangile qu’il faudra commencer. Mais peut-être d’abord par bien l’apprendre et par en vivre.
Il n’est pas évident, en effet, que tous les chrétiens savent bien en quoi consiste exactement l’Évangile ni quelles sont son importance, sa suffisance, son orientation, son ampleur, ses exigences. L’enseignement de la religion et de sa morale a trop souvent recouvert entièrement l’Évangile, au point que trop de fidèles ne savent plus qu’il est le tout de la foi, au risque qu’ils oublient d’en vivre. L’Évangile est chemin de vérité et de vie, t il est à ce titre chemin de salut. Il est chemin vers Dieu, mais aussi vers l’homme, chemin d’humanité, il ne permet pas de chercher Dieu dans l’oubli du frère, il apprend à trouver Dieu en allant au frère ; il est un vrai humanisme, car il enseigne ce qu’on doit aux autres, jusqu’au sacrifice de sa vie, et il fait ainsi pressentir l’absolue transcendance de Dieu présent au cœur du monde. Il enseigne qu’il n’y a pas d’amour effectif de Dieu sans amour des autres, et que c’est déjà aimer Dieu que d’aimer les autres d’un vrai amour désintéressé, car l’amour vient de Dieu, il est Dieu même. L’Évangile apprend ainsi à ne pas séparer le salut éternel et céleste du salut temporel et terrestre, car Dieu veut le salut de tout l’humain et de l’humanité entière, c’est-à-dire le salut de l’homme accompli en humanité par sa relation aux autres et le salut de l’humanité parvenue à la vraie ressemblance à Dieu par la charité qui rassemble tous ses membres en fraternelle unité comme le Père et le Fils sont un seul par le lien de l’Esprit. — Tel est l’essentiel de l’Évangile qui embrasse en totalité le chemin de l’homme vers Dieu, qui est identiquement le chemin de Dieu vers l’homme, histoire de salut. Certes, tout l’Évangile n’est pas contenu dans ce que je viens de rappeler, car je n’ai pas parlé du baptême, qui signe la foi au Christ, ni du repas eucharistique, qui rassemble l’Église en corps du Christ, mais il suffit d’ouvrir les évangiles pour voir que les sacrements n’apparaissent qu’au bout du chemin suivi par Jésus ; je n’ai pas non plus énoncé tour ses préceptes, mais il enfermait lui-même toute la Loi dans l’amour. Il faut donc apprendre à communiquer l’Évangile comme Jésus le faisait.
Ce rappel, si rapide qu’il soit, montre combien il importe, avant d’entreprendre de communiquer l’Évangile au dehors, de bien le méditer en sa simplicité qui fait son extrême amplitude, en son immensité qui fait son extrême brièveté. On apprend ainsi à le dépouiller de tout ce dont l’a revêtu une religion excessivement ritualiste et moralisante, et y inclure tout ce qu’une préoccupation excessive des choses divines et éternelles ne sait plus y voir. C’est en méditant l’Évangile,- et j’inclus le faire dans le dire -, que le chrétien devient disciple de Jésus. Mais il ne le devient pas à lui seul, par une méditation solitaire. Les disciples suivaient Jésus en faisant communauté entre eux : on devient disciple dans une méditation commune et par une pratique communautaire de l’Évangile, en se communiquant les uns aux autres son intelligence et sa pratique.
La vie selon l’Évangile ne va donc pas sans une vie d’Église, mais ne s’accommode pas de n’importe quelle forme d’ecclésialité, surtout si elle se réduit au rite, à l’expression religieuse ou à l’écoute d’une parole d’enseignement. Tout cela a son utilité, mais ne suffit pas à faire communier les chrétiens dans un même esprit évangélique et une vraie vie de disciples. Il y faut une réunion d’Église ouverte à la communication de la parole entre tous, aux échanges des relations fraternelles, à la mise en commun des sentiments, des besoins, des appels, des projets que fera naître la méditation de l’Évangile. La primauté accordée à la mission évangélique amènera à organiser la vie d’Église en communautés de disciples, qui seront le tremplin du départ pour la mission. La prière rituelle n’en sera pas exclue ni réduite, loin de là, et la prière eucharistique y aura toute sa place, mais l’orientation vers le Royaume qui vient, qui passe, qui est déjà là, qui appelle les ouvriers à la moisson, donnera à la prière et réclamera d’elle un style tout différent de celle qui est exclusivement tournée vers les biens spirituels et éternels, elle retournera la prière vers le monde qui gémit, en travail d’enfantement d’une humanité nouvelle. Cette prière évangélique et déjà missionnaire, où passe un grand souffle d’humanité, exigera de ses participants une posture différente de la sacralité des rapports avec la divinité. Elle appellera aussi un nouveau type de rapports entre les fidèles et le clergé, dont la présence ne sera pas toujours requise. On peut présumer que ce nouveau style de vie en Église ne conviendra pas à tous les fidèles, et ne sera pas de nature à satisfaire tous leurs besoins religieux ; cela obligera à diversifier et à alterner différents types de réunions d’Église pour des participants différents. Bref, remettre l’Église en état de marche pour la mission, c’est la réinventer, retrouver le souffle, l’élan créateur de l’origine.
