Avant-propos
Sur un problème qui fait débat au sein de l'Église (des Églises ?) : savoir si l'institution remplit bien son rôle de transmetteur de la Parole, GARRIGUES ET SENTIERS
a voulu procéder à une sorte d'enquête sur la manière dont des chrétiens ressentaient "L'Église-institution". Nous avons été étonnés, après avoir largement lancé des appels à participation pour
ce dossier, par la convergence de la plus grande partie des contributions et des témoignages reçus. Nous espérions sincèrement une plus grande diversité de réactions ainsi que le souhaitait
l'article initial de Marcel Bernos, Fidélité à une Église annonciatrice du
Royaume ? Le lecteur risque d'avoir l'impression d'un recueil où dominent les "mises en question", sinon des réquisitoires ; ce qui, répétons-le,
n'était pas dans notre intention.
Vos commentaires - nous vous invitons toujours à réagir, car c'est ce qui fait vivre un blog - pourront d'ailleurs compléter nos textes.
Patrick Royannais insiste avec raison, dans son En dehors de l'Église, pas d'évangélisation, sur la nécessité du truchement ecclésial dans la transmission de la "Bonne Nouvelle". C'est une évidence qu'à travers les siècles nous avons eu accès à l'Évangile grâce à l'Église. Encore l'auteur admet-il que cette mission « suppose évidemment que le caractère hiérarchique de l'Église soit tempéré, à défaut d'être renouvelé, par une véritable pratique de la synodalité ». Sur cette question de la "transmission", devenue majeure avec la perte d'influence des institutions religieuses, non seulement de l'Église "mère et maîtresse", mais de ses moyens pédagogiques traditionnels (prédication, catéchisme, patronages, etc.), Joseph Moingt, dans Transmettre la foi, montre la difficulté, sinon l'impossibilité d'y parvenir, aujourd'hui, à partir d'une procédure "de haut en bas" qui a été celle de l'Église. On peut communiquer l'Évangile, en témoigner, dans un esprit plus fraternel. Thierry Snoy, dans La transmission de la foi : confrontation au scandale, apporte un autre éclairage, d'un point de vue plus personnel, en montrant les tiraillements qu'on peut éprouver entre sa foi en Jésus-Christ et la diffusion de l'Évangile tel qu'il ressort des élaborations du "magistère".
Les réserves - plus ou moins sensibles - émises vis-à-vis de l'institution signifient au moins deux choses. D'abord que beaucoup de ceux qui se veulent encore solidaires de l'Église et désirent participer à son renouveau, souffrent de l'état dans lequel elle semble piétiner (voir la Lettre à mon Église de Marie Martin). Ils le font parfois en silence, en particulier parmi les clercs probablement liés par le "devoir de réserve", un sentiment de fidélité inconditionnelle ou leur statut. Est-ce un simple hasard si, aujourd'hui, les théologiens les plus courageux sont au moins septuagénaires, c'est à dire ayant directement connu et sans doute vécu les espérances de Vatican II ?
Ensuite, il y a, parmi les gens pour qui l'Église reste une réalité vitale, ceux qui prennent la liberté de critiquer ouvertement ce qui paraît ne pas aller (ou ne plus aller) dans le sens d'une "Bonne nouvelle". L'article court mais dense de Michel Rondet, L'Église que j'espère, dit quelques choses essentielles à ce sujet. Ces chrétiens rappellent, entre autre, qu'il ne saurait y avoir de foi authentique sans liberté, ce que défend Philippe de Briey : Pas de vraie foi sans liberté ! Le Qoran lui-même n'affirme-t-il pas [mêmes si certains de ses adeptes ne se plient pas toujours à ce précepte] : « Pas de contrainte en matière de religion » (Sourate II,256). Constatons que la liberté n'est pas un principe qui a dominé l'histoire de l'Église romaine.
Les "chrétiens-critiques", qu'on ne les rejette pas trop vite comme "rebelles" ou "infidèles" parce qu'ils ne sont pas soumis ou résignés. Leur parole est pour le moins à entendre, car c'est un authentique amour de l'Église qui les anime. Ils peuvent même avoir une fonction prophétique pour établir un pont entre l'Église et l'Évangile. Il y a des précédents, comme l'évoque Pierre Gontier, dans François d'Assise et Savonarole ou que faire de l'Église-institution ?
