Fidélité à une Église “annonciatrice du Royaume” ?
Notre numéro sur l'Église-institution veut être un lieu de débats sur des questions qui troublent et divisent, actuellement, beaucoup de chrétiens, y compris de catholiques. Ce n'est ni
un réquisitoire contre les Églises, spécialement l'Église romaine, ni une pétition de revendications, ni a contrario une apologie, ou même une "étude" : il n'en manque pas, depuis
quelques décennies, de très savantes1, ou de simple vulgarisation2. Nous avons essayé de donner la parole à des personnes d'égale sincérité mais d'appréciations différentes.
Certaines restent plus proches d'une vision traditionnelle de l'institution chargée d'annoncer le message de Jésus-Christ, et sans laquelle - il est vrai - la transmission n'aurait pas eu lieu.
D'autres se montrent plus critiques, entre autres à l'égard de ses méthodes de fonctionnement et de communication, peut-être parce qu'elles sont plus engagées dans le monde moderne. Cela ne
signifie pas qu'elles le sacralisent, ni qu'elles considèrent que le Christianisme doive "s'adapter" à toute force à ce monde. Celui-ci a ses valeurs, mais aussi ses points noirs. Donc
ni intégrisme replié sur lui-même, ni modernisme forcené. Nous revendiquons ici une application de notre "programme" de liberté, afin d'essayer d'analyser quelques raisons de l'immobilisme et
parfois de la cécité ou surdité de l'Église de Rome, sans acrimonie, ni suffisance, ni servilité, et sans renoncer à considérer les problèmes des autres Églises.
Une institution très centralisée
Une des premières explications de la tension qui existe entre l'Église romaine et le monde contemporain pourrait venir de son organisation hyper-hiérarchisée. L'Esprit de Dieu semble condamné à "descendre" toujours à travers une tête unique vers un "troupeau" plus ou moins inconsistant. Il ne serait pas autorisé à "remonter" du peuple de Dieu vers cette tête. Pourtant, en 1375, c'est une simple "tertiaire" dominicaine, Catherine de Sienne, qui a dicté son devoir au pape Grégoire XI.
Il n'est pas question de revendiquer un fonctionnement "démocratique" comme "idéal ecclésial", à la façon dont certains le réclament. À moins qu'on nous explique en détail comment on procéderait pour mettre en place ne serait-ce que le système électoral ! Sur ce point, un des coups de gueule de Maurice Clavel3 reste assez bien dit : « l'Église n'est pas une association loi 1901 ». Le Christ a prôné l'égalité entre les hommes (et les femmes), mais les Écritures nous apprennent aussi qu'il existe des charismes différents (Romains 12,4-8 ; 1Corinthiens 12 ; etc.). Reste à savoir sous quelles formes ces charismes doivent se manifester et s'organiser, et s'il est juste de les "hiérarchiser", chaque "membre" étant indispensable.
Mais avoir inventé une structure pyramidale qui repose sur sa pointe, c'est... "être tombé sur la tête". Nombreux sont les Chrétiens qui cherchent à prospecter des voies qui pourraient remettre la "pyramide ecclésiale sur sa base", c'est-à-dire qui souhaiteraient que la vie de l'Église soit plus "interactive", ne dépende pas du seul bon vouloir de l'évêque de Rome (ou de la Curie), mais qu'elle donne sa place, entre autres, au collège des évêques (N.B. : nous vivons, théoriquement, dans une Église "apostolique") et, de là, aux conférences épiscopales, sans même parler de la voix du Peuple de Dieu, apparemment si difficile à percevoir d'en haut. L'Esprit n'a-t-il plus le droit de souffler où il veut, même sur les laïcs ? C'est aux disciples et non au seul Pierre que Jésus a promis : « Je suis avec vous, tous les jours jusqu'à la fin du monde » (Matthieu 28,20). Et qu'implique ce « vous » ?
