Inviter la subversion en Synode. 2. Redonner l'envie de se sentir chrétien ?
Second volet de l’article intitulé « Inviter la subversion en Synode », que Didier Lévy verse à notre Dossier n° 39, Pour une Église synodale : Communion, participation et mission.
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Redonner l’envie de se sentir chrétien ?
Le premier volet de cette réflexion personnelle sur l’itinéraire synodal qu’emprunte l’Église catholique a soutenu dans son analyse – ou a fondé sur un parti-pris… – qu’une institution cultuelle édifiée et structurée en caste sacerdotale est inentamable par une réformation. S’entend une réformation menée de l’intérieur, et justifiant d’être ainsi nommée par l’étendue et la profondeur des champs auxquels elle s’attaque...
Qu’on aille, en ces termes, au-devant d’un non aboutissement par obstruction ou par enlisement du processus ouvert par le pape François, ce second volet de l’article se risque à explorer quelques-unes des voies, hautement indécises, sur lesquelles peut se diriger la « vocation missionnaire » de l’aile marchante de la réforme catholique.
Les « signes » du temps révolu des réformes ?
Impraticabilité culturelle et organique dressée face à l’itinéraire d’une exigence de changement, ou délibération d’un retranchement derrière le refus de concéder, le résultat sera le même si le temps est irrévocablement venu d'une révision globale des canons et des disciplines, des corpus de pensée et des pratiques : pour une institution ecclésiale, en fin de compte, l'alternative se posera entre la dissolution et le schisme. Vis-à-vis du long privilège unitaire de la cléricature et de la dogmatique catholiques, la Réforme illustre le second cas de figure.
La dissolution, elle, s’indécise dans la diversité des accidents qui emportent un système : l’éloignement massif ou la désertion raisonnée de ses membres, les fractionnements en courants de dissidences puis de séparation, ou en chapelles de repli, de témoignage ou de reconquête, ou encore les ralliements à des systèmes concurrents devenus « terres d’accueil » – ainsi à l'Église luthérienne pour des catholiques découvrant, par exemple en son modèle suédois, « un christianisme du temps présent » qu’ils sont découragés d’espérer de leur Église du ne varietur, de l’immuabilité des modes de pensée.
La rencontre avec ce « temps irrévocablement venu d'une révision globale des corpus et des pratiques » a aussi un précédent formidable dans l'histoire des États. Qui suggère, ou confirme, qu’il est bien un moment où la réformation ne trouve plus de prise. Où l’existant des formes et des règles, avec en arrière-plan les concepts sur lesquels celles-ci ont scellé leur raison d’être et leur légitimation, s’est trop dissocié du réel où il perdure pour rester amendable ou réparable.
On pense ici à la convocation des États généraux par Louis XVI (roi dont l'historiographie souligne insuffisamment les dispositions réformatrices qui furent les siennes – pour la justice pénale, pour les droits civils restitués aux protestants, pour l'anticipation de la citoyenneté des juifs, et pour l'élaboration d'une réforme régionale à composante élective ...).
Des États Généraux qui ouvrent une séquence imprévisible et inouïe. Avec d'un côté un parti princier et aristocratique (les futurs émigrés) qui presse le roi d’écarter toute remise en cause de ce qui n'est pas encore l'Ancien régime, et de l'autre, porté par la majorité des représentants, un mouvement composite mais agrégeant autour du Tiers État une volonté générale de modernisation, qui abolit d'emblée toutes les bases d’un ordre sociétal voué à être immuable, et qui impulse un processus d'accélération et de radicalisation qui constituera la Révolution française.
Un processus qui ne pouvait pas ne pas aller jusqu'à cet aboutissement pour la simple raison qu'à la date où s'ouvre le débat national sur la rénovation de la monarchie capétienne, l'occasion des réformes est déjà passée (ce dont peu des acteurs d'alors ont conscience). Parce qu’on n’a plus affaire à des révoltes, auxquelles les réformes qui ont trop tardé auraient pu sans doute répondre, mais à un phénomène révolutionnaire qui débute, et dont la capacité insoupçonnée à se propager va faire qu’il ne s’arrêtera pas en chemin.
L’indifférencialisme tue, la subversion vivifie ?
