Brésil : la longue histoire des paysans sans terre

Publié le par Garrigues

Le travail du MST, le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre, ne se limite pas à réclamer une réforme agraire. Une approche visuelle du problème pourrait s’opérer à travers un livre de photos réalisées par Sebastiao Salgado, un photographe brésilien qui vit en France mais qui a passé plusieurs mois avec des paysans sans terre ; ce livre s’appelle sobrement « Terra », un titre tout à fait explicite. Comme le sont les photos qu’il a prises et qui montrent le dénuement de ces paysans sans terre, mais aussi leur détermination.

Je voudrais préciser à quel titre j’interviens. J’étais, je suis journaliste et c’est à ce titre que, dès l986, j’ai réalisé un long reportage sur ce Mouvement des sans terre qui venait juste d’émerger. Je ne suis donc pas historien et encore moins géographe. Je réclamerai l’indulgence si sont utilisés à l’occasion des termes qui ne seraient pas tout à fait appropriés.

En 1986, je me suis rendu dans le sud du Brésil, où 1500 familles (environ 7000 personnes au total) occupaient depuis plusieurs mois une fazenda de 10 000 hectares laissée en friches. Je voudrais m’arrêter quelques instants sur ces chiffres. Dix mille hectares, cela représente la superficie d’un carré de 10 kilomètres de côté. Et le propriétaire de cette fazenda, don Bolivar Annoni, possédait deux autres fazendas dans les Etats du Parana et du Matto Grosso, elles aussi en grande partie inexploitées.

Revenons maintenant sur le nombre de personnes occupant cette fazenda : sept mille. Un chiffre d’autant plus étonnant que le Mouvement des Sans Terre n’existait officiellement que depuis deux ans et que, dans tout le Brésil, vingt sept propriétés avaient été occupées conjointement à la fazenda Annoni. C’est dire combien le MST était déjà organisé, il y a vingt ans et combien il était déjà un acteur central du Brésil sur les plans politique, économique et social.

Aujourd’hui, en 2008, le MST est toujours et même de plus en plus présent dans la vie brésilienne : il y avait eu 35 occupations de terre en 1984 ; 146 en 1995 et 300 en 2004 (dernières statistiques connues). Il s’agit, certes, d’un essor impressionnant mais, a contrario, cela prouve qu’en un quart de siècle la réforme agraire n’a guère avancé au Brésil, malgré le retour de la démocratie, malgré l’arrivée d’un président de gauche, Luis Iñacio da Silva, dit Lula, au pouvoir.

Mais il est vrai que le problème de la terre au Brésil existe depuis les débuts de la colonisation portugaise, il y a cinq siècles. A partir des années 1520-1530, le Portugal mit en place un système appelé "capitaineries héréditaires" qui consistait à répartir le territoire en portions de terre et à nommer "donataires" les responsables du développement et de la défense de ces terres pour le compte du royaume. C’est ce système qui a donné naissance à d’immenses fazendas exploitant le bois, la canne à sucre, le café ou le cacao, des cultures d’exportation donc auxquelles se sont ajoutées maintenant la viande, le maïs ou le soja. C’est ce système qui a permis une concentration très importante des terres entre les mains de puissantes oligarchies rurales –les fameux « coronels »–, des oligarchies féodales et héréditaires aujourd’hui concurrencées par de « petits » (entre guillemets) paysans devenus gros, par des membres de la bourgeoisie urbaine (avocats, médecins, architectes) qui ont « acheté » (là encore entre guillemets) des surfaces agricoles importantes souvent à des fins spéculatives. Concurrencées aussi par des sociétés multinationales comme Cargill, Chevron-Texaco, Shell, Rockefeller ou Volkswagen  qui disposent de propriétés dépassant les 50 000 hectares consacrées à l’élevage extensif et, de plus en plus, au soja ou à la canne à sucre.