On peut penser, en outre, que le "régime" gouvernemental de l'Église est second, sinon secondaire, par rapport à la finalité avérée de son ministère : annoncer Jésus-Christ et un Dieu d'amour. Un fait est patent : si l'on juge l'arbre à ses fruits, la procédure actuelle n'est pas la "fructueuse". On nous répète toujours : « ces réserves procèdent d'une réaction d'occidental ; ailleurs, l'Église est à l'aise, voire prend son essor »... Mais globalement l'institution tourne un peu à vide, comme si le plus important était, tel le pharisien s'auto-justifiant, de se contempler elle-même, et non celui dont elle affirme vouloir répandre la Parole. Soucieuse de l'ordre aussi bien social que moral, obsédée par l'idée qu'elle détient "LA Vérité" (comme si l'on pouvait posséder Dieu), elle a toujours été méfiante envers ceux qui prenaient des chemins de traverses. Pourtant l'Évangile nous apprend que le "chemin du salut" est étroit, caillouteux, malaisé, alors que l'"institution" prétend nous offrir une autoroute, pourvu qu'on se fie à elle seule et à ses "radars", et que l'on ne regarde pas de trop près le paysage : «E pericoloso sporgersi.» Il ne suffit pas de prétendre détenir la Vérité (comme on garde une prisonnière ?), encore faut-il la rendre manifeste, c'est à dire claire et évidente, et donner envie de la partager. Quelque chose fait défaut, un rien, le tout.
Ce qui paraît manquer aujourd'hui à notre Église, ce n'est ni une politique : elle s'en est heureusement assez largement libérée (au moins là où elle y a été contrainte), ni la morale, même si elle manifeste une prédilection pour ce domaine qui permet de contrôler les "âmes". À ce sujet, l'essentiel ne serait-il pas d'éduquer la liberté de l'homme en le rendant responsable plutôt que coupable ?4 Il n'est pas question d'être laxiste, mais face aux vagabondages libertaires et individualistes de notre monde, de faire découvrir toute la profondeur de l'affirmation de Paul (1Corinthiens 6,12-13) : « Tout m'est permis, mais tout ne m'est pas profitable. Tout m'est permis, mais je ne me laisserai asservir par rien »... Non, ce qui manque c'est un peu de mystique, à ne pas confondre avec la piété. Une apparition voilée a fait au petit saint Placide une révélation essentielle : « La vie intérieure, c'est une vie qui est intérieure »5. Il semble que l'on préfère encadrer les "croyants" dans des manifestations collectives de dévotions spectaculaires, plutôt que de favoriser un cœur à cœur confiant avec Dieu, en un abandon risqué, peut-être, mais libérateur. Certes, ce devrait ne pas être contradictoire...
Naguère, on disait que l'Église avait tout son temps pour préparer notre éternité. L'accélération de l'histoire et des menaces plus "globales", plus pressantes, risquent de ne plus lui en laisser le temps, de ne pas nous en laisser le temps. Va-t-on accuser d'"impatience" ceux qui rêvent (éveillés) d'une Église toute belle et plus pure, ouverte et attirant les hommes vers Jésus-Christ, et qui restent prêts à y contribuer pleinement ?
D'une autorité "juste", justifiée par un certain lavement de pieds
Il faut examiner l'origine de l'autorité revendiquée par le pouvoir ecclésiastique, puisqu'avoir l'auctoritas (racine : augeo = augmenter) c'est avoir "quelque chose de plus" que les autres ; voir aussi de quelle manière elle peut et doit s'exercer en respectant la responsabilité de ceux qu'elle "guide". Seuls les faux gourous exigent une obéissance servile. Il y a plus d'un demi-siècle, un livre de l'ancien archevêque de Bombay, Mgr Roberts, faisait avec humour le point sur cette question ; il reste une base de réflexions toujours riche et efficace6.
L'autorité - à distinguer du "pouvoir" - est certainement indispensable dans une communauté de centaines de millions d'individus, si différents par leur passé, leurs cultures, leurs capacités de participation. Malheureusement, il peut exister une certaine distance entre la "théologie" de l'autorité et sa mise en pratique. C'est une question majeure aussi bien pour l'adoption sincère des ouvertures de Vatican II, qui voulait être le concile de la collégialité, que pour l'avenir de l'œcuménisme. On sait, en effet, au moins depuis 1530 (Cf. La confession d'Augsbourg, article XXVIII : Du pouvoir des évêques), que la conception excessivement "monarchique" du catholicisme - renforcée depuis la réforme grégorienne du XIe siècle, puis par le Concile de Trente (1545-1563), puis par Vatican I - reste pour les réformés, comme elle l'est pour les orthodoxes, une pierre d'achoppement. L'Église "catholique" n'a pas renoncé à exiger que l'unité ne s'obtienne que par un ralliement des autres Églises (non reconnues comme telles d'ailleurs) dans l'uniformité romaine.
