Les mécanismes de la mémoire selon saint Augustin
Pour saint Augustin, la mémoire est constitutive de l’identité de la personne, et l’âme passe par elle dans son élan vers Dieu. Sa conception de la mémoire, en particulier de la réminiscence comme truchement de la connaissance, doit beaucoup au platonisme, pour qui elle donne à l'homme une capacité d'accès aux réalités intelligibles indépendamment de l'expérience sensible. Son mécanisme concilie deux contradictions :
- 1° comment l'être humain, dont l'esprit ne dispose que des sens pour atteindre l’intelligible, peut-il avoir une connaissance objective du réel, puisqu'il est contraint de ne le connaître qu’à travers ses perceptions, et que celles-ci ne sont en aucun cas identiques à leurs objets ?
- 2° comment la connaissance pourrait-elle se fixer pour objet une chose dont elle n'a pas l’idée, si elle ignore ce qu'elle cherche ?
Pour Platon, l'âme, avant la naissance, a eu accès au monde des idées, mais elle les a oubliées lorsqu’elle s’est incorporée. La possibilité de connaître dépend dès lors d’un effort de “re=connaissance”, par le souvenir. L'objet d'une connaissance est suscité par les sens, grâce à une perception actuelle (la saveur de la madeleine ?) ; mais sa “ présence réelle ” dans l’esprit provient d’un re-souvenir. Les sens ne sont que des intermédiaires pour permettre à l'âme à restituer ce qu'elle avait oublié.
Augustin revient sur la mémoire dans plusieurs de ses œuvres, mais il consacre aux questions qu'elle soulève – parmi lesquelles ses rapports avec l'intelligence et avec l'âme – une grande partie du livre X de ses Confessions (écrites vers 397) ; c’est à celui-ci que nous nous référerons. Il considère la mémoire non seulement comme une capacité de l'"âme sensitive " (anima) commune à tous les êtres vivants, mais une des activités les plus élevées de l'âme intellectuelle, qu'il appelle aussi esprit. Chez l'homme, l’âme, partie de son être présente en un corps, dépasse les sens ; nourrie par la mémoire, réceptacle des "souvenirs" des images résultant de la perception, elle est source de la pensée et de la volonté.
Dans ce livre, Augustin procède à une subtile analyse des mécanismes d'inscription et de conservation des souvenirs, et aussi de leur remémoration. C'est une sorte de traité de psychologie cognitive, mais dans une perspective théologique, puisque la mémoire joue un rôle essentiel dans le cheminement de l’homme vers Dieu, lequel reste sa finalité.
On a privilégié la parole même d’Augustin, plutôt que des commentaires, en regroupant les citations (parfois “ allégées ”) en paragraphes méthodiques, afin de rendre plus compréhensibles des textes pas toujours faciles.
1° La mémoire considérée comme un entrepôt
« (Pour monter par degrés vers celui qui m'a fait) me voici dans la mémoire en ses vastes entrepôts. Il y a, déversé là : 1° un trésor d'images sans nombre, issues de n'importe quel objet de sensation… 2° tout le produit de nos réflexions, selon qu'elles ajoutent, retranchent ou changent aux réalités où les sens atteignent, comme aussi tout ce qu'on a pu confier d'autre, que l'oubli n'a pas encore happé et enfoui. »
2° Constitution de ce dépôt par les sens
« Là se conserve par casiers et articles tout ce qu'on y fourre : la lumière, toutes les couleurs et les formes, par les yeux ; toutes les variétés de sons par les oreilles ; toutes les odeurs par l'allées des narines ; toutes les saveurs par l'allée de la bouche ; et à travers la sensibilité du corps entier, le dur et le mou, le chaud et le froid, le moelleux et le rêche, le pesant et le léger, qui affectent le corps soit par dehors, soit au dedans Toutes ces données, l'immense magasin de la mémoire, aux je ne sais quels mystérieux retraits sans noms, les reçoit pour les revoir et au besoin les remanier : toutes, chacune par son couloir y entrent et y sont remisées. »
3° La mémoire se construit aussi par la culture
« Capacité sans mesure, (la mémoire renferme aussi) toutes les choses que j'ai, jusqu'ici, apprises. (Elles) s'y trouvent comme reculées dans un emplacement plus profond où je tiens non des images d'elles, mais leur réalité même. Quand on conserve des images de sensations (son, odeur, saveur …), ce ne sont pas des réalités qui se trouvent introduites, mais seulement leurs figurations saisies avec une étonnante promptitude, puis déposées comme en d'étonnantes logettes et retirées par d'étonnantes souvenances.