Mais si le type de propriétaires a évolué, la concentration de la terre n’a guère changé depuis cinq siècles. Il y a une centaine d’années, 1% des propriétaires s’étaient attribué plus de 60 % des terres. Aujourd’hui selon des statistiques officielles datant de 2004, 1,7% des propriétaires occupent 44 % des terres cultivables ; alors qu’à l’autre bout de l’échelle 75 % des paysans ne se partagent que 12% du territoire cultivable.  Je répète ces chiffres en les simplifiant encore : d’un côté, 2% qui détiennent la moitié des terres cultivables ; de l’autre côté, trois paysans sur quatre qui se partagent le dixième de ces terres. Et nous ne parlons pas, là, des paysans sans terre qui représentent entre trois et cinq millions de familles brésiliennes.

On comprend que cette situation, bloquée depuis si longtemps, ait donné lieu à des luttes farouches pour la liberté et la terre. La liberté d’abord pour ces esclaves noirs qui, dans le courant des XVIéme et XVIIéme siècles, ont organisé des quilombos, des républiques, dont la plus célèbre est le quilombo de Palmares qui a existé pendant près d’un siècle et qui, a son apogée, réunissait plus de 20 000 personnes. Pour ces esclaves fugitifs, il ne s’agissait pas vraiment  de s’approprier des terres confisquées par les grands propriétaires, mais leur organisation, leur capacité de résistance, leur mystique ont servi de référence aux révoltes paysannes ultérieures. On peut même dire qu’il y a un lien entre ce quilombo de Palmares et le MST tel qu’il fonctionne et s’organise aujourd’hui…

Mais le mouvement le plus important de lutte pour la terre est celui de Canudos, dans le nordeste du Brésil – le sertão – qui, dans les années 1895-1897, a réuni environ 30 000 Indiens, métis pauvres et déracinés et anciens esclaves noirs (l'esclavage a été aboli en 1888). Antonio Conseilhero, homme d’Eglise mystique, part en croisade contre la misère qui frappe cette région déshéritée. Il parcourt les campagnes en prêchant la parole de Dieu en même temps que des idéaux communautaires. Bientôt il fonde une « cité idéale » (entre guillemets) qui repose sur des croyances de respect mutuel et de liberté. La ville de Canudos prospère et la légende raconte qu'il y coule des fleuves de lait et que les gens n'y manquent de rien. Mais, très vite, les fazendeiros et le gouvernement prennent peur : une expédition militaire est organisée pour mettre fin à ce « paradis utopique ». Ce sera un véritable massacre qui mit fin au premier « assentamento » (installation, établissement de paysans sur une terre) de l'histoire du Brésil. Mais le souvenir d'Antonio Conselheiro reste présent dans la mémoire de tous les membres du MST qui se considèrent comme ses descendants directs.

Une vingtaine d’années plus tard, au sud du Brésil cette fois-ci, eut lieu la guerre du Contestado qui opposa plusieurs milliers de métis (entre 20 et 30 000) au pouvoir brésilien, entre octobre 1912 et août 1916. Aux origines de cette guerre, on trouve là encore la question de la propriété de la terre ; mais, là aussi, le conflit prit une tournure mystique, messianique, les caboclos révoltés, regroupés autour d’un moine appelé João Maria,  considérant qu’ils menaient une guerre sainte. 

Ces deux conflits, mais aussi d’autres moins importants, plus épars, avaient pour caractéristiques communes d’être des révoltes très localisées, spontanées, presque viscérales, contre la misère et l’exploitation ; il n’y était pas question de projet politico-économique, pas même de réforme agraire. C’étaient des mouvements à très forte connotation mystique, millénariste même ; en ce sens que leurs adeptes croyaient que le Christ, sous une forme ou une autre, allait revenir et leur apporter le paradis. Ce n’est pas le cas pour les membres de l’actuel mouvement des Sans-Terre, dont l’action, on va le voir, même si elle reste profondément religieuse, est beaucoup plus structurée, politiquement organisée. Mais entre-temps, la dictature militaire et la théologie de la libération seront passées par là…

Entre-temps, il y aura également eu les Ligues paysannes dirigées par Francisco Julião, député fédéral de l’Etat du Pernambouc, appartenant au Parti socialiste brésilien. Au départ, en 1955, ces Ligues n’avaient que des objectifs limités : il s’agissait d’aider les paysans dans les frais funéraires évitant ainsi qu'ils soient enterrés dans des fosses communes ; de leur fournir assistance médicale, juridique et éducative ;  et de former une coopérative de crédit pour libérer peu à peu les paysans du pouvoir des gros propriétaires.