Dans les années 1950, le théologien luthérien Oscar Cullmann, ami de Paul VI, observateur à Vatican II, proposait une conception intéressante du rôle du pape dans l'unité de l'Église7 : « Toute confession chrétienne possède un don inaliénable de l'Esprit, un charisme, qu'elle a le devoir de conserver, de cultiver, de purifier et d'approfondir, et qu'elle ne doit pas vider de sa substance dans un désir d'uniformisation ». À une fusion pure et simple des Églises, il préférait « une communauté d'églises parfaitement autonomes demeurant catholiques, protestantes, orthodoxes... ». Dans ce cadre, il acceptait la primauté d'honneur de l'évêque de Rome comme garant de l'unité, non comme "souverain" absolu ayant une juridiction universelle sur une Église uniformisée. Pour lui, le seul "chef " de l'Église restait vraiment Jésus-Christ.
On pourrait concevoir aussi, il est vrai, non une "fusion" des Églises, ni cette sorte de "fédération", mais un passage préalable par la remise à plat sincère de toutes les doctrines, de tous les rites, de toutes les pratiques... pour essayer de discerner ce qui est en parfaite consonance avec l'Évangile. La crainte de renoncer à leurs "richesses spirituelles" en retient beaucoup. Mais ne sommes-nous pas invités par le Christ à abandonner tous nos biens (y compris culturels et cultuels) pour pouvoir acquérir la perle rare de l'Unité (Matthieu 13,45-46) ?
À propos des modalités de la "gouvernance" de l'Église, chacun a entendu dire que le pouvoir ecclésiastique est avant tout un service ; un des titres du pape, choisi par Grégoire Ier († 604), n'était-il pas Servus servorum Dei ? L'Église n'est pas un "pour soi", le "souverain pontife" encore moins. On pourrait gagner à considérer, en ce domaine, d'autres manières de procéder, chez nos "frères séparés"8, par exemple. Nous ne discuterons pas du bien ou mal-fondé théologique de leur organisation, nous en resterons à une description factuelle du fonctionnement pour voir "ce qui se fait ailleurs", et s'il n'y aurait rien à en tirer pour améliorer nos propres pratiques "institutionnelles" en la matière (qui n'ont pas été expressément dictées par le Christ). Ainsi, à propos de l'importance propre des Églises locales - souvenons-nous que l'Apocalypse est adressée aux "Sept Églises qui sont en Asie" (Apocalypse 1,4) - l'unité relevait de leur solidarité sous l'autorité de l'unique Seigneur ; de même : pour susciter une participation plus responsable de laïcs (formés) aux délibérations de l'Église ; pour bâtir une organisation plus souple, plus respectueuse des charismes ou, tout simplement, des personnes (songeons aux théologiens condamnés sans avoir pu présenter de défense...) ; etc.
Dans le système "presbytérien-synodal", qui est celui de l'Église Réformée de France (E.R.F.), l'autorité se reçoit du peuple de Dieu. L'assemblée générale des fidèles "inscrits" à l'église locale élit le Conseil presbytéral, renouvelable par moitié tous les 3 ans. Il gère la paroisse, entre autres les finances, recrute le pasteur - après définition contractuelle d'un cahier des charges - parmi les candidats qui se proposent. Ceux-ci, qui ont en général un DESS de théologie (bac + 5), sont enregistrés, au niveau national, sur le "rôle des pasteurs" par la Commission des ministères. Ce même Conseil presbytéral désigne ses représentants (en général un pasteur et un laïc) aux différentes instances, dont le Synode régional, où les Églises locales sont égales. Ce synode élit son Conseil, dont le président est souvent le seul permanent ; il désigne aussi ses représentants au Synode national qui élit à son tour son Conseil (avec son président) et les différentes commissions nécessaires au fonctionnement de l'Église.
Sans idéaliser ce système, qui a ses propres difficultés, il garde une organisation assez souple. En 2000, pour les 400 paroisses de l'E.R.F., il suffisait - compte tenu d'une forte participation de laïcs bénévoles - de 500 salariés, dont 350 pasteurs. Les problèmes financiers demeurent, même si les salaires tournent autour du SMIC (plus logement, etc.), car, pour un pasteur en exercice, il faut en compter un en formation et un à la retraite. La générosité des fidèles, peut-être parce qu'ils sont davantage impliqués, semble suppléer ces difficultés. En fait, c'est une tout autre organisation que celle de l'Eglise romaine ; elle est fondée sur une conception de l'unité s'accommodant de la diversité. Elle est plus attachée à la liberté spirituelle qu'aux dogmes [ce qui n'est certes pas sans danger], et accorde plus à l'autorité prévalante de la Bible comme "Parole de Dieu" [avec les ambiguïtés du libre-examen] qu'aux décrets d'une hiérarchie parfois assimilable à une techno-structure (voir le fonctionnement des bureaux de la Curie). Il ne s'agit pas d'emprunter une règle aussi différente de la tradition catholique, encore moins de "protestantiser" l'Église, mais à tout le moins d'examiner une expérience susceptible d'enrichir la nôtre et de faire réfléchir, afin que, pour nous aussi, l'expression "ecclesia reformata semper reformanda" ne soit pas une formule creuse.
