La Trinité, problème politique !
Ce titre étonnera peut-être, comme si la question de la Trinité était devenue subitement un sujet de débat public. Elle le fut aux temps où empereurs et évêques se partageaient en factions rivales à propos de l'interprétation des textes du Concile de Nicée sur la divinité du Christ. Mais le dogme n'est plus aujourd'hui un motif d'affrontements politiques comme au IXe ou au XVIe siècles.
THÉOLOGIES POLITIQUES
Il y a une demi-siècle cependant, naissaient en Allemagne des théologies qui se sont désignées comme politiques. Sans reprendre la tentative de Bossuet qui voulait élaborer « une politique tirée de l'Écriture Sainte », elles prétendent bien mettre en lumière les implications politiques de la théologie. Elles se gardent de vouloir, une fois de plus, enrôler la foi au service d'idéologies qui lui sont étrangères ! Mais elles tentent de montrer que les visages de Dieu élaborés par les théologiens ne sont pas sans incidences sur les régimes politiques et réciproquement. Les institutions publiques, en effet, sont étroitement liées à la culture d'une époque et la religion y a sa place plus ou moins influente. Se vouloir sécularisée n'empêche pas une société de rester marquée par son patrimoine religieux et il vaut mieux en être conscient.
C'est dans cette perspective qu'un théologien allemand, Jürgen Moltmann, publiait en 1980 un ouvrage traduit en français – au Cerf, en 1984 – sous le titre de Trinité et Royaume de Dieu. Cette publication allait déclencher toute une réflexion sur les relations entre les visages de Dieu d'une culture et certains de ses choix de société. En témoigne, en particulier, en contexte latino-américain, le livre de Leonardo Boff, Trinité et Société – traduction au Cerf en 1990.
QUEL MONOTHÉISME ?
Moltmann faisait remarquer que les sociétés hiérarchiques de l'Ancien Régime s'alliaient assez bien avec une vision étroitement monothéiste qui était celle du christianisme de l'époque ou du déisme avec lequel on le confondait facilement. Aussi, sans même faire intervenir une alliance explicite entre le trône et l'autel, une cohérence s'établissait entre les représentations religieuses dominantes et les figures du pouvoir. La vision unitaire d'un Dieu tout-puissant fondait une conception hiérarchique des institutions aussi bien ecclésiastiques que politiques. La même cohérence se retrouve dans l'Islam, non seulement vécue, mais théorisée et absolutisée. Au Dieu solitaire du Coran correspond une vision unitaire de la société où à chaque niveau le pouvoir se concentre en une personne.
Mais qu'en est-il lorsqu'un retour aux sources de la foi chrétienne permet de redécouvrir le visage trinitaire du Dieu de la Révélation ? Si Dieu n'est pas l'Un, l'Absolu impersonnel, l'Être parfait d'un Christianisme déiste, mais s'il est le dialogue, le partage, l'échange éternels du Père, du Fils et de l'Esprit ? Si son unité est celle d'une communion, tout change ! La référence absolue, l'image suprême de la perfection n'est plus celle d'une unité qui se suffit à elle-même, mais celle d'un amour partagé. Imaginons, ce qui n'est qu'une analogie, qu'au cours d'une recherche spirituelle nous soyons confrontés successivement à un sage solitaire enfermé dans son ascétisme et à une famille unie rayonnante de charité. Nous aurions à choisir entre deux types de spiritualité. Préférer la seconde modifierait sensiblement les axes de notre recherche spirituelle.
Un chrétien qui redécouvre le sens et la place du mystère trinitaire dans sa foi vit une conversion profonde. Si le visage de Dieu est dialogue, partage, communion, cela veut dire qu'en toutes circonstances l'idéal sera l'amour partagé. Et si l'on pousse un peu plus loin cette réflexion sur l'être même du Dieu Trinité, on sera sensible au fait que cet amour se vit dans une parfaite égalité des personnes et dans le respect de leurs différences.
Entre le Père, le Fils et l'Esprit, le don réciproque est total, mais il garde dans chaque relation une tonalité propre. L'amour du Père pour le Fils et celui du Fils pour le Père sont d'égale qualité, mais ils ont chacun leur coloration. L'Esprit qui est l'expression de cet amour en reflète la richesse et la diversité. Il vient accomplir et ouvrir sur l'extérieur la relation du Père et du Fils. Aussi est-il bien le don commun du Père et du Fils à l'humanité.
