Penser la laïcité spirituellement (Abdennour Bidar)
La question de la laïcité devient de plus en plus présente dans le débat public. Le premier anniversaire de l’assassinat de l’enseignant Samuel Paty par un terroriste islamiste, pour avoir ouvert un débat au lycée sur les caricatures du prophète Mahomet a été l’occasion de prendre conscience de l’urgence d’un débat de fond sur cette question. L’ouvrage que vient de publier Abdennour Bidar, docteur en philosophie, inspecteur général de l’éducation nationale (1), intitulé Génie de la France. Le véritable sens de la laïcité me paraît d’une importance majeure :
« L’État laïque offre à chaque citoyen le droit d’une pleine liberté spirituelle. Dès lors, ce qui sépare deux choses en unit simultanément deux autres, et la séparation produit une union. La séparation des Églises et de l’État est liaison autant que déliaison, liaison du spirituel et du politique opérée par la déliaison même du religieux et du politique. Nous ne songeons pas à cette dimension spirituelle, et ne savons ni la conscientiser ni l’expliquer lorsque nous parlons de laïcité. Or, c’est tout à fait nécessaire et crucial si l’on veut se donner et donner une représentation juste du génie de celle-ci, car ce paradoxe de la laïcité la signale non pas seulement comme un événement métaphysique en général mais comme l'évènement métaphysique qui ouvre les temps à venir » (2).
La laïcité ne se réduit pas à un système juridique précisant les relations des religions et de l’État. L’État a-religieux et anticlérical peut être à son tour dogmatique et totalitaire : « Il y a le risque d’un absolutisme de l’État, qui ne concerne pas seulement les dictatures, mais qui menace la démocratie et l’État de droit dès lors que ce pouvoir est exercé par des hommes qui, en eux-mêmes, n’ont pas combattu et vaincu le démon de la volonté de puissance, l’appétit de domination et de gloire – bref, cette Église intérieure dont le Dieu est leur ego ». Pour cela, il s’agit de promouvoir une « laïcité intérieure » que Jean Baubérot, suite aux travaux de l’historien Claude Nicolet définit ainsi : « En chacun sommeille, toujours prêt à s’éveiller, le petit « monarque », le petit « prêtre », le petit « important », le petit « expert » qui prétendra s’imposer aux autres et à lui-même par la contrainte, la fausse raison, ou tout simplement la paresse et la sottise. Personne ne se trouve à l’abri de ce cléricalisme intérieur, et l’esprit laïque consiste, par un effort difficile et quotidien à essayer de s’en préserver. » Nicolet va même jusqu’à conclure : « La laïcité, tout compte fait, est un exercice spirituel car il faut lutter au plus intime de la conscience, contre tout ce qui incite au renoncement à avoir une opinion à soi pour se fier à une vérité toute faite » (3).
On comprend alors pourquoi Abdennour Bidar a mis en exergue de son ouvrage ce propos de François Mitterrand cité par Marie de Hennezel dans son livre Croire aux forces de l’esprit : « Vous voyez, la France n’est pas prête pour la laïcité parce qu’elle n’a pas encore fait le chemin de l’intériorité. La vraie laïcité, c’est l’intériorité » (5). À ses yeux, la laïcité ouvre une troisième période pour notre humanité historique : « Après les époques religieuses qui nouaient le spirituel et le politique par le religieux, après la modernité qui abandonnait le spirituel en dénouant le politique et le religieux, là voilà en effet qui renoue le spirituel et le politique sans le religieux. La laïcité correspond, en ce sens-là, à cet avènement d’une nouvelle ère spirituelle pour l’humanité qui est une ère méta- ou post-religieuse. La séparation est liaison, non seulement « sortie de la religion », mais entrée dans l’âge spirituel post-religieux – cet âge que Joachim de Flore (6) avait peut-être aperçu déjà dans l’avenir lorsqu’il évoquait, au XIIe siècle, « trois âges » pour une présente humanité appelée à connaître une ère de « liberté » spirituelle, après être passée par « l’esclavage » aux dieux, puis par la « soumission filiale » à leur pouvoir. Mais, si la laïcité est quelque chose comme un des évènements inauguraux de cette ère spirituelle nouvelle, alors, le sens de celle-ci nous échappe encore trop largement » (7).