L'Église romaine prétend, récemment encore9, être « l'unique et vraie religion », la seule voie vers le "salut". Elle serait ainsi la "porte du ciel". Mais Babel, Bab-el (Genèse 11,1-9) aussi se flattait d'être "la Porte de Dieu". Or c'était une construction énorme, monstrueuse, tentative (tentation) de l'homme d'atteindre et, peut-être de vouloir dépasser Dieu. N'y a-t-il pas une pincée de cela dans ce que l'Église a bâti peu à peu depuis ses origines, inconsciemment peut-être, ou prise dans la spirale de sa logique : masses de constructions, multiplications des ordres et corps divers, déferlement d'ouvrages prétendant "dire l'indicible Dieu", multiplication de rites, de pratiques, de dévotions ; le tout imposé "universellement " dans un idiome particulier et issu d'une culture singulière. En outre, quoique se disant mater et magistra (= éducatrice, et non "patronne"), elle a pendant longtemps, plus insisté sur ses "droits" que sur ses devoirs ou les Droits de l'homme, auxquels elle ne s'est "convertie" qu'assez tard dans le XXe siècle. À ce sujet, on ne relira pas sans frissons agacés le Syllabus de Pie IX (Cf. le Titre V : Erreurs sur l'Église et ses droits).
Détenir un pouvoir quasi total sur la vie de l'Église, considérée cette fois non plus dans son "organisation" mais en tant qu'assemblée des fidèles de Jésus-Christ, suppose sans doute qu'outre sa fonction de célébration elle joue un rôle de "mainteneur" d'une Tradition. Notons que celle-ci a été parfois surchargée, voire surévaluée par rapport à la "simplicité évangélique". Mais pour que cette Tradition reste vivante, que le "dépôt de la foi" ne soit pas le stérile enfouissement des talents (Matthieu 25,14-30), il est indispensable : 1° de la débarrasser des simples "habitudes" circonstancielles et de ses peurs ponctuelles (qui ont pu se justifier à un moment donné) ; 2° de garder la capacité de la renouveler pour répondre aux besoins des fidèles. Ceux-ci séjournent dans un monde changeant, et leurs communautés sont donc interpellées par des exigences ou des nécessités nouvelles. Toutes ne sont pas à prendre en compte, mais on doit les examiner sans a priori. C'est ainsi, qu'à partir du IVe siècle, lorsque l'Empire se "convertit", les Chrétiens ont dû accepter le service militaire pour défendre ce dernier, contredisant le caractère absolu du « Tu ne tueras point » ; puis inventer, avec saint Augustin, la notion de "guerre juste". Quand le grec de la liturgie n'a plus été compris et que l'Empire d'Occident s'est recentré sur Rome, on est passé à la langue "populaire" : le latin (qui n'était pas encore sacralisé). L'artisan majeur de ce changement fut le pape Damase (seconde moitié du IVe siècle). Quand les "Barbares" ont pénétré, de gré ou de force, dans l'Empire romain, il a bien fallu dépasser la culture millénaire de l'Urbs ombilicale (qui subsiste dans l'expression Urbi et orbi) pour les accueillir, voire "aller à eux", envoyer des "missionnaires", etc. Sont apparues également des connaissances nouvelles auxquelles il a bien fallu, fût-ce en renâclant, faire place : ainsi on a finalement appris que la terre tournait autour du soleil et non le contraire... Et l'on sait la gravité des problèmes que pose, aujourd'hui, la bioéthique.
Par "mission", l'Église, sans "être du monde", doit être au monde
Que l'Église romaine soit souvent - et à chaque époque - en contradiction avec le monde "moderne", c'est une évidence. Ce monde lui fait d'autant plus peur qu'il évolue hors d'elle, et il lui fait d'ailleurs reproche de ce rejet. A-t-elle tort pour autant ? Est-elle toujours en tort ? Elle l'est parfois sur telles questions de fond, qui mériteraient une analyse sans complaisance ni démission plutôt qu'un déni permanent. Elle l'est, plus souvent, dans ses formes d'expression bloquées par une logique aristotélicienne dont elle n'est jamais vraiment sortie, par la traduction de la Bonne Nouvelle à travers un vocabulaire "scolastique" souvent plus juridique que spirituel, utilisant des images totalement inadéquates au langage d'aujourd'hui, malgré quelques efforts récents, et devenues impossibles à interpréter par des auditeurs souvent incultes en matière de religion.
