Ève et le péché premier

Publié le par Garrigues et Sentiers

Le péché dit originel se résume dans la parole du serpent qui interroge notre désir d’être Dieu, de posséder les gens et les choses.

Dans son dernier livre, Lytta Basset rejette le péché originel en affirmant qu’il est culpabilisant en définissant l’humain à partir d’une noirceur congénitale. Ce à quoi elle s’attaque n’est pas tant le récit biblique qu’une lecture historicisante selon laquelle Adam et Ève auraient transmis à l’ensemble de l’humanité une sorte de souillure. Cette lecture n’est plus recevable de nos jours parce que notre lecture de la Genèse a changé. Ce n’est pas pour autant que le récit du jardin n’a rien à nous dire. Il reste pertinent en ce qu’il dévoile une structure fondamentale de l’humain.

Commençons par l’écouter. Le début du chapitre trois du livre de la Genèse peut s’écrire en trois affirmations.

- L’homme et la femme sont tous les deux nus, et n’en ont pas honte.
- La femme et l’homme mangent le fruit que Dieu leur avait défendu de manger.

- L’homme et la femme se cachent l’un devant l’autre, et devant Dieu.

Le récit évoque le passage de la nudité au caché, de la transparence au honteux. Il vaut donc la peine de se pencher sur le point qui a fait passer de la situation initiale à l’état final. Il se présente sous la forme d’un dialogue entre la femme et le serpent qui commence par insinuer que Dieu est obnubilé par l’interdit : « Dieu a-t-il réellement dit : “Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin” ? » La femme remet les choses à leur juste place : « Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin. » Puis elle situe exactement l’interdit : « Mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : “Vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas, sinon vous mourrez.” » Nous avons vu dans l’article sur la parole que, la limite étant constitutive de notre humanité, l’interdit n’était pas posé pour asservir l’humain mais pour éviter qu’il se perde. Mais ce qui est interdit a toujours attisé la convoitise, et le serpent en a joué : « Vous ne mourrez pas ! Dieu le sait : le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent ce qui est bon ou mauvais. » Après avoir insinué que Dieu voulait tout interdire, le serpent le présente comme un Dieu jaloux qui a peur que l’humain ne devienne son égal. Ce dernier argument est décisif : la femme pose un autre regard sur le fruit, elle le voit bon à manger, agréable à la vue et propre à donner du discernement. (Genèse 3,1-6). Elle en mange et le partage avec son mari.

De ce récit, nous pouvons tirer deux enseignements.

Le premier est que la question que la Bible ne cesse de nous poser est celle du serpent : « Pourquoi vous encombrez-vous des commandements d’un autre, vous pouvez être Dieu vous-mêmes. Vous pouvez décider vous-mêmes de ce qui est bien et mal. Si un fruit vous paraît beau et bon, pourquoi vous gêneriez-vous pour le manger ? » Au fond de chacun réside un petit tyran qui rêve d’être dieu, d’être le roi du monde, de posséder les gens et les choses.

Ensuite, ce désir est symbolisé sous la forme d’un fruit qui a été mangé. Une fois mangé, il est quelque part en nous mais on ne sait pas très bien où. Ce symbole nous rappelle que nous ne sommes pas transparents à notre désir d’être Dieu. En chacun, il y a du caché, du contradictoire. C’est ce qu’affirme Paul dans ce verset qui résume notre lecture du péché premier : « Ce que j’accomplis, je ne le comprends pas… je ne fais pas le bien que je veux mais je pratique le mal que je ne veux pas. Si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui l’accomplis mais le péché qui habite en moi. » (Romains 7,15.19-20).

Belle nouvelle du péché originel

Marx, Nietzsche, Freud ou Durkheim ont, chacun à leur manière, montré que nous ne sommes pas transparents à nous-mêmes. Nous ne sommes pas ce que nous sommes parce que nous l’avons choisi mais en raison des forces économiques, d’une volonté de puissance qui nous travaille, du conditionnement de la prime enfance ou du déterminisme de la structure sociale. Ces forces nous influencent d’autant plus qu’elles sont dissimulées. Même si nous savons que nous ne pouvons être réduits à ces conditionnements et que demeure en nous la liberté de négocier avec ces influences, nous devons entendre qu’une part de ce que nous sommes échappe à notre maîtrise. Demeure en l’humain du caché, du contradictoire, de l’ambivalence.