Communiquer l’Évangile
Depuis qu’on a cessé, dans les pays occidentaux, d’entrer dans l’Église par la conversion à l’Évangile, l’Église n’avait plus besoin d’aller au monde, puisque le monde venait à elle. Elle allait encore au monde en envoyant des “missionnaires” dans les pays où l’Évangile n’avait pas été introduit, mais en les pressant de “planter l’Église”, comme on disait, ce qui revenait à mettre en œuvre la transmission de la foi à travers les réseaux familiaux. Ce mouvement s’est arrêté dans nos contrées pour les motifs que nous savons, et l’expansion de la sécularisation menace de produire ailleurs les mêmes effets. Voici l’Église obligée de sortir de ses enceintes et d’aller à nouveau au monde : elle doit réapprendre à communiquer avec lui comme elle le faisait dans les premiers siècles de son histoire, mais en tenant compte de ses évolutions culturelles.
Il s’agira d’appeler à nouveau les hommes à se convertir à l’Évangile. À quoi on objectera que l’Église n’a jamais cessé de le faire, ce qui est vrai, et qu’elle n’a donc pas à le réapprendre, ce qui est beaucoup moins vrai, car elle doit le faire aujourd’hui autrement qu’elle ne l’a fait dans le passé. Elle s’adressait jadis à un monde universellement religieux et elle invitait les gens et les peuples à changer de religion, à embrasser la vraie religion pour être assurés de leur salut. Elle s’adresse maintenant à un monde sorti de religion, vide de croyance en Dieu, plus préoccupé des fins temporelles que des fins éternelles. Ce n’est pas la menace de la mort éternelle qui doit passer en premier lieu, pas davantage l’exhortation à la vraie foi et à la pratique religieuse, mais l’appel à vivre selon l’Évangile. Il n’est pas question de “séculariser” l’Évangile, mais la manière de le communiquer à un monde sécularisé, dans un langage qui lui soit accessible, et il s’agit d’abord et surtout de comprendre l’Évangile et l’Église différemment du passé. – Mieux comprendre l’Évangile à la lumière de la foi au sens que j’ai brièvement exposé : il est en lui-même voie de salut, en tant qu’école d’humanité, parce qu’il est la voie suivie par Jésus pour restaurer l’humanité et parce que l’Esprit Saint, répandu “en toute chair”, poursuivant la mission que le Christ lui avait confiée, sollicite puissamment les hommes de vivre en conformité au projet de Dieu vis-à-vis de sa création. – Et mieux comprendre l’Église : elle n’est pas elle-même une voie déterminée de salut, absolument et universellement nécessaire, elle est la voix qui annonce au monde l’Évangile, en le tournant vers lui et non vers elle, et qui le mène au salut en lui portant l’Évangile. – Là ne s’arrête pas sa mission, il est vrai : elle invitera ceux qui l’ont reçu à venir chez elle rendre grâce de l’Évangile et en vivre plus intensément, mais sans hâte ni pression ni menace, attendant patiemment qu’il ait produit en eux ses fruits de vérité et de vie. Et elle invite ses fidèles à rendre grâce eux-mêmes du salut que l’Esprit accomplit dans le monde et à mieux comprendre et vivre l’Évangile pour le porter plus efficacement au monde. Ainsi la mission visible de l’Église, celle des chrétiens, est d’accompagner, de préparer et de suivre, celle, invisible, de l’Esprit.
Cela compris, il restera à apprendre à parler au monde. Là encore, on objectera que l’Église n’a jamais manqué à son devoir de l’enseigner au nom de l’autorité qu’elle tient de Dieu et qu’elle exerce par le moyen de sa hiérarchie consacrée, mais c’est précisément cette manière de faire qui a besoin d’être modifiée. Car enseigner n’est pas communiquer, le monde parle un langage de raison et non d’autorité, c’est pourquoi la voie hiérarchique n’est pas la seule ni la meilleure manière d’entrer en rapport avec un monde laïcisé, mais l’appel aux fidèles laïcs paraît nécessaire et mieux approprié.