Il n'est pas question, en revanche, face à une Église jugée par lui "réactionnaire", de sacraliser le Monde moderneSi vous êtes au cœur du monde, vous êtes au cœur de Dieu... », proclamation à vérifier. Car on voit bien que cette "modernité" mène parfois l'humanité sur des chemins boueux ou périlleux. Il s'agit de comprendre pourquoi, même lorsque le magistère a raison (et il peut avoir souvent raison, y compris en matière morale où il est le plus critiqué), il paraît incapable de parler de façon à la fois claire, compréhensible par des consciences sans repères religieux qui sont devenues les plus nombreuses, et généreusement ouverte sur leurs problèmes réels. Il y a là un grave problème de transmission. Il est vrai que les médias - par ignorance ou malveillance - s'intéressent trop souvent au sensationnel, voire au scandaleux de déclarations ecclésiastiques, sans transmettre ce que ces positions peuvent avoir de "positifs", voire de "révolutionnaires". Quand on cite, trop rarement, Léon XIII (Rerum novarum, 1891), on rappelle sa condamnation du socialisme - en fait surtout du collectivisme et de la lutte des classes - considéré comme incapable de résoudre les problèmes sociaux, on oublie qu'il met tout aussi vigoureusement en garde contre le libéralisme économique parce qu'il est aux mains « [d']hommes avides de gain et d'une insatiable cupidité [... et qu'il faut y] ajouter la concentration entre les mains de quelques-uns de l'industrie et du commerce devenus le partage d'un petit nombre d'hommes opulents et de ploutocrates qui imposent ainsi un joug presque servile à l'infinie multitude des prolétaires. » Après plus d'un siècle, cette mise en procès ne reste-t-elle pas d'une "actualité" à la fois prophétique et tragique ? devenu pour beaucoup la référence privilégiée, abusive, sinon unique. Songeons à ce cantique qui affirme hardiment : «
Pourtant, bien des problèmes humains ne sont jamais véritablement abordés par les clercs, ni collectivement "mis à plat", souvent même déniés. Parmi mille exemples possibles, nous ne reprendrons pas des sujets de prédilection des journalistes, tels le mariage des prêtres ou l'ordination des femmes ; ce sont des dossiers importants, complexes, touchant à la délicate question des ministères et qui méritent un traitement de fond. Citons, pour rester dans un domaine d'une vie plus quotidienne, l'attitude de l'Église vis-à-vis des divorcés remariés, en particulier dans le cas des "victimes" du divorce. On les place dans des situations ambiguës, la moindre n'étant pas de ne pouvoir communier10 ou de devoir aller le faire dans des paroisses différentes de la leur, alors même qu'on accepte leur participation au travail paroissial ! Bien sûr, l'Eucharistie n'est pas une récompense ; elle est à tout le moins un signe de "communion". Pourquoi en écarter des chrétiens honnêtes, sincères, "pratiquants", et contribuant effectivement à la vie communautaire ? Le divorce n'est jamais un "bien" ; il est souvent le constat d'une erreur ; il peut être un moindre mal. C'est faire subir une "double peine" à ceux qui sont en situation de victimes (femmes battues, par exemple) que de ne pas les autoriser, fût-ce après un examen approprié de la situation personnelle, à avoir une seconde chance de vivre un amour vrai. À moins que l'on préfère continuer et amplifier l'hypocrisie des "annulations" de mariage, obtenues parfois après des années de vie commune et, éventuellement, la naissance de quelques enfants.
