Cinquante ans après « Mai 68 »
Le cinquantième anniversaire de ce qu’on appelle « les événements de mai 68 » nous vaut une abondance de magazines commémoratifs et de témoignages d’élites sur leurs émois de jeunesse. C’est le moment de relire ceux pour qui ce mois de Mai ne fut pas une simple escapade contestataire mais d’abord un commencement. Michel de Certeau exprimait ainsi la nouveauté de Mai 68 : « Il est frappant de voir surgir la question indiscrète : comment se créer ? là où régnait l’impérieuse urgence : créer quoi et comment » (1).
Dans un ouvrage reproduisant ses entretiens avec Philippe Sollers sur France-Culture, l’écrivain et philosophe Maurice Clavel exprimait le danger de méconnaître la dimension « spirituelle » de l’événement : « Si nos camarades de Mai 68 voient toujours dans leur révolte un principe humain-rien-qu’humain, (...) leur révolte rallie le principe de ce qu’elle condamne, se plante sur la racine même du mal ! Ils se ressourcent à la source empoisonnée ! Et ça recommence ! La contradiction mortelle se reproduit, s’intériorise, s’in-so-lu-bi-li-se. C’est la définition même de la névrose obsessionnelle incurable ! » (2). Que la génération révoltée contre la « société de consommation » ait inventé une société caractérisée ainsi par Emmanuel Faber, PDG de la multinationale Danone : « Nous sommes à la fin des années 1980, c’est l’explosion de la finance en France. Elle est partout et sa puissance paraît sans limite » (3) illustre, jusqu’à la caricature, ce propos de Clavel.
Il est toujours aussi urgent de sortir de l’anesthésie de la conscience qui nous fait accepter la jungle financière comme nécessaire à l’ordre du monde décrété par des « experts ». La bourse ou la vie ? La rente ou le risque ? La répétition ou la création ? La bataille individualiste sans merci de tous contre tous ou la création d'espaces de solidarité ? Tout cela n'est ni littérature, ni slogans. C'est le choix entre le goût de vivre et d'aimer et la frénésie de durer et d’accumuler. Constater que certains soixante-huitards soient passés de la « lutte des classes » à la « lutte pour les places » nous apprend que ce goût de la vie ne se réduit pas à une orgie printanière. Elle est un long travail non seulement de militance dans l'espace public, mais aussi de mutance personnelle. « Je n’ai donc pas vu en Mai, écrit Clavel, le retour de la religion – oh non ! – mais peut-être de la foi et à coup sûr d’une transcendance, d’un infini, d’un inépuisable en fécondité existentielle et historique, cela dans une société dont les philosophies ne servaient plus guère qu’à faire tenir plus ou moins les gens ensemble et entrer dans le circuit de la hiérarchie des pouvoirs » (4).
Pour reprendre les mots de Michel de Certeau, il est plus que jamais nécessaire que la question « comment se créer » surgisse dans un monde où règne « l’impérieuse urgence » de la création de la marchandise.
Bernard Ginisty
(1) Michel de CERTEAU (1925-1986), La prise de parole, éd. Desclée de Brouwer, Paris, 1968, p. 133.
(2) Maurice CLAVEL (1920-1979) et Philippe SOLLERS, Délivrance. Entretiens diffusés du 19 au 23 juillet 1976 dans le cadre de l’émission de Jacques Paugam « Parti pris » sur France Culture, éd. du Seuil, Paris, 1977, p. 63.
(3) Emmanuel FABER, Chemins de traverse. Vivre l’économie autrement, éd. Albin Michel, 2011, p. 19. Il vaut la peine de citer tout le passage : « Nous sommes à la fin des années 1980, c’est l’explosion de la finance en France. Elle est partout et sa puissance paraît sans limite. Toutes les situations de la vie semblent pouvoir être exprimées sous forme d’équations optionnelles, valorisables à coup d’équations et de formules pour créer des algorithmes de décision irréfutables (...) D’un seul coup, les liens de causalité s’estompent. L’équation est totalisante. Dotée d’une telle puissance rhétorique et de l’invincibilité avérée de l’efficience des marchés, la finance semble avoir le pouvoir de mettre la réalité au monde et de lui indiquer sa visée téléologique. Alpha et Oméga ».
(3) Maurice CLAVEL (1920-1979) et Philippe SOLLERS, op. cit., p. 68.