“Des hommes et des dieux” : histoire d’un film
Texte de la conférence d’Henry Quinson
Le cinéma, langage spirituel du 3e millénaire
au Forum de spiritualité 2010 à Poitiers
Merci à Bertrand Révillion et toute l’équipe de Panorama de m’avoir invité pour réfléchir avec vous sur le thème : « Dieu, des mots pour Le dire : langages et vie spirituelle ».
Avant de venir à Poitiers, j’ai rendu visite à mes chers parents dans leur maison du Beaujolais et mon père m’a demandé : « À quel titre interviens-tu dans ce forum de spiritualité ? » Sa question était un peu provocatrice, car cette année a été pour moi une année particulière.
Après 14 années dans une cité HLM marseillaise, j’ai pris une année sabbatique pour me consacrer à un travail inédit : la réalisation d’un film sur les moines de Tibhirine, assassinés en 1996 en Algérie.
Cette mission demandait de la mobilité (notamment deux mois de tournage intensifs au Maroc) et une grande disponibilité auprès du réalisateur Xavier Beauvois, du scénariste Etienne Comar, des acteurs, du chef décorateur Michel Barthélémy, des costumes avec Marielle Robaut, des familles et des amis des frères pour écouter leurs appréhensions et leurs remarques. J’ai également participé à la postproduction : sous-titres anglais, dossier de presse, promotion, droits d’auteurs pour les chants liturgiques.
Canonisation
Au terme de cette aventure, plus rapidement qu’au Vatican, les frères ont été Cannes-onisés sur la croisette. De tout le festival, c’est le film qui a été le plus ovationné par les journalistes et les cinéphiles dans le grand auditorium Louis Lumière de 2 400 places.
Il a reçu trois prix importants : le Grand prix du Jury, le Prix œcuménique et le Prix de l’Éducation nationale.
Il ne lui a manqué que la Palme d’or. Mais comme me l’a dit Xavier Beauvois à l’oreille, sous un tonnerre d’applaudissement : « La palme on s’en fout, ce soir, c’est les frères qui ont gagné ! »
Le retour de l’image
Pourquoi parler de ce film aujourd’hui ? Parce que l’image est revenue en force à la fin du deuxième millénaire comme vecteur du langage et de la culture. La télévision, le cinéma, les DVD et le streaming sur Internet sont les nouvelles médiations offertes au mal mais aussi au bien, donc à l’Esprit saint pour annoncer l’Évangile aujourd’hui.
Les mots sont aujourd’hui sans cesse reliés à des images, même dans les journaux et les livres. C’est le cas par exemple dans le mensuel de spiritualité Panorama : l’image peut conduire à Dieu.
C’est tant mieux car les mots n’ont jamais suffit pour « dire Dieu » : le Verbe s’est fait chair, l’eucharistie se célèbre avec du pain et du vin, Dieu se dit aussi dans les icônes et l’architecture gothique ou romane.
Au 3e millénaire, Dieu peut et doit se dire tout autant sur un écran géant de 25 mètres de large au festival de Cannes. Il n’y a pas que les homélies du dimanche. Il y a aussi le langage du cinéma. Parmi une foule de critiques élogieuse, écoutons celle-ci :
« Des hommes et des dieux était un pari risqué. On ne pensait pas pouvoir se passionner pour les prières du matin, la lecture aux repas et les psaumes. Pourtant, Des hommes et des dieux délivre ces scènes avec une force incroyable et avec une économie de moyens régie par la vie modeste de ces hommes de foi. L’excellence du casting (en tête, Lambert Wilson en leader compatissant et Michael Lonsdale en médecin du village) parvient à créer une empathie concrète pour ce groupe parfaitement intégré au peuple du Maghreb. Plus qu’une cohabitation, le cinéaste démontre les liens fraternels de deux traditions qui ont épousé leurs différences. Sans fioritures, le réalisateur donne à chaque moine l’occasion d’exposer ses peurs lors de séquences sensibles. De cette collectivité ressort des individualités rongées par la crainte des mauvais choix. Faut-il se sacrifier ? Faut-il partir ? Le long-métrage interroge la notion de martyre sans jamais plonger dans un discours nauséeux. Pétri de silence et de cadres fixes, Des hommes et des dieux fait preuve d’une subtilité exemplaire et n’ennuie jamais. C’est par le chant que ces hommes effacent leurs doutes. C’est par la parole qu’ils restent soudés au Divin. Xavier Beauvois a un autre langage, celui du cinéma. Et son message est une merveille. » (excessif.com)
Nouvelles cathédrales, nouveaux oratoires, nouvelles arènes
« Un autre langage, celui du cinéma » : Un film de deux heures, c’est une cathédrale, c’est-à-dire un budget de plusieurs millions d’euros, une équipe de plus de cent techniciens, artisans et acteurs, au moins une année de travail.
Où l’homme moderne peut-il passer deux heures sans coupures publicitaires, sans appel sur son téléphone portable, sans bruit de voiture ? Il ne lui reste plus que cet oratoire improbable : la salle de cinéma. Elle est noire, elle est silencieuse, elle attend la lumière. Et le spectateur qui a une âme attend une vraie lumière.