Pour illustrer, à l'occasion du divorce, la distance qui subsiste souvent entre la pensée des clercs et le vécu les laïcs, voici une anecdote authentique : J'ai eu l'honneur jadis d'être invité à intervenir, en tant qu'historien, dans une session sur le mariage destinée à des ecclésiastiques. Elle rassemblait plusieurs évêques et quelques dizaines de prêtres. J'ai fait remarquer, dans mon exposé, ce qu'un étudiant de première année d'histoire sait, qu'au XVIIe11, nombre de femmes mourant en couche et les maris décédant ensuite prématurément, avant leur femme survivante. Or au XXe on "en prenait" pour plus d'un demi-siècle. Ce fait, mesurable, ne pouvait pas ne pas intervenir, avec bien d'autres facteurs certes, dans l'augmentation des dissolutions de couples. Un des évêques présents, qui participa à Vatican II, occupa de hautes fonctions dans l'Église, et se montrait ouvert au monde précisément, se frappa le front, confessant qu'« il n'y avait jamais pensé »... siècle on se mariait en moyenne pour treize ans et demi
Autre exemple, l'attitude ambiguë de hauts dignitaires de l'Église, dans certains pays, vis-à-vis de problèmes socio-économiques graves, ayant forcément une dimension politique. Depuis l'Antiquité, les compromissions d'ecclésiastiques avec les pouvoirs politiques et les puissants n'ont pas été rares. Or, depuis quelques décennies, l'Église donne, au contraire, officiellement "priorité" aux pauvres. Pourtant, dans des pays d'Amérique latine, après s'être aventurés avec des dictatures considérées comme un moindre mal face au "communisme", certains évêques soutiennent toujours les grands propriétaires et leurs milices contre les paysans sans terre. Ils ne semblent pas radicalement désavoués par Rome, même si, en passant, tel pape a fait des déclarations courageuses susceptibles de donner espoir aux "damnés de la terre". Certes, l'honneur de l'Église est sauvé par des martyrs religieux ou laïcs, mais il demeure encore trop de contre-témoignages lamentables.
La responsabilité de l'Église, d'après ses desseins revendiqués, ne concerne pas seulement ses propres fidèles. Le "bon pape" Jean XXIII s'adressait « à tous les hommes de bonne volonté ». Actuellement, beaucoup de gens, qui se proclament "chrétiens" et vivent comme tels, se situent plus ou moins hors d'une Église. Beaucoup de "convertis" ont été attirés d'abord par la personne de Jésus plutôt que par une institution. Et puis, il y a les "incroyants" que le message de fraternité de Jésus de Nazareth peut toucher au cœur. Au delà du débat originel, de savoir si Jésus était Fils de Dieu (et en quel sens ?) et Vrai Dieu mais incarné (ce qui reste du domaine de la seule foi donnée par Dieu seul), il apparaît aussi à beaucoup d'agnostiques12 comme l'archétype du Vrai Homme" (ecce homo), de l'humanisation accomplie de l'être humain, comme le modèle vers lequel devrait tendre l'humanité pour avoir quelque possibilité non seulement de rencontrer son Père (ce qui relève encore du domaine de la foi), mais de survivre aux erreurs tragiques de la gestion cupide du monde par nos sociétés. À ce titre, il doit intéresser tous les hommes de bonne volonté car l'humanité va mal ! Cela encore est une évidence. Quels que soient les autres titres auxquels Jésus peut être considéré comme "sauveur", suivre son message constitue une des rares chances des occupants de cette planète de ne pas finir dans un ouragan nucléaire, ou, plus probablement, lentement empoisonnés par la pollution, et d'abord la contamination des nappes phréatiques... Que faire alors ?
En ce domaine, les conseils "évangéliques" ne manquent pas : « Aimez-vous les uns les autres », « Faites aux autres ce que vous voudriez qu'on vous fît », « Pardonnez à vos ennemis »... Qu'on décline ces impératifs comme on veut, ils restent les voies les plus sûres pour arrêter la course aux armements, faire cesser la domination des plus "apparents" sur la masse de leurs concitoyens, devenus souvent leurs sujets, renoncer aux spéculations égoïstes qui affament les plus pauvres, diminuer l'irresponsabilité qui dégrade les relations sociales ou l'environnement, etc. Sinon, à terme, ce sera la guerre qui essaiera de résoudre ces problèmes, sachant que l'homme livré à lui-même voudra toujours imposer son intérêt propre, et qu'il recommencera, sous d'autres formes, l'exploitation de ses semblables... C'est le rôle et l'honneur de l'Église de rappeler les principes "humanistes" ; à condition qu'elle soit, par ailleurs, totalement crédible, ce qui ne semble plus être toujours le cas.
Les vrais fidèles veulent que leur Église soit toujours plus belle
Finalement, si l'on peut reprocher quelque chose à l'Église romaine [j'avais annoncé : « pas de reproches », mais elle reste ma référence personnelle et ce qui la touche m'atteint au plus profond, sans pouvoir m'en séparer], ce que l'on peut lui reprocher - parce que, précisément, on en attend beaucoup - c'est [comme dans un champ différent le "communisme"] d'avoir déprécié une espérance. L'idéal socialiste a représenté pour une partie de l'humanité, au milieu d'un "âge de fer", une perspective exaltante vers des « lendemains qui chantent ». On connaît la suite : coercition à tous les niveaux, parti unique devenu agent totalitaire, abolition des libertés aboutissant aux goulags, etc.
