Brésil : La concentration des terres continue
Cet article relate les propos d’Henri Burin des Roziers, frère dominicain et avocat au sein de la Commission pastorale de la terre. Il
défend les petits paysans dans une région d’extrême violence, au sud de l’Amazonie brésilienne. Menacé de mort, il vit sous protection policière. Il était de passage à Genève dans le cadre de la
campagne œcuménique de carême.
Source : Apic, 29 mars 2007.
Source : Apic, 29 mars 2007.
L’évêque du diocèse de Conceição do Araguaia, Mgr Dominique You, a manifesté à Henri Burin des Roziers un clair appui l’an dernier, quand le syndicat des
propriétaires terriens de Xinguara a réclamé son déplacement. "Lors de tous les épisodes difficiles, c’est la personne de Frère Henri et celles de ses collaborateurs qui ont été les témoins de la
présence de Jésus auprès de ceux qui souffrent de ces conflits de la terre", a répondu l’évêque.
« Dans ma commune de Xinguara est établi celui qu’on appelle “le roi du bétail”. Il possède une dizaine de fermes, d’une surface totale d’au moins 80.000
hectares, avec environ 200.000 têtes de bétail. C’est le plus gros propriétaire, mais bien d’autres ont 10 ou 50.000 hectares ». Henri Burin des Roziers décrit le sud de l’État brésilien du
Pará, où il vit, comme une région riche, avec une agriculture exportatrice de pointe, ayant à sa tête de puissants personnages, sur les plans politique et économique.
« L’agrobusiness ne cesse de s’accroître. On fait pression sur les petits paysans pour les inciter à partir, on se précipite vers la nouvelle frontière
agricole, là où la forêt amazonienne n’a pas encore été détruite ». Face à ce rouleau compresseur, la Commission pastorale de la terre (C.P.T.), liée à la Conférence nationale des évêques du
Brésil, soutient les petits paysans et les ouvriers agricoles recrutés dans les États les plus pauvres du Nordeste pour travailler dans les fazendas. C’est parmi ces derniers que se trouvent ceux
qu’on appelle des "esclaves". « Nous en avons beaucoup » assure Henri Burin des Roziers.
« Depuis 1975, la CPT dénonçait ce qu’on appelle le travail esclave contemporain, mais cela revenait à peu près à crier dans le désert. Jusqu’en 1995, le
gouvernement fédéral niait tout ». Cependant, à la suite de pressions, il a finalement dû reconnaître l’existence de ce type d’esclavage. Avec l’arrivée de Lula au pouvoir, un plan de lutte
a été mis en œuvre. « Insuffisant, mais bon », estime Henri Burin des Roziers. « La CPT de notre région reçoit de nombreux fugitifs. Nous alertons les autorités, le ministère du
travail envoie des inspecteurs, lesquels courent d’ailleurs des risques: quelques-uns ont été assassinés. Selon le gouvernement, plus de 20'000 ouvriers agricoles en situation d’esclavage ont été
libérés depuis 1995. Il y en aurait malgré tout encore et toujours 25'000 aujourd’hui ».
La réforme agraire : une déception
Sur ce point, il y a progrès. Par contre, les mouvements sociaux et syndicaux, dont le Mouvement des Sans Terre (M.S.T.), jugent sévèrement l’action du gouvernement
de Lula dans le domaine de la réforme agraire. « Officiellement, 460.000 familles ont été installées sur un lopin durant le premier mandat de Lula. Ce chiffre est contesté, on parle plutôt
de 260.000. Quoi qu’il en soit, même s’il était exact, il serait largement insuffisant. Il y a bien un projet selon lequel, dans notre région par exemple, personne ne devrait posséder plus de
3.500 hectares, mais il dort dans les tiroirs. En attendant, on continue d’agrandir les domaines et la concentration de la propriété de la terre se poursuit ».
En fait, on assiste à un conflit entre deux modèles de développement, tous deux reconnus officiellement, mais traités inégalement. D’un côté l’agrobusiness,
« qui domine tout » et reçoit un appui considérable du gouvernement, car il fait rentrer des devises. De l’autre l’agriculture familiale, qui nourrit la population, mais reste le parent
pauvre.
À Xinguara, on a construit, il y a cinq ans, deux abattoirs qui abattent chaque jour chacun entre 300 et 500 têtes de bétail, essentiellement pour l’exportation. On
exporte aussi des animaux sur pied. La culture du soja commence à s’implanter. On déboise pour faire du charbon de bois destiné aux usines sidérurgiques qui se multiplient dans la région, riche
en minerais. Ailleurs, c’est l’eucalyptus servant à faire de la pâte à papier ou l’éthanol alimentant les moteurs pour le développement duquel les présidents Lula et Bush viennent de signer un
accord de coopération. Ce qui ne réjouit pas Henri Burin des Roziers : « Cela augmente encore la pression sur les terres des petits paysans et ne va pas servir la réforme agraire. De
plus, il y a d’énormes conséquences écologiques ».
Combattre l’impunité
Dans la région de Xinguara, comme ailleurs, on épand les pesticides par avion, les abattoirs polluent les rivières. "Tous les poissons sont morts et, en plus, les
odeurs arrivent jusqu’en ville. Il y a des répercussions sur la santé de la population. Et des tensions sociales. Quatre cents familles du M.S.T. occupent une partie de la propriété de notre “roi
du bétail”. Elles sont expulsées, reviennent… Avec tous ses avocats, le "roi" ne parvient pas à prouver qu’il est bien le légitime propriétaire de 10.000 de ses 80.000 hectares. On ne sait pas
comment cette histoire va se terminer".
Dans trop de cas, ce type de conflit se règle par la violence. La C.P.T. de Xinguara a mené une action en justice contre les responsables de l’assassinat de
syndicalistes paysans d’une localité des environs. « J’ai travaillé pendant des années avec tout un pool d’avocats, dont l’actuel ministre de la justice. L’affaire a eu un retentissement
international. Au bout du compte, nous avons abouti, ce qui est rare, à la condamnation à 19 ans de prison de chacun des trois fazendeiros qui avaient commandité ces meurtres. L’un d’eux s’est
enfui, a été capturé au Mexique, mais il est parvenu à se faire passer comme gravement malade et il se trouve maintenant en liberté. Les deux autres ont échappé à la police et je viens
d’apprendre que l’un d’eux est mort dans un hôpital ».
Il en va de même pour les tueurs à gage qui restent souvent impunis. "Il faut des témoins courageux, qui mettent leur vie en danger, pour arriver à une sentence et
elle n’est pas exécutée".
Décourageant ? « Non, parce que la cause des petits paysans et des sans terre est une grande cause, d’une portée qui dépasse le seul Brésil. Il s’agit de
l’alimentation de l’humanité, de l’écologie de la planète, de l’équilibre social… Quand on est impliqué dans une telle cause, on y croit ! »