Pour Abdennour Bidar, le « génie de la France », la rend particulièrement disponible pour ce travail de déconstruction et d’ouverture : « Tandis que les philosophes allemands, de Leibniz à Hegel, se caractérisent par leur capacité à produire des systèmes de pensée, leurs homologues français sont à l’inverse, de siècle en siècle, de Montaigne au XVIe siècle jusqu’aux modernes Michel Foucault et Jacques Derrida, en passant par Descartes, des esprits hyper critiques ; de grands « déconstructeurs » de tout ce qui veut dominer notre esprit et de nos certitudes humaines les mieux ancrées, les plus a priori au-dessus de tout soupçon ; de grands pratiquants de cette ironie qui toujours décèle la faille, l’illusion, la vanité ou l’inanité dans la multitude des représentations que l’homme construit. (…) Il revient peut-être à Blaise Pascal d’avoir donné au XVIIe siècle le motif le plus profond de cette pensée de la déconstruction, démystification et démythification : c’est un acte de courage et de lucidité. Pourquoi en effet notre esprit libre penseur déconstruit-il tout ? Pourquoi Pascal lui-même, pourtant chrétien si fervent, prend-il autant de soin à désacraliser tout ce que nous sacralisons en nous invitant à réaliser que c’est seulement notre imagination qui rend un certain nombre de choses si impressionnantes ? C’est « l’imagination » qui, « maîtresse d’erreur et de fausseté », « dispose de tout » (8).
Il vaut la peine de citer l’intégralité de la courte « conclusion » de cet ouvrage : « Certains, à n’en pas douter, s’étonneront qu’un musulman ait ainsi osé s’emparer de ce thème prodigieux du « génie de la France ». D’autres, à n’en pas douter non plus, s’émouvront que je livre de ce génie une vision aussi spirituelle, aussi inséparablement mystique et politique… Et surtout, quel comble, en centrant cette mystique sur la laïcité ! Sans doute parlera-t-on là d’un énième « dévoiement » de cette laïcité, du « tournant » ou de la « distorsion théologique » que je prétendrais ici lui faire subir, voire de son « détournement musulman ». Tout est à craindre en ces temps de grande confusion, dans lesquels la parole du philosophe ne s’avance plus guère que comme l’ultime appel de paix – l’ultime obstacle – à la volonté de guerre des uns et des autres.
Je ne répondrai d’avance qu’une chose à ces objections prévisibles, et aux autres, la même que jadis François Mauriac : « Je suis engagé dans ces problèmes d’en bas, pour des raisons d’en haut » (9).
Bernard Ginisty
- Laissons à Abdennour BIDAR le soin de se présenter :
J’ai grandi dans les quartiers Nord de la ville de Clermont-Ferrand où je suis né en janvier 1971. J’ai été élevé par ma mère dans une double culture française et musulmane, nourrie aussi bien par la musique classique que par la psalmodie du Coran, les penseurs spirituels de l’Occident comme Teilhard de Chardin ou René Guénon que par les mystiques de l’islam (Ibn Arabi, Rumi) et de l’Inde (Ramana Maharshi). Cette enfance baignée dans une ambiance spirituelle m’a dirigé naturellement vers l’étude de la philosophie. J’ai donc suivi un parcours universitaire qui m’a conduit à l’École normale supérieure de Fontenay Saint-Cloud et à la Sorbonne. Je suis agrégé et docteur en philosophie. Parallèlement, j’ai passé plusieurs années dans une confrérie soufie – une expérience très forte racontée en 2006 dans Self Islam.
Ensuite j’ai commencé à écrire sans relâche, à partir de 2003 dans la revue Esprit un article qui avait pour titre « Lettre d’un musulman européen ». Puis j’ai consacré ma thèse de doctorat en philosophie à la pensée prodigieuse du réformiste musulman indien Mohammed Iqbal (1873-1938), qui est l’une de mes sources d’inspiration majeures. Voici à ce jour la liste de mes essais publiés, dans les domaines de la philosophie de la religion, de la philosophie de l’islam, de l’histoire des idées, et de la méditation engagée : Quelles valeurs partager et transmettre aujourd’hui ? (Paris, Albin Michel, 2016) ; Les Tisserands (Paris, Les Liens qui Libèrent, 2016) ; Plaidoyer pour la fraternité (Paris, Albin Michel, 2015) ; Lettre ouverte au monde musulman(Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015) ; Histoire de l’humanisme en Occident (Paris, Armand Colin, 2014) ; Comment sortir de la religion ? (Paris, La Découverte, 2012) ; L’islam face à la mort de Dieu, Actualité de Mohammed Iqbal (Paris, François Bourin éditeur, 2010) ; L’islam sans soumission, Pour un existentialisme musulman (Paris, Albin Michel, 2008) ; Self islam, Histoire d’un islam personnel (Paris, Seuil, 2006) ; Un islam pour notre temps (Paris, Seuil, 2004).