Ce parallèle entre la consultation synodale qui s’est ouverte dans l’Église catholique et l’ultime convocation des États Généraux – un parallèle qu’il est loisible de décliner, un peu malicieusement, en de nombreux autres, notamment entre les contributions diocésaines d’aujourd’hui et les cahiers de doléances d’hier, entre la consultation des fidèles et la parole donnée aux assemblées locales – s’expose au moins à deux réfutations.
Une récusation de ce parallèle peut arguer de la différence radicale de nature entre le chemin synodal mondial initié par le pape François et la résurrection par Louis XVI d’États Généraux quasiment tombés dans l'oubli.
Et une infirmation se motiver de l’anticipation résolument défaitiste que la comparaison des évènements et des époques projette sur l’issue de la démarche synodale et, au-delà, sur « l'avenir du catholicisme ».
Mais cette comparaison a surtout contre elle que l'Institution ecclésiale romaine, contrairement à la monarchie finissante, n’a pas pour défi immédiat de résister à un mouvement révolutionnaire capable de la subvertir et de la dissoudre. Mais de revenir sur les décennies où l’indifférencialisme, en devenant amplement majoritaire, a répondu à un conservatisme clérical démontrant invariablement qu’il était inentamable, et au discours qui en procédait, spirituellement et sociétalement inaudible dans les temps de nos modernités (1).
Ainsi, s’il est une « vocation missionnaire » pour l'aile marchante de la réformation catholique, ne consiste-t-elle pas à redonner l'envie de se sentir chrétien ?
En privilégiant le débat sur la foi, sur ses tenant et ses œuvres, en donnant sa plénitude au libre examen, en convoquant croyants et non-croyants à étudier l’intelligence du croire et l’éthique du faire. Et puisque cette tribune a commencé par un partage de la résolution de « passer les dogmes au crible », on pourra soutenir que le christianisme des nouveaux catholiques se façonne à partir d’un retour aux épiphanies des Alliances – lequel s’entend comme une immersion moderniste dans les sources de sens où, en leur genèse, ces Alliances ont puisé.
Ce qui réduit les dogmes accumulés à des objets d’étude, comme en quelque sorte des monuments conçus et hasardés sur les couches successives des sédiments d’une histoire de la pensée du divin, et les cléricatures à une copie mal venue des castes de prêtres officiants aux cultes païens. Et ce qui rappelle qu’en l’investigation incessante de l’Écriture biblique, par l’exégèse, par le midrash, par tous autres parcours de joie intellectuelle et spirituelle, réside la première prière à laquelle sont conviés les chrétiens et les juifs. Et en même temps que si le service de Dieu a besoin de ministres, ceux-ci ont pour seule investiture de guider des questionnements inépuisables et de mettre leur savoir au service de l’intellection des assemblées et de l’écoute de l’Esprit par chacun.
La redécouverte et l’exploration des sources, les libres parcours de leur examen et de leur discussion, et l’admiration ou la béatitude tirées de leur rencontre et de leur pénétration ingressive, qui sont autant d’élans pour les réappropriations intimes, ne sont-ils pas celui de la renaissance de « l’envie de se sentir chrétien » ?
Décrire l’avenir du catholicisme comme une protestantisation ? Ou l’entrevoir dans une communion des quêtes de sens ?
La réponse à la première proposition incline vers l’affirmative (2) si ce terme de protestantisation (ou l’une de ses variantes) est effectivement pris comme un renvoi à l’esprit de libre examen. Si la liberté ainsi revendiquée est reconnue en tant que cheminement spirituel et moral imparti aux consciences.
L’élection de la liberté de relecture et de ré-interprétation des textes – réponse aux aspirations à la rénovation de l’entendement dans toutes les approches de discernement du signifié –, si elle est un trait saillant et distinctif du protestantisme « progressiste », ne se réduit certes pas à celui-ci. La quête d’intellections répondant à des attentes d’éclairements rénovés, d’élargissement et d’ascension des perceptions du croire et de ses dépendances, est exemplairement présente dans le judaïsme libéral (dit aussi réformé par attraction) – ainsi que dans des courant de l’islam, contraints d’être très minoritaires en son sein.
Partant de cette liberté, le synode porteur d’avenir ne se dessinerait-t-il pas dans le projet d’une communion de la quête de sens ? Comme la fin d’un séparatisme religieux confinant chaque croyance dans sa possession revendiquée de la vérité.