C’est à partir de cette réalité que nous découvrons dans les récits de commencement de la Genèse une métaphore de notre humanité. Nous savons bien que nous ne sommes pas une liberté pure et parfaite mais que nous sommes les enfants d’une culture, d’une époque, d’une famille et d’une histoire. Nous sommes précédés par un héritage qui nous contraint et que nous sommes appelés à assumer.

L’histoire du serpent est le récit de notre réalité humaine et de ses ambiguïtés. Il devient libérateur en ce qu’il nous apprend que nous n’avons pas à nous culpabiliser des divisions que nous ressentons en nous-mêmes, de même que nous ne nous culpabilisons pas de ne pas courir plus vite que le cheval ou de ne pas travailler plus que la fourmi. La bonne nouvelle du péché originel est l’annonce que nos contradictions appartiennent à notre nature humaine : nous ne sommes pas des anges transparents à l’Évangile. À partir de cette réalité, nous sommes appelés à entendre la voix de l’Évangile qui nous appelle à un chemin d’unification intérieure, même si nous savons que c’est un idéal qui ne sera jamais parfaitement atteint. Nous le savions mais il est bon de mettre des mots, voire du dogme, sur cette réalité.

Le contrat de Faust

La légende de Faust raconte l’histoire d’un homme qui a vendu son âme au diable pour devenir l’égal de Dieu. Dans notre civilisation, tout se passe comme si le serpent avait rencontré l’homme occidental il y a deux siècles, et lui avait proposé le marché suivant : Tu auras la puissance et le secret de la création. Tu exploreras les limites du monde et tu contrôleras la matière. Tu seras informé de tout. Tu pourras guérir les maladies et réparer la vie. Tu auras le froid et le chaud. Tu te seras affranchi du bien et du mal.

Nous avons signé le contrat, et le serpent a tenu parole. Nous avons la science, la connaissance, la puissance et l’abondance... mais nous avons perdu le sens.

L’humain connaît l’univers, mais il ne sait pas à quoi il sert. Il a percé le secret de la vie, mais il a perdu le sacré de la vie. Il peut communiquer avec le monde entier, mais il n’a jamais été aussi seul. Il peut produire de la nourriture en abondance, mais il n’a pas appris à la partager.

L'entrée dans la vraie vie

En sortant du jardin, le premier couple est confronté à trois défis majeurs de notre humanité ; le rapport au mal, à la domination sexuelle et au travail.

Après qu’Adam et Ève ont rompu la relation avec Dieu en voulant devenir dieu eux-mêmes, le troisième chapitre de la Genèse présente les conséquences de cette rupture. La malédiction du serpent (Tu mangeras de la poussière) et son opposition à l’humain. Pour la femme, les difficultés de la vie (Tu enfanteras dans la douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais lui dominera sur toi). Pour l’homme, la pénibilité du travail (À la sueur de ton visage tu mangeras du pain).

Que Dieu maudisse le tentateur, cela ne gênera que les ophiolâtres, les adorateurs de serpent. En revanche, qui est ce Dieu cruel qui se venge de l’humain en rendant l’accouchement pénible et dangereux, en permettant à l’homme de dominer la femme, et en rendant son travail pénible et ingrat ?

C’est en prenant un peu de recul et en considérant l’ensemble du chapitre que nous répondrons à ces questions. Avant de manger le fruit, Adam et Ève vivaient dans le jardin de Dieu. À la fin du récit, ils quittent l’Éden pour entrer dans le monde tel que nous le connaissons, un monde marqué par le danger et l’ambiguïté. Les paroles que Dieu adresse au serpent, à la femme et à l’homme correspondent à trois défis que l’humanité doit relever pour se développer.