Enfin, il y a ceux qui, tel Guy Roustang, dans Un consensus mortifère, appellent à avoir le courage d'ouvrir le débat, dans les paroisses et diocèses vieillisants, sur les réformes qui s'imposent, si l'on peut encore écarter « la menace d'une extinction de l'Église et avec elle de l'annonce de l'Evangile » (J. Moing). Beaucoup n'en peuvent plus d'attendre un signe de conversion de l'administration ecclésiale, trop tournée vers elle-même, trop attentive à son propre bon fonctionnement, totalement et uniquement dépendante de sa hiérarchie. La Lettre ouverte de Dom Tomas Balduino, évêque émérite de Goiás, au Brésil, à la fois sereine et sévère, est là pour rappeler à ses pairs, à propos de projets de construction de nouvelles cathédrales, que si des lieux de célébration sont nécessaires, les pauvres - dont l'Église dit faire un cas prioritaire - ont besoin d'autre chose que d'un regain d'architectures onéreuses et plus ou moins triomphalistes.
Aux uns et aux autres l'Église apparaît comme une forteresse encerclée. De moins en moins capable de "sorties" victorieuses, elle risque de finir comme une poche de résistance enkystée, de plus en plus coupée de contacts avec un monde qui évolue loin de ses préceptes et de ses préoccupations. Une partie des publications récentes s'intéressant au christianisme et à l'Église romaine insistent sur les problèmes qui relèvent de cette situation ; Francine Bouichou-Orsini dans Revenir à l'Évangile... effectivement, les analyse avec finesse et profondeur.
Car ce monde est ce qu'il est - et nous sommes les premiers à en regretter bien des aspects - mais il est ainsi : inutile, pour l'affronter, de commencer par le rêver autre. Il faut tenir compte de sa réalité si l'on veut pouvoir en corriger les défauts et contribuer à son progrès réel. Jésus n'a pas retiré ses disciples du monde vis-à-vis duquel il les mettait en garde. Oui, semblent dominer - plus que jamais peut-être et la "Crise" l'a montré - le goût du pouvoir pour le pouvoir, l'attrait du paraître, le poids du fric-roi, l'individualisme forcené (doux euphémisme pour désigner un égoïsme largement répandu) qui se manifeste aussi bien dans les simples "incivilités" de jeunes marginaux que par la spéculation, la corruption, la violence imposée aux individus ou aux peuples les plus faibles... par les "princes de ce monde". Bien sûr, il ne faut pas en prendre son parti, ni tolérer ces "vices", mais ce ne sont ni de pompeuses adjurations ni des condamnations péremptoires qui régleront les déviances de la vie politique et sociale. L'Église pourrait d'ailleurs y intervenir plus courageusement que dans le seul domaine de la morale sexuelle. Elle n'est pas - il faut en convenir - ou elle n'est plus en état d'imposer ses principes, encore moins ses lois à la société civile. Et lorsqu'elle tente de le faire, dans des pays qui acceptent encore son influence politique, elle prend le risque de desservir la cause de l'Évangile, car ses interventions peuvent être mal perçues, soutenant parfois de mauvaises causes, sous prétexte de bonnes intentions : voir, ces dernières décennies, en Amérique latine, où l'"anticommunisme" s'est accommodé de dictatures sanglantes.
Alors peut-être est-il temps, pour l'institution, de ne pas de multiplier les repentances qui ne signifient rien si elle ne change rien dans ses comportements autoritaires, si elle garde ses prétentions non seulement à détenir, elle seule, la vérité, mais à être l'unique vérité, si elle ne renonce pas à une certaine arrogance, en particulier l'égard des autres Églises, etc. ; tous défauts bien humains qui ont provoqué tant d'abus à travers son histoire. Or, on assiste, au contraire, à une tentative de "Restauration" à travers des gestes anciens et des mentalités surannées au lieu d'une sérieuse remise à plat de son fonctionnement. Celui-ci n'a pas été déterminé tel quel par Jésus, en admettant même qu'il ait désiré l'établissement d'une nouvelle "religion", ce qui n'est pas historiquement acquis. L'Église-institution est victime d'un mécanisme propre à toute institution humaine, même non religieuse : la complication croissante de ses règles, quelquefois l'opacité de son organisation (que dirait Jésus du poids de la "technostructure" qu'est la Curie ?), l'abondance, pour ne pas dire les débordements, de ses discours justificateurs et auto-référencés, la pesanteur d'un passé culturel riche mais quelques fois sclérosant - même dans ce qu'il a de plus positif et de plus brillant - et, finalement, d'un bilan factuel ambivalent : enseignement et assistance charitable contre Croisades et Inquisition ! Claude Florival, dans son article dense, L'Église, le système et la foi, démonte le mécanisme institutionnel, en relevant ses contradictions et en appelant au dialogue.