En 1964, ces Ligues paysannes avaient essaimé dans 13 Etats et s’étaient fixé pour but une profonde réforme agraire. C’est pourquoi elles furent parmi les toutes premières victimes du coup d’Etat militaire de 1964 ; la répression s’abattant férocement sur les principaux dirigeants…

C’est alors que l’Eglise catholique,  pendant toute la période de la dictature militaire, de 1964 à 1984, devint « la voix des sans voix » et planta les graines des profonds changements que le Brésil allait connaître ensuite. On connaît des évêques comme don Helder Camara, Antonio Fragoso, Evaristo Arns ou Aloysio Lorcheider ; on connaît des théologiens comme Leonardo Boff ou Frei Betto. Mais ce ne sont là que les figures les plus apparentes d’un mouvement de résistance sociale, d’action pastorale et de réflexion théologique qui a animé, dans tout le Brésil, les communautés ecclésiales de base. Ce sont ces communautés qui ont donné naissance à la Théologie de la libération, et non l’inverse ; une théologie qu’on pourrait résumer par cette phrase de don Helder Camara : « Ce sont les pauvres qui m’évangélisent… ».

J’en profite pour citer une autre phrase de don Helder Camara qui explique bien les critiques dont a fait l’objet la Théologie de la libération de la part du Vatican : « Quand j’aide les pauvres, on dit que je suis un saint ; quand j’explique pourquoi ils sont pauvres, on dit que je suis un communiste ». Mais c’est là un autre débat.

Toujours est-il que l’Eglise institutionnelle allait servir de protection pour les paysans sans terre, de lieu de rencontre et de formation pour les militants. Cela ne s’est pas fait tout de suite ni sans tiraillements au sein de la Conférence nationale des évêques brésiliens (CNBB). En effet, les évêques vont d’abord soutenir le coup d’Etat militaire d'avril 1964, au nom de la défense des valeurs chrétiennes contre une imaginaire « menace bolchevique ».

Mais devant la brutalité de la répression, la généralisation de la torture, le courant catholique le plus radical va orienter sa réflexion et son action dans deux directions principales :  a)  la protestation morale contre le capitalisme est complétée par une analyse sociale moderne, d'inspiration marxiste (la théorie de la dépendance) ;  b)  les pauvres ne sont plus perçus seulement comme victimes et comme objet de compassion et charité, mais comme les sujets de leur propre histoire, les acteurs de leur propre libération.

De toutes les structures liées à l'Eglise, celle qui a incarné cette « option prioritaire pour les pauvres » de la façon la plus radicale est la Commission Pastorale de la Terre (CPT). Vaste réseau composé aussi bien de membres du clergé —surtout des religieux, mais aussi des prêtres et même quelques évêques— que de laïcs de divers types —théologiens, experts, biblistes, sociologues et surtout agents de pastorale, souvent issus du milieu rural—  la CPT, fondée en 1975, a été une formidable école de dirigeants paysans. D'abord établie dans les régions du Nord et du Nord-Est, elle s'est peu à peu étendue à l'ensemble du pays ;  grâce à son rattachement direct à la CNBB, la CPT jouissait d'une grande autonomie par rapport aux structures paroissiales locales,  et ne dépendait pas du bon vouloir des évêques de chaque région. Beaucoup d'agents de pastorale, mais aussi des membres du clergé ont payé de leur vie l'engagement actif de la CPT aux côtés des travailleurs ruraux en lutte pour leurs droits. Le père Josimo Tavares, animateur de la CPT dans la région dite du Bec du Perroquet (Etat du Para), assassiné en 1986 et la religieuse américaine Dorothy Stang, tuée en février 2005, également dans l’Etat du Para, sont les exemples les plus connus.

Partant du postulat fondamental du christianisme de la libération —les pauvres sont le sujet de leur propre histoire— la CPT s'est donné comme objectif de favoriser l'auto-organisation des travailleurs ruraux. Comme l'écrit Sergio Görgen, père franciscain et l'un des principaux animateurs de la CPT dans l'Etat du Rio Grande do Sul : « La CPT ne remplace pas les organisations de classe. Elle essaye de les conseiller,  d'aider à la conscientisation des paysans, d'améliorer les formes d'organisation,  d'étudier scientifiquement la réalité, mais ne remplace pas les organes représentatifs des travailleurs ».

