Je m’étonne de l’importance de Judas !
N’ayant pas lu le livre de Claude Dagens1, je ne le commenterai pas. En revanche, je m'étonne de l’importance qui est donnée depuis quelques années dans certains milieux chrétiens à la personne de Judas. Je sais qu'un nouvel intérêt, surtout historique, s'est porté récemment sur les évangiles apocryphes, parmi lesquels un « évangile de Judas », mais de là à faire de Judas la personne indispensable au salut de l'humanité, il y a un pas qu'il me semble hasardeux de franchir : en poussant un peu plus loin la tendance, on pourrait se demander : à quand une demande de béatification pour Judas ? Trêve de plaisanteries, sachons raison garder et respectons la place de chacun.
Pourquoi Judas m'intéresse-t-il si peu ? Essentiellement, parce que (contrairement à Pierre) il ne s'est pas montré homme de foi, il n'a pas cru dans le pardon possible de Celui que Jésus nommait son Père : il s'est pendu (la trahison contre quelques pièces de monnaie est secondaire). Cela ne le condamne pas, surtout aux yeux du Père, mais ça n'en fait pas un martyr.
Mais il y a plus important, et on s’éloigne de l’anecdote pour aborder une question centrale de la révélation chrétienne. Le destin de Jésus de Nazareth était-il scellé d'avance ? Était-il écrit qu'il croiserait le chemin de Judas ? Autrement dit, Jésus était-il un homme libre ? On sent bien que la question est vitale : « Vous êtes appelés à la liberté », c'est saint Paul qui met ces mots dans la bouche de Jésus. Comment peut-il nous appeler à la liberté, s'il n'est pas lui-même libre ? Voir à ce sujet le livre stimulant du théologien suisse Raymund SCHWAGER, s.j. Le drame intérieur de Jésus, qui reprend les thèses de Hans Urs von BALTHASAR sur la mission de Jésus, laquelle n'était pas « préfabriquée : il a dû avec toute sa responsabilité libre la former de lui-même ». Pour paraphraser une formule célèbre, dire : « hors de Judas, point de salut » semble totalement étranger à l'univers mental d'un Évangile de liberté.
La problématique du « Judas sauveur » soulève une autre question, celle du salut par le Christ. N'oublions pas le nom porté par Jésus : Dieu sauve. Ce n'est pas Jésus seul qui sauve, c'est le Christ, l'oint, l'envoyé du Père. Par ailleurs, le projet divin de sauver l'homme n'a pas attendu la « chute d'Adam », il est présent dès l'origine, dès la Création (voir Bernard SESBOÜÉ, L'homme merveille de Dieu). Jésus ne vient pas « racheter la faute d'Adam » par son sacrifice sur la croix, suivant une théologie largement préconciliaire, il vient réaliser pleinement l'homme espéré de tous temps dès les premiers chapitres de la Genèse, l'homme à l'image et à la ressemblance du Créateur, il est l'homme sauvé par excellence, et c'est en cela qu'il sauve.
Ni la souffrance du Christ en croix, ni même sa mort ne nous sauvent, il nous faut bannir de notre vocabulaire ce mot de sacrifice. Les écrivains bibliques (du livre des Prophètes au livre de la Sagesse) ont largement combattu le sacrifice humain. Si la religion chrétienne devait le réhabiliter en parlant du sacrifice du Christ, elle trahirait ses sources. Ce qui nous sauve, c'est l'amour de Jésus pour son Père (et pour les hommes, c'est indissociable), sa vie en communion avec Lui, en un mot sa foi en Dieu et en l'humanité.
Jésus est homme de foi, Judas en est l'antithèse.
Pierre Locher
1 – À l’ami qui s’est brisé-Lettres de Jésus à Judas (Bayard) ; cet article est un commentaire à un article de René Guyon intitulé Lettre de Judas « à l’ami qui l’a brisé ». La longueur et la qualité de ce commentaire nous ont poussés à le transformer en article.