DIEU EST AMOUR
Quand dans sa première Épître, Jean veut résumer le message trinitaire de la Révélation chrétienne, il écrit simplement : « Dieu est amour » (1 Jn 4,16). Ici l'amour n'est pas un attribut de Dieu, c'est son être même. Les attributs classiques de Dieu : toute-puissance, éternité, absence de changement, ne prennent un sens chrétien que référés à l'amour.
C'est l'Amour qui est fort, éternel, fidèle. Comme l'écrit Maurice Zundel : « Ce qu'il y a d'essentiellement nouveau dans l'Évangile, dans la révélation de la Trinité, c'est une nouvelle dimension de grandeur : la dimension de générosité. La grandeur, c'est d'être généreux ; la grandeur, c'est de savoir donner ; la grandeur, c'est de se donner, de donner tout son être et de donner tout en se donnant soi-même » (Silence Parole de Vie, p. 78).
TRINITÉ ET SOCIÉTÉ
Sur la base de ce message, les théologies politiques ne prétendent pas élaborer des programmes de révolution sociale, mais simplement nous rendre attentifs à des contradictions.
Comment peut-on vivre du visage d'un Dieu amour partagé, et prôner des systèmes économiques ou politiques ayant pour seul fondement le profit et aboutissant finalement à l'exploitation de l'homme par l'homme ? Est-il possible en même temps d'invoquer un Dieu qui se révèle comme communion du Père, du Fils et de l'Esprit et de se satisfaire de rapports sociaux qui confisquent la parole, le pouvoir et la culture au bénéfice de quelques-uns ?
Comme l'écrit Moltmann : « Ce qui correspond au Dieu trinitaire, ce n'est pas la monarchie d'un souverain, mais la communauté des hommes sans privilèges ni servitudes. Les trois personnes divines ont tout en commun, abstraction faite de leurs propriétés personnelles. Ainsi correspond à la Trinité une communauté dans laquelle les personnes sont définies par leurs relations les unes aux autres et leur importance les unes pour les autres, mais non par la puissance et la propriété » (op. cit., p. 249).
Si l'Église est vraiment « un peuple qui tire son unité du Père, du Fils et de l'Esprit-Saint » (Concile Vatican II, constitution Lumen gentium, n° 4), peut-on la concevoir autrement que comme une communion de communautés ? L'Église comme communion est peut-être l'enseignement majeur du Concile, dira Jean-Paul II. Et Leonardo Boff de préciser : « De la vision trinitaire émerge un modèle d'Église qui est davantage communion que hiérarchie, davantage service que pouvoir, davantage circulaire que pyramidale, davantage geste d'accolade que d'inclination révérante face à l'autorité » (Trinité et société, p. 180).
TRINITÉ ET FRATERNITÉ
La filiation par une commune origine divine donne un fondement religieux à la fraternité de tous les hommes, mais là encore la manière de la vivre sera différente selon le visage de Dieu auquel on se réfère.
Pour un monothéisme non trinitaire, c'est l'unicité de Dieu qui fonde la fraternité des hommes. Cette fraternité est celle du genre humain dans son origine et dans sa fin. Elle met en jeu la nature religieuse de l'homme, les devoirs communs que Dieu lui impose : confession de foi, culte, morale. C'est en étant soumis à la volonté souveraine de Dieu que les hommes sont frères. Les sentiments qu'ils peuvent éprouver les uns à l'égard des autres y ont peu de place. Ils sont frères parce qu'ils sont sujets d'un même Dieu.
Autre sera la perspective de saint Paul écrivant aux chrétiens de Philippe : « Je vous en conjure par tout ce qu'il peut y avoir d'appel pressant dans le Christ, de persuasion dans l'Amour, de communion dans l'Esprit, de tendresse compatissante : mettez le comble à ma joie par l'accord de vos sentiments, ayez le même amour, une seule âme, un seul sentiment... » (Ph 2,1-2). On trouverait le même appel dans chacune de ses lettres, comme s'il ne pouvait s'empêcher de rappeler aux fidèles de quel Esprit ils doivent vivre. La référence n'est plus la fratrie par une même origine, mais la communion trinitaire à laquelle tous sont appelés à participer.
Le frère, c'est celui pour lequel je voudrais être prêt à donner ma vie, parce que toute relation repose sur l'amour et le don. Comme dans la Trinité, cette communion inclut le respect des personnes dans leurs différences mêmes. L'image de Dieu, ce n'est pas l'homme, c'est l'homme et la femme et plus encore la communion des saints.
Michel Rondet, s. j.
N. B. : Cet article a été publié dans la revue Garrigues, n° 64, oct.-déc. 1998, p. 33-35.