Trois défis

Le serpent peut être un symbole d’équilibre et de guérison comme dans l’exemple du caducée mais, dans ce chapitre, son image est négative. Il est celui qui médit sur Dieu, qui insinue, qui ment : « Dieu a-t-il vraiment dit... mais non, vous ne mourrez pas, mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez... vous serez comme des dieux... » Il est le symbole du persiflage (le mot rappelle le sifflement du serpent), de la médisance, du mensonge et de la séduction. Il est le calomniateur qui fait le mal par pure méchanceté. Pour le premier couple, l’entrée dans le monde signifie la confrontation avec le pouvoir du mal. L’histoire de l’humanité devient l’histoire des conquêtes et des défaites de l’humain dans ce combat.

À propos des relations entre l’homme et la femme, le texte dit le contraire de l’interprétation qui a été dominante dans l’Histoire. La domination de l’homme sur la femme n’est pas un commandement de Dieu, elle est la conséquence de l’entrée de l’humanité dans un monde régi par des rapports de force et de pouvoir. La vocation de l’humain est de lutter contre ces rapports de domination, pour instaurer des relations construites sur la complémentarité, l’entraide et le face-à-face, comme c’était le cas dans le jardin. La rupture de l’harmonie entre les sexes est une conséquence de l’orgueil de l’humain qui veut devenir Dieu. Le message du texte invite l’humanité à œuvrer pour les relations harmonieuses du jardin, contre les conséquences de ce qu’on a appelé la chute.

L’homme est confronté à l’aridité de la terre et à la pénibilité du travail. Le travail n’est pas une malédiction en soi puisque, dans la création, l’homme avait pour vocation de garder et de cultiver le jardin. La malédiction repose dans le fait que la terre devient avare de ses bienfaits et que le travail est dur : « C’est à la sueur de ton visage. » La terre est aride, le fer résiste sur l’enclume du forgeron, et les paroissiens s’ennuient sous le manque d’inspiration du prédicateur.

L’hébreu a deux mots pour dire le travail. Melakha qui évoque le travail comme vocation, comme participation à l’œuvre de création ; et avodah, qui renvoie à servitude, au travail comme fardeau. La Bible nous appelle à lutter contre le travail avodah pour favoriser le travail melakha.

Des chérubins pour gardiens

Après avoir chassé le premier couple, Dieu a disposé des chérubins munis d’épées flamboyantes pour interdire l’accès du jardin. Ce détail a intrigué les commentaires qui ont donné deux explications différentes.

 En plaçant les chérubins, Dieu déclare qu’il ne veut pas qu’après avoir mangé du fruit de la connaissance, l’humain s’empare aussi de l’arbre de vie et qu’il vive éternellement. Cet interdit nous interroge sur ce que serait une éternité vécue au sein des ambiguïtés de notre monde. Bibliquement, l’éternité est associée à une guérison de toute notre personne car qui voudrait vivre éternellement avec ses peurs, ses regrets, ses rancunes et ses maux de dents ? Une telle perspective ne serait pas très enviable ! C’est pourquoi, dans la Bible, l’éternité est précédée du jugement que nous pouvons considérer comme une purification de notre histoire. Avec les progrès de la médecine et la perspective de la fin du vieillissement, certains savants prophétisent que l’humain qui vivra mille ans est déjà né. Quand on y pense, une telle idée est effrayante car une éternité sans guérison ressemble fort à une punition.

Une autre interprétation de ce verset explique que Dieu a placé des chérubins à l’entrée du jardin pour interdire à l’humain un retour vers une origine idéalisée. Contre le mythe du « c’était mieux avant », Dieu n’attend pas l’humanité dans un retour au passé, mais dans la construction d’un monde nouveau. L’histoire est toujours à venir, et toute retraite est impossible. Lorsque la Bible parle d’une réconciliation entre l’enfant et le serpent (Ésaïe 11,8), d’une naissance sans douleur (Esaïe 66,7) et d’une terre généreuse (Esaïe 47,12), elle le fait dans une perspective messianique. La réconciliation est à venir, elle n’est pas dans la nostalgie d’un paradis perdu. Si la Bible commence dans un jardin, elle s’achève dans une ville, la Jérusalem céleste, qui est le produit du travail des hommes. La vocation de l’humain ne consiste pas à fuir le monde et ses ambiguïtés, mais à travailler dans une réalité marquée par la contradiction.

