« La grâce », film d’Ilya Povolotsky
La Russie est omniprésente dans nos actualités par l’intermédiaire des reportages sur la guerre entre la Russie et l’Ukraine, mais connaissons-nous cet immense territoire de l’Europe à l’Extrême-Orient peuplé d’ethnies différentes chacune possédant sa propre langue, soit plus d’une centaine de langues différentes. Pour nous en approcher la littérature et le cinéma restent des moyens privilégiés. Le film d’Ilya Povolostky La Grâce nous permet de coller un œil à une serrure pour entrevoir quelques-uns de ces espaces qui se déroulent entre le Caucase et la mer de Barents.
Pendant près de deux heures j’ai été subjuguée par le périple d’un père et de sa fille de 15 ans parcourant dans un van des territoires du Caucase, de la Géorgie, d’une Russie intérieure en périphérie d’un pouvoir central et, si le terme abandonné possède un sens, il s’applique sans l’ombre d’un doute aux steppes montagneuses, aux forêts immenses, aux routes désertes aux étendues d’eau parsemées de cadavres de poissons qu’Ilya Povolotsky filme avec une lenteur communiquant au spectateur une atmosphère étrange. Où suis-je ? De quel réel me parle-t-on ?
Tous ces territoires sont peuplés d’ethnies différentes, pour le seul Caucase quatorze langues y sont parlées, des territoires de steppes immenses, peu développés économiquement, avec des routes où ne circulent que des camionneurs et des points de rencontre obligés comme des garages capables de réparer des épaves pour qu’elles puissent continuer à rouler, des bars avec leurs prostituées… Parfois surgit un Centre commercial immense, ultra-moderne avec son « Aqualand » totalement incongru dans cet environnement socio-culturel et marqueur indirect d’une inégalité sociale et économique.
Le maître-mot de l’économie : la débrouille : j’ai besoin de diesel, j’écoute les messages « Vends diesel à tel prix… Vous pouvez me trouver à tel endroit… »
Là en bord de route une sorte de marché, des vendeurs, de légumes, de livres…
Le livre et la littérature, seules richesses à disposition de tous les Russes,accompagnent nos héros, tous les deux lisent, le père est amateur de livres et de bibliothécaires qu’ils trouvent même dans des villages très éloignés de grandes villes, la jeune fille demande à son père s’ils vont finir leur vie entre « le poulet et une bibliothécaire » !
Le père et sa fille vivent des séances de cinéma qu’ils organisent pour les villageois lorsqu’on leur signale des villages habités. À l’occasion des séances de cinéma ils vendent des chips, des bières peut-être (1), aussi des cassettes de films pornographiques que la fille édite à partir de pillages sur internet mais aussi de photos d’hommes et de femmes qu’elle réalise avec son propre appareil.
Le titre de ce film, La grâce, reste mystérieux pour les spectateurs, tant les images nous communiquent plutôt l’accablement d’un présent sans issue marqué par la misère, la tristesse, une violence latente toujours capable de surgir et de mettre en danger l’existence humaine.
Mais si la grâce existe moins d’un point de vue religieux que d’un point de vue profane, nous pouvons l’interpréter comme suit : en début de film la jeune fille s’aperçoit qu’elle est devenue pubère, du sang coule de sa vulve et malgré ce contexte de misère, de violence, d’environnement dangereux elle accomplit le rituel du passage de l’adolescence à l’âge adulte.
Rituel qui se déroule en deux parties : d’une part par une relation sexuelle voulue, consentie, pacifique ; d’autre part elle pratique une rupture symbolique avec ses parents. Elle répond au désir d’un jeune homme, en toute liberté, à son heure, après s’être opposée à son père et elle jette les cendres de sa mère dans la mer, et l’urne funéraire qu’elle transportait jusqu’alors toujours avec elle.
Maintenant que je vous ai livré mon interprétation je concède que de nombreuses interrogations subsistent moins sur le film que sur la Russie : les experts de la Russie prédisent pour la plupart d’entre eux l’effondrement du régime de Vladimir Poutine, mais dans tout cet espace géographique parcouru par la caméra d’Ilya Povolostk, je me demande qu’est ce qui peut bien s’effondrer ? Ou plutôt qu’est-ce qui reste en capacité d’effondrement, au vu de la désolation et des ruines qui imprègnent ces terres (exemple le plus frappant, la station météo et son environnement urbain voués aux fantômes) ?
Dans un entretien Ilya Povolotsky parle d’une Russie en proie au désastre provoqué par la guerre en Ukraine, mais le désastre qu’il nous dévoile dans son film, lui, a commencé son œuvre depuis bien longtemps et si par malheur Poutine réquisitionnait les derniers hommes de ces territoires pour se battre sur le front ukrainien pourraient-ils devenir autres que des domaines d’anarchie livrés à des chefs de guerre ? (2)
Sauf à croire en la grâce qui fait que le pire n’est jamais sûr ?
Christiane Giraud-Barra
- Je dis « peut-être » car le peu de dialogue et la traduction des rares échanges entre les protagonistes ne permettent que des hypothèses.
- Le Caucase, la Géorgie, le pays Tchétchène vivent des guerres latentes.