Globalement moins catastrophique et souvent bénéfique à l'humanité, l'histoire très bousculée de l'Église romaine ne rend pas toujours parfaitement lisible la beauté du message qu'elle a reçu pour le transmettre : « Dieu est amour... allez l'annoncer à toutes les nations » (Matthieu 28,19 ; Marc 16,15). Certes, des personnalités emplies de l'Esprit saint parsèment les siècles : les saints, reconnus officiellement ou non. Encore vaudrait mieux imiter leur exemple ou espérer leur intercession que d'en faire des sortes de "magiciens" ou des idoles familières.
Parmi les grands événements de l'histoire de l'Église, il y en a eu de magnifiques (souci des pauvres, "invention" de l'hospitalité, début d'un enseignement de base, etc.), et d'autres plus que regrettables. La repentance est saine dans son principe, mais elle ne sert à rien si l'on reproduit, sous d'autres formes, les mêmes erreurs. Si l'on peut "expliquer" intellectuellement, en les replaçant dans leur contexte historique, les mécanismes d'événements souvent évoqués contre l'Église romaine, telles les Croisades, on peut douter que le sac de Jérusalem, en 1099, ait inspiré une vive attirance pour le christianisme aux Juifs et aux Musulmans de "Terre sainte". Quant aux actions de l'Inquisition, autre accusation récurrente13, même s'il est exact que des inquisiteurs ont pu être animés d'une sincère "bonne volonté" ("purifier" l'Église et/ou "sauver des âmes" à n'importe quel prix14), il reste impossible d'y voir des manifestations de l'esprit évangélique, de l'Esprit tout court. Ils relèvent plutôt d'une arrogante certitude non seulement d'avoir la Vérité, mais d'être la Vérité., et surtout de vouloir l'imposer, sans tolérance.
Aujourd'hui, si les communautés de base à travers le monde : des paroisses, mouvements d'action catholique, groupes de travail, de réflexions, de résistance, etc. gardent une foi dynamique et confessante, qui fait se lever (comme pour la Résurrection) des hommes et des femmes afin de vivre ensemble cette foi, le témoignage au jour le jour apporté au monde par les déclarations de l'"institution", semble trop souvent timoré, convenu, autocélébrant, paraissant finalement indifférent au sort réel et immédiat des gens, sinon par des proclamations de bonnes intentions ou des compassions sans conséquences. Certains chrétiens se seraient montrés "imprudents", voire suspects aux yeux du Vatican, dans leurs choix politiques (N.B. : "imprudents" au point d'y laisser leur vie, dans des pays où la liberté est mesurée, où la richesse insolente des uns écrase la misère des autres). Ils ont du moins opposé leur courage et leur solidarité avec les plus pauvres aux lâchetés de personnalités, haut placées dans la hiérarchie ecclésiastique, qui se sont compromises avec les forces les plus conservatrices, parfois les plus tyranniques, de ces pays, en particulier en Amérique latine15. Notons, étincelle d'espoir, que depuis peu l'épiscopat brésilien semble se préoccuper des "sans terre" et "esclaves modernes", et agir publiquement en ce sens.
Si l'on permet, in fine, un témoignage personnel : converti au catholicisme à 23 ans, après une très "longue marche", mais dans l'ambiance préconciliaire, j'ai l'impression d'avoir été quelque part un peu floué. Ce n'est évidemment pas le dogme catholique en tant que tel qui m'avait fasciné, ni même la liturgie, bien que le grégorien soit une magnifique et profonde manière de prier. Le jésuite qui a été mon père spirituel m'avait annoncé que je pourrais rencontrer ce Dieu que je cherchais, le Père révélé par Jésus-Christ, celui que les prophètes et les psaumes disaient lent à la colère et plein d'amour, dans une Église chaleureuse et fraternelle. Et Jésus m'a donné une grande liberté intérieure : « Sur terre, n'appelez personne votre père ; car un seul est votre Père, celui qui est dans les cieux. Ne vous faites pas appeler maître ; car vous n'avez qu'un seul maître, le Christ » (Matthieu 23,9-11). Or je me retrouve - et plus encore depuis quelques années - non pas dans le Royaume de Dieu, mais dans un système sociétal clos,très humain, occasionnellement trop humain, où se développe peu à peu une véritable "Restauration" d'une religion ritualiste. Un système, par exemple, qui montre plus de "charité" envers des schismatiques conservateurs reniant Vatican II, que pour les chrétiens blessés dans leur élan missionnaire (prêtres-ouvriers, militants des années 50/60, etc.), qui ont quitté l'Église sur la pointe des pieds. Les interdits et les mises en garde y refleurissent plus que les signes d'amour mutuel. Les multiples manifestations de "dévotions", plus ou moins triomphalistes et parfois enclines au culte de la personnalité, semblent l'emporter, d'une part, sur une vision plus intérieure, plus "mystique", on l'a dit ; d'autre part, sur un engagement réel, unanime du haut en bas de la société ecclésiale, et sans atermoiements, contre les injustices de ce monde.