Des tuniques de peau

Avant des les renvoyer du jardin « le Seigneur Dieu fit à Adam et à sa femme des tuniques de peau ». Nous nous souvenons que la première chose que l’homme et la femme ont faite après avoir mangé le fruit était de cacher leur nudité avec des feuilles de figuier. Dieu a trouvé que c’était un peu léger pour affronter les dangers du monde, alors il leur a fait des tuniques de cuir pour les protéger. Ce faisant, Dieu accueille leur nouvelle situation. L’homme et la femme ont quitté l’ère de l’innocence marquée par la nudité, pour entrer dans le combat de l’histoire marquée par la nécessité de se protéger.

 En hébreu, le mot peau est proche du mot lumière. Des commentaires ont dit que Dieu a revêtu Adam et Ève d’habits de lumière pour signifier sa bénédiction sur leur histoire. Comme d’habitude, les anges ont râlé de ce privilège accordé aux humains, et Dieu leur a répondu : « Maintenant qu’ils sont exposés au bien et au mal, ils sont supérieurs à vous chaque fois qu’ils triomphent du mal, parce que vous ne connaissez pas le mal. »

Antoine Nouis
Réforme 3578, 2 octobre 2014

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L
Je me permets de signaler qu’il est réagi à cet article d’Antoine Nouis, et qu’il lui est fait beaucoup appel, dans le commentaire que je propose sur l’article de René Guyon - Lettre de Judas « à l’ami qui l’a brisé » - publié le 7 août 2015 par Garrigues et Sentiers. Ce signalement glissé aux lecteurs du blogue me permettant d’exprimer toute ma reconnaissance à Antoine Nouis qui a élargi ma recherche et qui a apporté à ma réflexion des repères qui sans lui m’auraient échappé - repères qui créent une proximité dans nos références et notre argumentation qui nuance significativement, me semble-t-il, notre façon différente d’envisager les incidences de la thèse de Lytta Basset. Didier LEVY - 22 08 2015
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L
Article bien enraciné dans l’Ecriture et plein d’ouvertures intéressantes.<br /> Du dogme du péché originel ont découlé de nombreux autres dogmes dans une vision pessimiste de l’humanité. Cette culpabilité du premier péché qui rejaillit sur toutes les générations, dès la conception, était évidemment de nature à intéresser la psychanalyse. Le prêtre-psychanalyste et théologien Eugen Drewermann – dont l’œuvre capitale est délibérément ignorée des théologiens et exégètes « officiels » - y revient dans plusieurs de ses livres :<br /> - « La peur et la faute », T. 1, p. 45 et suiv. et p. 75 et suiv., Ed. Cerf, 1992.<br /> - « La parole qui guérit », p. 25 et suiv. Ed. Cerf, 1991.<br /> - « L’Evangile de Marc », chapitre 1, Ed. Cerf 1993.<br /> <br /> Pour ma part, après ces lectures et d’autres, j’en suis venu à parler de "faille originelle" plutôt que de péché, notion qui entraîne automatiquement culpabilité. S’il y a bien une « faille d’origine », nous la devons à notre liberté d’êtres créés, différenciés de lui, voulue par Dieu. Ce n’est pas de cette faille que nous devons nous sentir coupables mais plutôt de vouloir la nier car nous la ressentons comme une blessure. Je développe cette idée et celle de la nudité honteuse dans un article « La réconciliation (2) » de mon blog « Bible : Parole et paroles » :<br /> http://www.bible-parole-et-paroles.com/2015/02/la-reconciliation-2.html
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B
Oui, il ne s'agit pas de nier la faille originelle, mais de l'utiliser comme un moyen de RECONSTUCTION, accordée à notre marge de liberté, en vue d'une tentative d'accéder à une vie nouvelle, difficile certes, mais condition d'un dépassement susceptible de répondre à la volonté divine; commencer à vivre comme l'enfant de Dieu tel que Dieu l'attend de chacune de nous; ici et maintenant, et pour l'éternité.