« Au contraire, quand j'entends dire qu'il y a trois espèces de questions (logiques) : existence, essence, qualités, je retiens bien les images des sonorités qui constituent ces vocables, qui, après qu'elles eurent passé par les oreilles, n'existent plus. Quant aux choses que ces sonorités signifient, je ne les ai ni atteintes par un organe corporel, ni vues nulle part que devant mon âme, et j'ai enfermé dans ma mémoire non pas leurs images, mais leur réalité. […] D'où ont-elles eu accès à ma mémoire ? Quand je les ai apprises, je n'ai pas cru sur la foi d'autrui, je les ai reconnues dedans mon cœur, j'y ai fait la preuve qu'elles étaient vraies , et je les ai confiées comme un dépôt que j'en tirerais à volonté. Elles étaient donc là, avant que je ne les eusse apprises, elles étaient déjà là, mais si reculées, si enfoncées comme en des creux plus couverts, que, sans un maître pour les déterrer, j'étais peut-être incapable de les avoir en ma cogitation.
« Voici donc un point acquis : apprendre ces choses-là, dont nous n'avons par les organes aucune image, mais que, sans image, nous voyons en nous, telles qu'elles sont par elles-mêmes, ce n'est rien d'autres que mettre ensemble les données que la mémoire contenait ça et là sans ordre et, par l'attention, faire que, placées comme sous la main, précisément dans la mémoire où, auparavant, elles se dérobaient éparses et à l'abandon, elles tombent aisément sous le regard désormais familiarisé […] M'arrêté-je d'y revenir, les voilà de nouveau si englouties, comme emportées à la dérive en des renfoncements plus écartés… »
4° La procédure de la remémoration
« Quand je suis là, je demande ce que je veux qui me soit présenté, qui tantôt vient à la minute et tantôt se fait chercher plus longtemps, comme si on le tirait d'une réserve plus rencognée. Ou bien c'est une ruée pêle-mêle ; je réclame une chose, je la cherche et d'autres foncent d'un air de dire : « Hé ! Serait-ce pas nous ? », et moi de les chasser… loin du champ de la réminiscence, jusqu'à tant que, le nuage parti, la chose en question m'apparaisse. D'autres fois, c'est sur demande un déroulement aisé de rappels sans confusion : le début fait place à la suite et, à mesure qu'un trait s'en va, il se gare pour sortir derechef quand je voudrai. »
5° L'indépendance des souvenirs
« Si l'envie me prend de les appeler (que ce soit couleurs, sons, etc.) à leur tour, les voilà tout de suite. (Si j'ai fait, dans ma mémoire, paraître des couleurs), la langue au repos et le gosier muet, je chante aussi, tant qu'il me plaît, sans que les figurations colorées se glissent pour interrompre ma revue d'un dépôt différent alimenté par les oreilles, etc. »
6° La mémoire et les “passions”
« Quand j'attribue à l'âme – désir, joie, crainte, tristesse – les quatre passions, c'est de la mémoire que je produis mon énoncé sans éprouver pourtant de leur fait, en l'acte de mémoire où je me les remémore, aucun mouvement de passion.
« (En effet), qui consentirait à parler de tels sujets, si, chaque fois que nous nommons la tristesse ou la crainte, nous étions forcés de nous attrister ou de craindre ? Cependant, nous n'en parlerions pas, si, en plus des syllabes qui, selon les images imprimées par les sensations, forment leurs noms, nous ne trouvions dans notre mémoire des notions objectives, or celles-ci nous ne les avons reçues d'aucune des portes de la chair, mais l'âme, tandis qu'elle éprouvait en sa partie sensible les passions qui lui sont propres, les a confiées elle-même à la mémoire, à moins que la mémoire, sans qu'on les lui ait confiées, ne les ait elles-mêmes retenues.
« La mémoire garde encore en un même contenu mes “états d'âme”, non pas tels toutefois qu'au moment où ils affectent l'âme dans sa substance, mais d'une manière bien différente. Je ne ressens, en effet, aucune joie à me ressouvenir de mes joies de jadis, aucune tristesse à évoquer ma tristesse passée, aucune crainte à me rappeler que j'ai quelquefois eu de la crainte, … »
7° La mémoire constitutive de la personne humaine
Débordant le domaine des sens, la mémoire appartient au plus haut niveau de l'âme, parfois nommée par Augustin spiritus, lieu immatériel des connaissances intellectuelles, qui ne sont plus des images mais des réalités mêmes […] Condition de la conscience du monde et plus encore de la conscience de soi, elle est la "source de l'esprit" ; et elle est créatrice.
