Cesse de me toucher !
Je discutais hier avec mon épouse bien-aimée de la véracité de tous les événements racontés par Jean dans son Évangile, qui en décrit un nombre non négligeable totalement « inconnus » des évangiles de ses « collègues ».
Comment se fait-il que les trois autres évangélistes soient passés « à côté » d’un certain nombre d’événements dont les plus connus sont le miracle du vin au mariage à Cana, la rencontre de Jésus avec la femme de Samarie, son immense discours aux apôtres qui s’étend du verset 13,21 à la fin du chapitre 17 et – surtout – la résurrection de son ami Lazare juste avant son arrestation, sans parler du chapitre 21 consacré à la gloire de Pierre, mais de toute évidence apocryphe, avec la pêche miraculeuse des 153 poissons et les trois « Pierre m’aimes-tu ? » ?
Cet évangile de Jean est tout à fait à part et présente un grand nombre d’événements particulièrement riches en allusions théologiques… mais dont « la réalité historique n’est pas avérée » comme le laissent entendre certaines notes1 du colossal ouvrage Lecture de l’Évangile de Jean de Xavier Léon-Dufour que je vous conseille de vous procurer d’urgence2.
C'est en parlant avec mon épouse que j’y ai découvert une note de bas de page concernant l’épisode de Jean 20,11-18 qui raconte l’apparition de Jésus à Marie de Magdala (et non Madeleine ; cf. infra) et plus particulièrement le verset 20,17 que nos bibles traduisent toutes comme la Bible de Jérusalem (Chouraqui aussi !) : Jésus lui dit : « ne me touche pas car je ne suis pas encore monté vers mon Père ».
Voici le texte de cette note de Xavier Léon-Dufour (Lecture de l’Évangile de Jean Tome IV, page 223-224 - Seuil 1996) :
" Dans le grec *Mè mou háptou* l’impératif présent (à la différence de l’aoriste) indique non pas que telle action ne doit pas être faite, mais que telle action commencée doit s’arrêter : « Cesse de me toucher ! » –Il n’y a pas de contradiction entre la réplique de Jésus et la proposition faite à Thomas de mettre la main dans le côté (20,27), car le contexte est différent, les termes ne sont pas identiques et le verbe n’est pas au même temps. "
Oui, vous avez bien lu : selon Xavier Léon-Dufour, Jésus dit à Marie : « cesse de me toucher ! »3
Que dire de plus ?... sinon que…
…deux éléments fondamentaux que j’ai évoqués dans d’autres de mes articles ne doivent jamais être oubliés :
1 – Marie de Magdala n’est PAS pécheresse et elle n’est PAS la sœur de Marthe (qui est Marie de Béthanie) ?
2 – Les trois évangiles synoptiques contredisent Jean quand il dit que des femmes étaient au pied de la Croix. Ils précisent explicitement et de façon unanime que les personnes présentes se tenaient à distance de la croix (et non pas au pied), ce qui est certainement la « vérité vraie » compte tenu de l’époque, où les rapports des soldats romains avec les familles des suppliciés étaient sans doute peu amènes.
Donc, selon Matthieu 27,55-56 et les parallèles en Marc 15,40-41 et Luc 23,49, il y avait là de nombreuses femmes qui regardaient à distance, celles-là même qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée et le servaient, entre autres Marie de Magdala – « notre Marie » ! – Marie mère de Jacques et de Joseph et la mère des fils de Zébédée. Notons que Marie mère de Jésus n’y est pas citée, alors qu’on trouve sans contestation possible Marie de Magdala en Jean 19,25.
Que dit l’expression grecque ?
L’expression grecque est μή μου ἅπτου (prononcer mé mou aptou) où μή est la négation, μου le pronom moi et ἅπτου l’impératif du verbe ἅπτω à la voix moyenne (qui indique une notion de faire pour soi ).
Très intrigué, je suis allé voir le Dictionnaire Grec-Français d’Anatole Bailly (la Bible des dictionnaires grecs, si j’ose dire !) pour préciser le sens du verbe.
Voici le résultat de ma recherche sur ce verbe (je cite textuellement le dictionnaire) :
- 1er sens : ajuster, attacher, nouer
- 2e sens : 2-1 atteindre ; 2-2 toucher, se mettre en contact avec, d’où avoir des relations intimes avec
- 3e sens : toucher pour prendre …
… suivent quelques sens figurés.