Une étape importante dans la constitution du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre a été la rencontre régionale de Cascavel (État du Parana) en janvier 1984, la première organisée par les militants eux-mêmes et non par la CPT. Parmi les résolutions adoptées, il y avait une déclaration d'autonomie par rapport à la CPT ainsi qu'envers toute autre institution. Les objectifs du mouvement étaient ainsi définis : obtenir une véritable réforme agraire et travailler à l’avènement d’une nouvelle société «  juste et égalitaire, différente du capitalisme ». Officiellement, le MST a été fondé à Curitiba, capitale de l’État du Parana, en janvier 1985,  lors du Premier Congrès des associations de paysans sans terres, en présence de 1.500 délégués venus de  la plupart des Etats du Brésil

Ce n'est un secret pour personne que la grande majorité des militants actifs et des cadres du MST est originaire de la CPT et des CEBs;  certains ont gardé des liens avec ces structures, mais tous ont puisé dans le christianisme de la libération leur culture socioreligieuse et la motivation éthique  la plus profonde de leur engagement.

Cette culture socioreligieuse est présente, de façon implicite ou explicite, dans les nombreux rituels qui jalonnent la vie et les combats des campements du MST : célébrations, processions, marches, chants,  discours. Ces rituels, organisés par les cadres et militants du mouvement —dont la plupart se  reconnaissent dans la théologie de la libération— sont bien acceptés par les paysans, même si la majorité de la population des campements pratique une religiosité populaire traditionnelle.

Mais on peut également parler de culture sociopolitique séculaire du MST. Le terme de « mystique » est employé par les militants eux-mêmes pour désigner l'intransigeance morale, l'engagement émotionnel,  le dévouement  à la cause au risque de sa vie, l'espérance d'un changement social radical. Selon João Pedro Stedile, l’un des principaux dirigeants du MST, la mystique du mouvement se manifeste surtout dans la croyance en « une société plus juste et plus fraternelle ». 

Cette foi obstinée dans l'avènement d'une société nouvelle « différente du capitalisme », équivalente profane du « Royaume de Dieu », n'empêche pas le MST d'agir avec une rationalité parfaitement moderne, en se donnant des objectifs immédiats et concrets,  en négociant, en position de force, avec les autorités, en organisant des coopératives agricoles rentables et productives, en mettant sur pied ses propres structures de santé et d’éducation, en investissant énormément dans la formation des militants et des techniciens agricoles. Cette synthèse réussie d'utopie et de réalisme a sans doute contribué à faire du Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre non seulement l'expression organisée de la lutte des pauvres des campagnes pour une réforme agraire radicale, mais aussi la référence centrale pour toutes les forces de la « société civile » brésilienne : syndicats, Églises, partis de gauche, associations professionnelles, universitaires, qui luttent contre le néo-libéralisme.

Le MST est sans doute aujourd'hui le plus important mouvement social du Brésil mais aussi de toute l'Amérique Latine. Il rassemble des centaines de milliers de paysans, métayers, « posseiros » (petits propriétaires sans titres) et salariés agricoles —dont une importante proportion de femmes— dans un combat tenace contre la structure formidablement  inégalitaire de la propriété de la terre et pour une réforme agraire radicale.

Voilà, brièvement résumée, la longue histoire des paysans sans terre au Brésil. Mais cela n’épuise pas les nombreuses questions qui restent aujourd’hui en suspens : où en est le MST en 2008 ? quels sont ses rapports avec un président de la République de gauche, Lula, réélu il y a un peu plus d’un an ? où en est la réforme agraire ? où en est la « colonisation » de l’Amazonie ? quelles sont les violences subies par les paysans sans terre ? quelle est l’attitude de la justice et de l’armée ? pourquoi peut-on encore parler d’esclavage au Brésil ? Ce sont des questions auxquelles vous pourrez trouver – en grande partie – réponse sur les sites www.france-fdh.org/terra ou www.autresbresils.net.

Roger TRÉFEU
Ancien rédacteur en chef de Témoignage chrétien et de Politis

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