« Dans l'immense palais de la mémoire … de fait, j'ai sous la main le ciel, la terre, la mer, avec tout ce que mes sens y purent connaître. Là encore je me rencontre moi-même et je me repasse : “qu'ai-je fait ? Quand l'ai-je fait ? Où l'ai-je fait ? Dans quelles dispositions étais-je ? ” Du même stock aussi, je compose à mon tour, en accord avec mon expérience… des répliques de la réalité et, d'après elles également, je combine actions, événements, attentes, ce qui sera, le tout, comme présent …»
« Quel travail sur mon propre moi ! Je suis devenu pour moi une terre d'embarras et de sueur […] Il s'agit de moi dans l'acte de ma souvenance. Qu'y a-t-il qui – plus que moi – me tienne de près ? Or me voici à ne pouvoir comprendre l'énergie de ma mémoire, quand, sans elle, je n'arrive pas même à dire “ moi ”. »
8° Le paradoxe de l'oubli…
« Que vais-je dire alors, quand il m'est certain que j'ai souvenance de l'oubli ? Vais-je dire que ce dont j'ai souvenance n'est pas en ma mémoire ? Vais-je dire que l'oubli est en ma mémoire comme la condition pour que je n'oublie pas ? L'un et l'autre comble de l'absurde.
« Quand je nomme l'oubli, comment pourrais-je le reconnaître, si je ne me remémorais, je ne dis pas les syllabes du nom, mais l'objet qu'elles signifient, incapable autrement de reconnaître – supposé que j'ai oublié l'objet – la valeur de ces syllabes ? Ainsi, quand j'ai souvenance de la mémoire, la mémoire se trouve dans sa réalité même à la disposition d'elle-même ; quand au contraire, j'ai souvenance de l'oubli, mémoire et oubli sont à ma disposition : mémoire pour avoir souvenance, oubli dont j'ai souvenance. Mais qu'est-ce qu'oubli, sinon privation de souvenance ? Comment donc y a-t-il oubli pour que j'ai souvenance de l'oubli, quand, s'il y a oubli, je ne puis avoir souvenance ? … la mémoire donc retient l'oubli … Comprend-on que l'oubli, quand nous nous le remémorons, est à l'intérieur de la mémoire, non pas dans sa réalité, mais par son image, puisque, s'il y était dans son exacte réalité, il nous ferait non pas nous remémorer, mais oublier ! »
Le rapport est subtil entre la réminiscence et l'oubli. Dans le mécanisme du souvenir, si l'oubli était total, la réminiscence serait impossible. Mais l'oubli n'est jamais total : l'objet ou l'événement oublié est situé dans un contexte qui apparaît déjà comme tel à la mémoire. C'est en éclairant ce contexte, et donc dans la mémoire et par elle, que l'oubli pourra être dissipé. L'objet oublié doit donc être cherché par une voie indirecte, par le détour du contexte…
9° La mémoire et Dieu
« … la mémoire ! Un je-ne-sais-quoi de formidable, un ensemble de replis, profond, sans limite. Or c'est ici l'âme, c'est ici le moi que je suis. Que suis-je donc ? Une vie changeante, multiforme, furieusement démesurée… Cette énergie que j'ai, qui se nomme la mémoire, je la franchirai aussi, je la franchirai pour tendre vers toi, douce lumière (de Dieu) ».
N'oublions pas que la mémoire n'est, pour Augustin, qu'une étape dans la “montée de l'âme” vers Dieu : « Voilà que je me suis, dans ma mémoire, donné bien large carrière à ta recherche, Seigneur, et ce n'est pas hors d'elle que je t'ai trouvé ».
En s’en tenant au seul domaine psychologique, ce que dit Augustin sur les rapports entre la mémoire et Dieu nous intéresse par deux aspects :
- 1° Un paradoxe : il faut que Dieu soit trouvé à la fois au-delà de la mémoire, et cependant en elle et par elle.
- 2° Dieu n'est pas donné immédiatement à la mémoire, Il n'est pas donné en lui-même, mais sous le couvert d'autre chose de laquelle il ne pourra être discerné qu'« au terme d'une réflexion de l'intelligence et d'une purification de la volonté ». Cette autre chose – qui contient Dieu et en même temps le voile – ce serait le “désir universel de bonheur ” (autre idée platonicienne). Pour Augustin, le vrai bonheur c'est « la joie qui vient de Dieu et va vers lui ».
Ainsi, Dieu est dans la mémoire puisque ce désir de bonheur – présent en elle dès l'origine – est implicitement une volonté de posséder Dieu : « vivre heureux, c'est quand la joie a en toi son germe… joie dont tu es la source, unique façon de vivre heureux ». Mais Il est aussi au-dessus de la mémoire, car Dieu doit se découvrir lui-même pour que la mémoire "apprenne" que son bonheur ultime c'est Lui. Dieu est reconnu et nommé, parce que lui-même se fait reconnaître et se nomme. En ce moment décisif, la mémoire se dépasse en même temps qu'elle s'accomplit. A partir de ce moment, Dieu se trouve explicitement dans la mémoire.