Pourtant, le pape Benoît XVI a bien expliqué, dans son discours aux Bernardins (12 septembre 2008), la nécessité d'une réinterprétation du message évangélique dans le cours du temps : « La Parole de Dieu et Son action dans le monde se révèlent dans la parole et dans l'histoire humaines. » On ne peut que souscrire à cette réflexion. Certes, il ajoute : « L'Esprit qui rend libre ne se laisse pas réduire à l'idée ou à la vision personnelle de celui qui interprète », ce qui marque, en même temps « une limite claire... mise à l'arbitraire et à la subjectivité, limite qui oblige fortement l'individu tout comme la communauté et noue un lien supérieur à celui de la lettre du texte : le lien de l'intelligence et de l'amour ». Les remarques (fréquentes) du pape contre le "relativisme" ne sont pas scandaleuses ; elle relèvent de la prudence contre le "n'importe quoi", à condition que cette prudence aille - ce qui relève aussi de la Tradition - jusqu'à reconnaître le caractère indispensable du consensus ecclesiæ, vécu dans la collégialité, que le dernier concile avait tenté de remettre à l'honneur.
Parmi les chrétiens, souvent les plus engagés, des sollicitations se multiplient pour obtenir une simplification des dogmes, particulièrement de leurs formulations qui ont parfois des rapports ambigus avec les Écritures, et surtout, ne parlent plus à nos contemporains. Par exemple, comment exprimer aujourd'hui, sauf à délivrer une définition livresque, le contenu de la transsubstantiation ? Un groupe de laïcs d'Aix-en-Provence a essayé de réécrire un credo en partant de l'affirmation fondatrice : Dieu est, non seulement en termes compréhensibles, mais en prenant en compte l'action de Jésus lors de son passage sur terre (absente du Credo de Nicée). Beaucoup de chrétiens souhaitent aussi une révision de l'organigramme pyramidal de la société ecclésiale. Après tout, les laïcs aussi sont d'Église ; ils ont un rôle à y jouer ! Cf. L'article de Joseph Moingt sur Les laïcs dans l'Église.
Une partie du débat avec les "traditionalistes" s'est faite à propos de la liturgie, qui n'est pas seulement un prétexte pour résister aux décrets de Vatican II. Elle est un élément essentiel de la vie spirituelle de l'Église. Son renouveau reste à clarifier : ni n'importe quoi, comme ça a pu être le cas ici ou là, ni répétitions de gestes convenus et de paroles figées, devenus culturellement sans signification, surtout lorsqu'elles sont proclamées dans une langue "morte" : voir les Réflexions sur la liturgie de Christian Montfalcon. La ferveur et la profondeur de la célébration ne peuvent-elles se passer de certaines pompes anciennes ? Une plus grande modestie des décors et atours ne serait-elle pas plus conforme à une adoration en esprit et en vérité (Jean 4,23) ? Ah ! ces ors censés rendre gloire - une gloire bien trop humaine - à un Dieu qui s'est "abaissé" à la rencontre de l'homme, d'abord dans une mangeoire, puis à travers la poussière et la sueur des routes de Palestine, pour finir sur le bois de la croix... On a bien renoncé à la tiare et à la seda gestatoria, sans que la majesté du Christ en souffrît, au contraire.
« Revenir à l'Évangile », dit l'une de nous. Certes ce n'est pas si simple, peut-être parce que le message reçu risque d'apparaître trop "simple" : amour de Dieu et amour des hommes indissolublement liés, à l'écoute de l'Esprit, et sans écarter le passage par la Croix, mais n'oubliant pas d'avancer jusqu'à la Résurrection. Ce peut être, en tout cas, un programme de vie. En outre, il faudrait être parfaitement au clair sur ce que dit l'Évangile en vérité, au-delà ou en deçà de ce qu'on a voulu lui faire signifier depuis 2000 ans. Mettre nos pas dans les pas de Jésus de Nazareth, ce n'est pas forcément participer à une procession moutonnière, bien encadrée, chamarée et bruyante.
Laissons à l'Esprit, dans l'Église-des-fidèles, un peu de liberté : « Là où est l'Esprit, là est la liberté » (2Corinthiens 3,17). Paul sait de quoi il parle en matière de liberté intérieure, lui qui - directement "converti" par le Christ et parti en mission sans attendre une "reconnaissance" des autorités de Jérusalem - a mis trois ans avant de rendre visite à Képhas et Jacques (Galates 1,18), et à eux seuls. Sans liberté, la foi risque de n'être plus qu'un ensemble de croyances, et, quand elle est corsetée par une institution immobile, elle peut perdre sens. Réussir un juste équilibre entre la spontanéité expérimentale d'un enthousiasme individuel et l'organisation indispensable à tout groupe humain pour qu'il puisse subsister n'est pas facile. Établir des communutés vivantes sans les caporaliser, non plus...
Que l'Église-Peuple-de-Dieu devienne vraiment universelle pour annoncer la Bonne Nouvelle et être vraiment l'avenue ouverte à tous vers le Royaume. C'est à ce point que l'appel de Jean-Paul II : « N'ayez pas peur ! », répété inlassablement par ses confrères évêques et son successeur, serait à prendre au sérieux.
« Église-institution, de quoi as-tu peur ? »