De sorte que cette communion ne demanderait pas qui croit à la traversée de la Mer Rouge par les Hébreux, à leurs 40 années de pérégrinations et de révélations dans le Sinaï, à la splendeur du Temple de Salomon, ou au périple depuis Ur d’Abraham ; et qui, pour sa part, y lit non un récit factuel mais l’écriture dans la langue intraduisible des énigmes, et sur des siècles entremêlés, d’une symbolique de l’ineffable et de l’incommensurable. Qui se représente la venue au monde de Jésus, ses miracles et ses gestes, sa mort et sa résurrection, son temps ensuite de visitations terrestres puis son ascension, comme autant de faits historiques (ou plus avérés encore) consacrés par les pères fondateurs de la théologie chrétienne et consignés par les Conciles ; et qui, à l’opposé, les entend comme une suite d’allégories inépuisablement riches de sens, de l’Incarnation à la Cène et à la vacuité du Tombeau, la plupart n’étant décelables comme telles qu’à partir des annonciations du judaïsme dont obscurément elles émanent.
Une communion empruntant donc le chemin des émancipations. Dont celle de l’autorité absolutiste que l'institution romaine s’est conférée, de la doctrine de la foi à la réglementation des conduites : un pouvoir de codifier les obligations du croire, et de sanctionner les dissidences de pensée et de vie, qui s’est institué dès les premiers repères historiques de la conformation ecclésiale ; et qui, pour l’époque moderne, a œuvré à sa pérennisation du Concile de Trente à la rédaction du Syllabus ainsi que dans les pontificats les plus conservateurs, dont ceux de Pie IX et de Pie X, ou plus récents de Jean-Paul II et de Benoît XVI.
Une communion, surtout, où la même interpellation de l’esprit de liberté tisserait le lien d’unité et de fraternité : l’unité devant le mystère de la création du mal dont ressort le paradoxe fondateur des religions monothéistes ; la fraternité entre ceux qui ont reçu la description trinitaire de Dieu, « considéré dans son mode d'existence en trois personnes distinctes et consubstantielles, unies dans une seule et indivisible nature éternelle », et ceux qui s’en tiennent à ce qu’il est prêté à Dieu d’avoir dit de lui-même dans l’abstrusion « Je suis celui qui suis » (3).
Élever cette communion des quêtes de sens au-dessus des appropriations monopolistiques de la « Vraie Foi’ », n’est-ce pas proposer un espace de paix où les créatures de bonne volonté se retrouvent pour tourner ensemble leurs regards interrogatifs vers la transcendance – ou vers l’image d’un grâce souveraine ?
Sans que personne n’ait à renier la version de son credo, à quitter le lieu de prières dont les rituels lui appartiennent depuis l’enfance, ou à se détacher des prescriptions qu’il regarde comme énoncées par l’Éternel. Sauf à le faire de sa libre pensée, voire à son ultime déconstruction de l’identitaire confessionnel.
Un espace spirituel, d’une autre nature que les religions et les Églises, où il y aurait ainsi des juifs et des chrétiens, et même des croyants et des non croyants, et où se formerait une communauté des questionnements, de la réflexion et de l’étude. En bref, une assemblée réunie sur deux partages : celui de l’intimation « Tu ne jugeras point » dont naissent les justes en l’amour, et celui de l’acte de foi qui récuse les intégrismes en pressentant que « Tout ce qui monte converge ».
Didier Levy
(1) Si l’Histoire connaît des occurrences symboliques, Humanae vitae, bientôt venue récuser l’aggiornamento profilé par Vatican II, a réouvert le cycle de l’inaudibilité suspendu par le Concile.
(2) La conditionnalité vient ici de la présence de courants fondamentalistes dans l’ensemble composite des Églises classées comme protestantes. Courants représentés par celles qui adhèrent à un littéralisme intégral d’expression ultraréactionnaire (Amérique du Nord, Brésil et Afrique notamment).
(3) « Quand Moïse demande à Dieu qui il est, celui-ci répond (…) : « Je suis celui qui suis », trois mots en hébreu qui recèlent tout le mystère de la nature divine. (…) Pourtant le sens de cette affirmation est bien mystérieux, déjà elle est traduite de bien des manières différentes : « je suis qui je suis », ou « je suis qui je serai », ou « je suis l’être » (Prédication prononcée au temple de l'Étoile, à Paris, par le pasteur Louis Pernot).