La vie communautaire, qui est - que devrait être - la vie ecclésiale, ne peut être authentique qu'animée par la progression personnelle de chacun de ses membres dans sa marche vers Dieu : la "conversion" de l'un profite à tous, comme les chutes des uns pèsent sur les autres. Ne serait-ce pas un des aspects de la "communion des saints" ? Bernanos disait16 : « Notre Église est l'Église des saints ». Il reste encore bien à faire en ce domaine par elle, et par chacun de nous, pour que cela advienne en vérité... et jamais sans la Grâce, bien sûr. Il y a un réel danger spirituel à se couvrir trop facilement, trop paresseusement de la promesse du Christ : « Je serai avec vous jusqu'à la fin du monde » (Matthieu 28,20), car cette garantie risque de nous faire confondre nos volontés humaines avec celles de Dieu. Certes, il est là, avec nous, mais s'il nous a envoyé l'Esprit, c'est pour nous aider au discernement, pas pour que nous répétions mécaniquement ce que d'autres, avec leur culture propre et dans des situations datées et circonstanciées, ont perçu avant nous de son mystère.
Marcel BERNOS
NOTES
1 - Tel le livre pionnier du père Yves Congar : Vraie et fausse réforme dans l'Église (1950) ou ceux du père de Lubac, qui ont inspiré l'un et l'autre Vatican II, ou encore des ouvrages plus récents, du père Bernard Sesbouë, par exemple, et jusqu'au Cardinal Ratzinger...
2 - Tel le Qu'est-ce que l'Église ? de Hans Küng, résumant une énorme somme de 600 pages.
3 - Voir son pamphlet anti-moderniste : "Dieu est Dieu, nom de Dieu", Grasset, 1976.
4 - Après tout, Benoît XVI a excellemment écrit, dans son encyclique Dieu est amour (2005), § 28 : « elle veut servir la formation des consciences dans le domaine politique et contribuer à faire grandir la perception des véritables exigences de la justice et, en même temps, la disponibilité d'agir en fonction d'elles, même si cela est en opposition avec des situations d'intérêt personnel » ; alors pourquoi pas dans le domaine moral ? On dira que les interdits servent de repères pour cela : constatons qu'ils ne sont plus perçus comme tels. Pédagogie à trouver !
5 - La Vie du petit saint Placide par la sœur Geneviève Gallois, osb, Desclée de Brouwer, 1954. Cette "histoire", en dessins lumineux, est un chef-d'œuvre de spiritualité profonde et facile à la fois. À lire, et relire quand on doute...
6 - Réflexions sur l'exercice de l'autorité, 1954, traduction française Cerf, 1956.
7 - Idée reprise dans L'unité par la diversité, Cerf, 1986.
8 - Vous remarquerez qu'on n'emploie plus guère cette expression. Elle a été utilisée occasionnellement, au XVIIe siècle, au moins après la Révocation de l'Édit de Nantes (1685), chez quelques polémistes catholiques favorables à une apologétique "douce" (tous ne l'étaient pas) pour "ramener les brebis dispersées"...
9 - Déclaration Dominus Jesus, 2000, § 23.
10 - Jésus a admis à sa table un "pécheur" autrement peccamineux, Cf. Mc 14,18-20 ; Lc 22,21-22.
11 - Moyenne calculée, pour la France par l'historien-démographe Pierre Goubert.
12 - Cf. Les ouvrages récents de F. Lenoir, R. Debray,...
13 - Il serait facile, l'homme étant ce qu'il est, de trouver d'autres vilenies dans d'autres Églises. Par exemple, la répression féroce, au XVIe siècle, de l'Église anglicane contre les catholiques (comme "traîtres" au roi) et contre les presbytériens (en tant qu'"hérétiques").
14 - Quoique certains aspects juridiques, politiques et économiques des procédures n'aient pas été clairs, ou même avouables... ni désintéressés.
15 - Voir notre n° 3, d'octobre 2006 : Où va l'Amérique latine ?
16 - Dans Jeanne relapse et sainte, Plon, 1934.