Grâce à l’aide d’un helléniste ami4 je peux rajouter que le verbe háptô s'emploie aussi à l'actif dans le sens d'allumer, enflammer (ionien-attique) pour allumer du feu et, au médio-passif, être allumé, s'enflammer 5. Existent aussi le dérivé háptra, mèche d'une lampe et le nom d'action haphê, le toucher, le fait de toucher… et fait d'allumer (Hérodote, grec tardif) ; le grec moderne a encore notamment aphí, le toucher [évolution phonétique normale de haphê].
Il ajoute qu’en consultant le dictionnaire grec-français des éditions Kaufmann pour le grec moderne, on peut compléter le sens de aphí : toucher, contact, allumage, avec comme exemple : I aphí tis olimbiakís phlóghas, l'allumage de la flamme olympique !5
De plus, Marie est censée faire cela pour elle, car le verbe est à la voix dite moyenne qui introduit une notion d’agir pour soi-même !
Apparaît ainsi l’idée que Jésus ne veut pas que Marie, dont les évangiles évoquent (pourrait-on même dire relatent ?) qu’elle avait avec lui une relation très personnelle, s’imagine que leur vie pourrait – comme lui – renaître comme avant, alors qu’il doit « monter vers son Père » car, selon Calvin, cette parole de Jésus peut signifier que ce n'est qu'après sa glorification qu'il sera réellement avec les siens et vivra en eux.
Marie le laisse monter vers son Père, pensant qu’elle ne le reverra jamais… ce qui semble être vrai puisqu’elle n’est pas mentionnée dans les rencontres de Jésus ressuscité avec des disciples.
Oui, Marie de Magdala était une amie de Jésus bien différente de toutes les autres !
Est-ce pour couper à la racine la lecture affective de leur relation que l’Église catholique romaine s’est permis jusqu'à une date récente6 d’utiliser les péricopes d’une onction à Béthanie pour assimiler faussement Marie de Magdala à « une femme » en Matthieu 26,7 et Marc 14,1, à « Marie » de Béthanie, la sœur de Marthe en Jean 12,3… mais surtout à « une femme pécheresse » en Luc 7,37… qui toutes lavèrent les pieds de Jésus avec un parfum ?
Elle est même allée jusqu’à la faire parcourir des milliers de kilomètres sur une barque sans gouvernail pour accoster aux Saintes-Maries de la Mer avec son frère Lazare, dont le crâne se trouve à Larnaca (Chype - voir photos), Autun et Marseille… puis passer le reste de sa vie dans la grotte de la Sainte Baume, près de Marseille, pour y expier ses turpitudes imaginaires sous le nom catholique romain de Marie-Madeleine…
Mais ne faisons pas de mauvais esprit !
Texte et photos
René Guyon
1 – Dans son étude sur Les noces de Cana Xavier Léon-Dufour écrit : La conclusion s’impose : le récit de Cana n’est pas de type biographique. Mais s’il ne relève pas de ce genre, il n’est pas pour autant un récit « allégorique »…. Appelons-le un « récit symbolique » ; dans son étude sur la Samaritaine : il s’agit d’un texte symbolique concernant l’infidélité religieuse des Samaritains dont le désordre sexuel de la femme fournit une expression conforme au langage biblique…
2 – Mais attention ! cet ouvrage sort des sentiers battus des exégèses « dans la ligne du parti » comme celles de René Laurentin et se compose de 4 volumes, soit 1344 pages très nourrissantes.
3 – Guy Lafon, dans son ouvrage L’apparition à Marie Madeleine (DDB, 2001, pp. 53.58) propose aussi « Ne me touche plus », « Cesse de me toucher », « Ne me retiens pas ».
4 – Merci à Alain Barthelemy pour sa recherche.
5 – Je ne ferai aucun usage vulgaire de cette option incendière...
6 – Selon Wikipedia « l'Église de Rome considéra, à partir de Grégoire Ier au VIe siècle, que Marie de Magdala ne faisait qu'une avec Marie de Béthanie ainsi qu'avec la pécheresse qui oint le Christ de parfum. Cette position a été abandonnée par l'Église catholique après Vatican II, sainte Marie de Magdala étant célébrée le 22 juillet, tandis que Marie de Béthanie l'est avec sa sœur Marthe le 29 juillet. L'Église orthodoxe a toujours fait la distinction entre ces personnages. »