J’appartiens au comité de rédaction de la revue Esprit (Paris). En 2013, j’ai été nommé personnalité qualifiée de l’Observatoire national de la Laïcité par le Président de la République François Hollande. Sur le plan professionnel – car on me demande souvent ce qu’on peut faire avec des études de philosophie ! – j’ai enseigné la philosophie d’abord dans le secondaire, en classe de terminale, pendant plus d’une dizaine d’années ; puis dans l’enseignement supérieur, en classes préparatoires aux Grandes Écoles et comme chargé de cours à l’université ainsi qu’à Sciences Po Paris. J’ai également été chargé de mission au ministère de l’Éducation nationale sur la pédagogie de la laïcité, pendant 4 ans. Depuis mars 2016, j’ai été nommé inspecteur général de l’Éducation nationale en intégrant deux groupes permanents et spécialisés en philosophie et vie scolaire.
De 2015 à 2016, j’ai eu le plaisir de produire et présenter l’émission hebdomadaire « Cultures d’islam » sur France Culture. En septembre 2015, la ville de Nancy m’a fait l’immense honneur du prix du Livre et Droits de l’Homme de la ville de Nancy pour mon Plaidoyer pour la fraternité. Une notion pour laquelle je continue de m’engager avec d’autres, et la conviction que c’est aujourd’hui autour d’elle qu’il faut nous rassembler tous.
Enfin, avec la psychologue Inès Weber nous avons créé en 2015 le Sésame, un centre de culture spirituelle qui s’est donné pour vocation de transmettre l’héritage des grandes sagesses philosophiques et religieuses d’Orient et d’Occident, et de participer à l’effervescence créatrice autour de la question « Comment donner une dimension spirituelle à nos vies ? », qui interpelle aujourd’hui de plus en plus de consciences.
- Abdennour BIDAR : Génie de la France. Le véritable sens de la laïcité, Albin Michel, 2021, p. 114-115.
- Cf. Claude NICOLET : L’idée républicaine en France. Essai d’histoire critique (1789-1924) Gallimard, 1982.
- Jean BAUBEROT : Ni pute, ni soumise. La laïcité intérieure in Abdennour BIDAR, op. cit. p. 187-188.
- Cf. Marie de HENNEZEL : « François Mitterrand m’explique que tant que les humains n’auront pas dépassé les clivages religieux, il y aura d’un côté les croyants et, de l’autre, les non-croyants, les laïcs. « La religion divise, précise-t-il, la spiritualité rassemble, parce que les spirituels ont une « communauté d’intériorité », Albin Michel, 2016, p. 55.
- JOACHIM de FLORE (1135-1202) est un moine cistercien. Au début de son Exposition de l'Apocalypse, Joachim reproduit l'idée fondamentale de son système, à savoir la division du gouvernement du monde en trois règnes. Le premier, celui du père, va depuis le commencement du monde jusqu'à l'avènement du fils ; le second, celui du fils, commence à Zacharie, père de Jean, et va jusqu'à saint Benoît, avec lequel s'annonce le troisième. Le premier est l'âge de la servitude servile, le second de l'obéissance filiale, le troisième de la liberté. Le premier est l'âge de la crainte, le second de la foi, le troisième de la charité. Le premier est l'âge des vieillards, le second celui des jeunes gens, le troisième celui des enfants. Sur Joachim de Flore, le jésuite Henri de LUBAC (1896-1991) a écrit un ouvrage magistral : La postérité spirituelle de Joachim de Flore, Cerf 2014.
- Abdennour BIDAR : op. cit., p. 117.
- Id. p. 24-25.
- Id. p. 197.