Même identifié nommément à la parole de Jésus Christ, l’Évangile ne laisse pas de parler un langage de raison : il montre aux hommes comment se comporter en hommes, les uns vis-à-vis des autres, conformément à la nature qu’ils ont reçue de Dieu et aux exemples et préceptes donnés par Jésus. Quand l’Église annonce l’Évangile au monde, c’est le plus souvent pour tenir un discours de moralité, basé selon elle sur la “loi naturelle” et pourvu d’arguments rationnels, un discours qui ne repose pas formellement sur la révélation et n’a pas de portée dogmatique. Dès lors que la raison est la langue commune des deux partenaires et qu’il s’agit de choses dont tout homme a la connaissance et l’expérience, il n’est plus question d’enseigner avec autorité mais de dialoguer d’égal à égal, de débattre ensemble, d’entrer dans le débat public et d’échanger des arguments. Or, les laïcs chrétiens ont une expérience personnelle de ces questions qui concernent la vie quotidienne, la vie de couple, l’éducation des enfants, les relations familiales, le travail, la politique, l’économie, les conflits sociaux, les problèmes de société, toutes choses qui relèvent du bien commun et dont ils sont souvent amenés à parler avec d’autres personnes étrangères à l’Église. Instruits de l’Évangile, ils sont aussi capables que des clercs consacrés de parler de toutes ces choses, et même plus capables, du fait de leur expérience et de leur connaissance du terrain, d’autant plus qu’ils ne paraîtront pas investis d’une autorité extérieure à la société dont ils sont partie prenante.
Remarquons encore que l’Évangile ne s’annonce pas seulement en paroles, mais davantage par des actes, par des engagements de toutes sortes auprès de personnes ou de groupes qui ont besoin d’aide pour accéder à plus d’humanité : annoncer l’Évangile, c’est aussi semer l’esprit évangélique dans les réalités concrètes de la vie et de la société. Tout cela relève particulièrement du travail des laïcs, du fait qu’ils mènent la vie commune du monde.
On ne manquera pas d’observer que l’Église invite souvent ses fidèles laïcs à témoigner de leur foi dans le monde par des activités de ce genre, volontiers qualifiées d’apostolat social. Mais il importe ici de comprendre que la communication de la foi, quand elle ne peut plus se transmettre, se prépare et s’accomplit par de tels moyens d’inspiration évangélique ; que les laïcs sont qualifiés pour exercer la mission confiée globalement par le Christ à l’ensemble de ses disciples ; qu’ils ne doivent donc pas hésiter à en prendre leur part, une part authentiquement responsable. Cela suppose aussi que la hiérarchie de l’Église les y invite plus expressément, qu’elle les invite plus fortement à prendre la parole dans l’Église, qu’elle reconnaisse la maturité de ses fidèles laïcs dans la foi, leur qualité de chrétiens majeurs, qu’elle les autorise à parler en son nom, qu’elle les invite à prendre part à la mission en toute responsabilité et liberté. Tout cela appelle l’Église à la conversion : à se retourner vers le monde, mais aussi, – j’y reviens –, à se retourner les uns vers les autres, pasteurs et fidèles, clercs et laïcs, sur un mode plus évangélique. La transmission, ai-je dit, est de type hiérarchique, elle se fait sur un axe vertical ; la communication est plus égalitaire, elle se fait à l’horizontal. L’Église avait pris l’habitude de parler au monde comme elle le faisait à ses fidèles : elle transmettait, elle commandait. La communication de l’Église avec le monde d’aujourd’hui exige au préalable qu’elle se mette en état de communication au-dedans d’elle-même : non que disparaisse la relation hiérarchique, mais qu’elle soit plus simple, plus fraternelle, plus humble, plus évangélique.
Il y faudra un changement de structure autant que d’esprit : que la parole circule plus librement et dans tous les sens, que les responsabilités soient davantage distribuées, l’autorité, mieux partagée. Quand les moyens de transmission sont devenus défaillants, on ne peut y suppléer que par une plus grande communion de l’Église avec le monde, des laïcs fidèles avec le monde laïque, et cette communion découlera de celle qui s’instaurera et s’accroîtra à l’intérieur d’elle-même. La communication de la foi au monde est au prix de cette conversion ecclésiale. Non qu’on espère que viendront à la foi tous ceux à qui l’Évangile sera porté. Mais ceux qui le porteront croîtront en foi ; grâce à la foi plus vigoureuse de ses fidèles, l’Église continuera sa mission à travers les temps, et la propagation de l’esprit évangélique dans le monde y tracera, dans l’invisible des relations humaines, de multiples et divers chemins de salut.