Évoquer son passé pour le reconstruire

Publié le par G&S

Évoquer son passé, le penser, le reconstruire en méditant, en ciblant l’acte de mémoire sur ce qu’a été notre existence, est une conduite mentale particulière, intime et le plus souvent secrète, qui se réalise dans un présent généralement discontinu et lors d’instants parfois proches de la rêverie. A la recherche du temps perdu, Proust l’a parfaitement montré.

Qui dit le passé, dit en effet ce quelque chose – mais qui n’est nullement une chose… – tellement abstrait et difficile à penser : le temps. « Il y a trois temps, écrivait Augustin, l’évêque d’ Hippone, le passé, le présent et l’avenir » Et il ajoutait : « Peut-être dirait-on plus justement : il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. Car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. »

Certes, puisqu’il est passé le passé n’existe plus, mais comme on l’a souligné maintes fois depuis Aristote, il ne peut cesser d’avoir été. Dans la nature, il subsiste en ce qui matériellement reste, les colonnes du temple de cap Sounion, mais aussi les fosses d’Auschwitz et de Dachau. Générateur de notre existence personnelle, le passé demeure solidaire de notre présent. Nous sommes chacun notre passé. « Chaque homme, a écrit Georges Gusdorf, garde une sorte de droit de reprise sur ce qu’il fut ». Et en réactivant la mémoire, nous pouvons le remettre en question.

Pierre Janet, coutumier de ce genre de réflexions, qualifiait la mémoire d’acte social lié au temps considéré lui-même comme une construction sociale. Il utilisait dans ses cours au Collège de France une expression nouvelle pour exprimer l’élaboration du présent et l’évocation du passé : il parlait d’acte ou de travail de présentification. « Le travail de présentification des souvenirs se fait perpétuellement au cours de la vie 

Ces processus de présentification sont le propre des reconstitutions méditatives de la mémoire. On n’évoque pas tout mais ce qui est le plus signifiant. Des événements vécus, souvent cruciaux, des situations et des paysages appartenant aux périodes dramatiques ou heureuses de notre existence, les uns relevant des circonstances historico-sociales de l’époque, les autres de la vie familiale, des aléas professionnels ou simplement de notre vie très intime, ainsi que nos  conduites contemporaines, sont rappelés, mis en relation et soumis à notre esprit critique.

Il est classique de considérer que les mécanismes de telles réactivations fonctionnent de manière associative selon des lois que les philosophes grecs avaient déjà très bien énoncées. Les proximités, similitudes, contiguïtés de toute nature, sémantiques, figuratives ou autres, jouent de toute évidence un rôle important à la fois pour faciliter ou inhiber le rappel de nos souvenirs. Des processus intellectuel interviennent pour interroger la mémoire, classer les souvenirs et réordonner les « avant » et les « après » des péripéties évoquées. L’émergence ou la recherche  de tel ou tel souvenir dérive le plus souvent de la situation présente, du quotidien actuel dans lequel nous sommes plongés. Et l’on ne saurait sous estimer dans cette perspective  l’influence des processus affectifs que Freud a étudié.

Mais reconstruire n’est pas seulement reconstituer. La mémoire n’est pas un polycopié d’images statiques mais un ensemble de processus dynamiques. La reconstruction ne se limite pas à simplement remémorer ce que nous avons vécu. Nos conduites passées, le souvenir que nous en avons gardé, nos ruptures et nos continuités, la signification que nous leur attribuons, sont en cause.  Les reconstructions opérées par un acte de mémoire peuvent entrainer une sorte d’examen de conscience susceptible de consolider ou de modifier les significations de nos conduites.

Qu’avons-nous fait ? De quoi avons-nous été capables ? Chaque être humain élabore des intentions visant le futur, des choix de vie, des projets qui fonctionnent comme des schèmes anticipateurs s’appliquant aux situations susceptibles de convenir à leur réalisation. Un projet, quel que soient sa nature et son but, ambitieux ou modeste, créer une famille, entreprendre une carrière, fonder une industrie ou augmenter son troupeau de chèvres, peut être exigeant par rapport à nos moyens réels. Et il ya des aspirations survenant tôt dans l’existence et à propos desquelles on parle de vocation. Choisir tôt une « direction absolue » et s’en tenir la vie durant, n’est que le privilège de quelques uns

Quel qu’ait été l’enjeu qu’en est-il advenu de ces projets ? Dans quelle mesure nos buts ont-ils été atteints ? Aurions-nous pu mieux faire ? Avons-nous véritablement réussi ou sommes-nous restés à mi-chemin ? Et si nous avions agi autrement ?... Nos engagements, parti-pris, radicalismes, nos défaillances et nos erreurs, nos timidités et nos excès émergent à l’occasion de telles reconstructions mnémoniques et peuvent subir un jugement d’autant plus sévère qu’il est entièrement secret, à moins que nous ne soyons de mauvaise foi et que nous trichions avec nous mêmes. Tous ces risques encourus, ces efforts déployés, ces enthousiasmes têtus, ont-ils été cohérents ? À l’époque, ils avaient un sens… qu’en reste-t-il  aujourd’hui ? L’interrogation sur le sens devient presque inévitable.

La notion de sens, traitée par les philosophes, veut dire direction et signification. Ces deux aspects se trouvent impliqués dans les quelques réflexions que nous sommes en train de faire.  Toute signification suppose des mises en relation. Dans les situations qui engagent la personne les conduites ne sont jamais neutres ; elles se caractérisent par des relations complexes avec autrui – nos partenaires – qui tiennent compte de nos sentiments, nos intérêts et nos systèmes de valeurs. Au cours même de l’acte de mémoire de nouvelles relations encore non établies entre la situation remémorée et d’autres situations vécues, surgissent. Il suffit parfois de l’évocation soudaine d’un geste, d’un regard, d’une parole oubliés. Il en résulte des réinterprétations et des restructurations qui modifient, enrichissent ou allègent les significations premières.  

Évoquer ainsi son passé, le présentifier, le reconstruire en méditant, c’est en dernière analyse se poser la question du sens de la vie. Les significations attribuées naguères, consolidées ou altérées, quelques fois métamorphosées, sont intégrées, englobées dans le courant de notre existence, ce mystérieux courant qui, avec nos croyances et nos incroyances, en contient le sens et en fait l’unité. Le sujet est inépuisable. Qui ne voudrait pas laisser son ombre collée au mur de la maison de sa naissance ?  Toi qui viens de me lire, dis-moi, quel est le sens de cette question ?

César Florès
Paris, 15 décembre 2009
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Bibliographie

Aristote – Ethique de Nicomaque –Livre VI – Chapitre II – Garnier- Flammarion

Saint Augustin – Confessions – Livre XI-  Gallimard, folio classique.

Pierre Janet – L’évolution de la mémoire et de la notion du temps – Paris, Chahine, 1928.

Georges Gusdorf – Mémoire et Personne – tome II, conclusion - Paris, Presses Universitaires de France, 1951.    

Proust – A la recherche du temps perdu – Pléiade – Gallimard.

Publié dans DOSSIER MEMOIRE

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