Donner à voir et entendre les moines de Tibhirine à des centaines de milliers de personnes par le cinéma, c’est renouer avec notre tradition : mettre en scène le martyre – c’est-à-dire le témoignage – de frères lumineux. Des frères obscurs deviennent des « frères lumière ». Le testament spirituel de Christian de Chergé devient accessible au plus grand nombre, à ceux qui ne franchissent pas le seuil de nos églises ou de nos temples. « Je voudrais que l’on se souvienne », écrivait-il…
Au temps de nos ancêtres les romains, on allait voir de vrais chrétiens se faire manger par de vrais lions. C’était ignoble. Mais ces spectacles malsains ont été des chambres d’écho pour l’Évangile. « Pourquoi ces chrétiens abordent-ils la mort avec autant de courage et de sérénité ? », se demandait une partie du public. « Que leur reproche-t-on exactement ? »
Le cinéma aujourd’hui est souvent brutal, sanguinaire et insensé. Mais au lieu de nous plaindre, jetons-nous plutôt dans l’arène ! Rendons-le profond, délicat et riche de sens !
Voici ce que m’écrivait tout récemment Frère Jean-Pierre Schumacher, le seul rescapé vivant de Tibhirine :
« Cher Henry, merci pour ta contribution précieuse au film. J’ai lu un article de Xavier Beauvois dans La Croix du 19 mai qui m’a impressionné venant de lui ; il laisse beaucoup espérer. Il disait entre autre : “Sur ce tournage, j’ai passé parmi les deux plus beaux mois de ma vie. Dans un perpétuel état de grâce. Tout était simple, limpide, facile, évident, étrange et beau. Oui, l’Esprit de Tibhirine a soufflé sur nous. Il existe. J’espère qu’il touchera le festival et fera du bien à tous.” […] Nous partageons le vœu exprimé par Xavier Beauvois que le film fera beaucoup de bien. »
Résistances et hésitations
« L’Esprit de Tibhirine a soufflé sur nous », dit Xavier Beauvois. « J’espère que le film fera du bien à tous. » Pourtant, que n’ai-je entendu, dans des cercles chrétiens, lorsque j’ai commencé à parler de ce projet !
- « Le cinéma, ce n’est que du spectacle mondain et une course vers le profit ! »
- « Ce scénario est sans consistance, sans souffle, pas assez monastique ! »
- « Ce film passera pour prosélyte et mettra les églises du Maghreb en danger ! »
J’avoue que j’ai failli renoncer, pensant que je vendais peut-être mon âme pour quelques milliers d’euros, craignant pour les frères de Midelt qui continuent la présence de Tibhirine au Maroc, inquiet pour Jean-Marie Lassausse, prêtre de la mission de France qui cultive avec les villageois de Tibhirine le jardin des frères assassinés en Algérie.
Dieu merci, le théologien Maurice Pivot et les nièces de Frère Paul m’ont convaincu que le roi du Maroc n’avait pas besoin d’un film pour fermer un monastère et que les moines avaient donné leur vie pour tous et n’appartenaient donc à personne.
J’avais reçu une mission : il fallait l’assumer et la conduire à son terme. Je suis heureux aujourd’hui de dire que le 22 mai dernier, Frère Jean-Pierre Flachaire, prieur de Midelt, devait concéder par écrit à Xavier Beauvois qu’il ne pouvait « pas être insensible à tout ce que les médias disent de bien du film Des hommes et des dieux. Même avant de le voir à notre tour, nous venons vous dire notre ‘merci.’ Ce merci de la communauté des moines de Notre Dame de l’Atlas dont sept d’entre eux sont les héros de votre film. Merci pour l’essentiel du message de nos frères que vous avez voulu mettre en image. […] Vous avez su être discrets lors du tournage par rapport à nous et vous avez réalisé un très beau film, alors encore merci. Nous unissons nos prières à celles des sept martyrs pour que Des hommes et des dieux touche et change de nombreux cœurs dans le monde entier. »
Même son de cloche auprès des familles après la projection privée à leur intention. Plusieurs personnes qui ne voulaient pas voir le film l’ont vu et ont été reconnaissantes. Les réactions étaient unanimes.
Genèse du film
Il est vrai que nous avons beaucoup travaillé à spiritualiser ce film et à le « monasticiser ». C’était l’essentiel de mon travail. A l’arrivée, 30% du texte a été réécrit ou ajouté (le dialogue entre Christophe et Christian sur le martyre par exemple). Les décors, les costumes, les chants (15% du texte), le jeu des acteurs après leur immersion à Tamié ont tous été dans ce sens. Xavier Beauvois a toujours été attentif au détail réaliste mais surtout à l’inspiration religieuse de cette aventure, avec des mises en scène parfois très originales et justes : Frère Luc qui pose sa tête sur le Christ outragé du Caravage dans le scriptorium, par exemple.
Je voudrais revenir sur la genèse du film, car nous sommes là en plein dans le sujet de ce forum : « langages et vie spirituelle ». Les mots, les gestes, les musiques, les images qui spiritualisent le monde, qui sont habités par le Souffle de Vie, qui incarnent le Verbe, la Sagesse-Amour, viennent d’abord de l’Esprit de Dieu. Ils surgissent de lui : de notre cœur, des événements et des rencontres.
La naissance de ce film est très suggestive. Il y a quatre ans, Etienne Comar, producteur de cinéma, passe une très mauvaise nuit à Cannes, en plein festival. Il vient de perdre son père, il pense arrêter son travail dans le cinéma, il dort mal. Il dort si mal qu’à deux heures du matin, il allume la télévision dans sa chambre d’hôtel. Dans un demi-sommeil, il regarde le documentaire d’Emmanuel Audrain sur les moines de Tibhirine, le « Testament de Tibhirine. » Pourquoi diable programme-t-on de tels documentaires à pareille heure de la nuit ? Personne ne va regarder ! Eh bien, Dieu décide que d’une programmation absurdement tardive il tirera un chef d’œuvre ! Etienne Comar se rendort puis se réveille à nouveau avec une pensée forte : « Je reviendrai à Cannes avec un film sur les moines de Tibhirine. »
Il y a quatre ans également, non loin de Cannes, un homme de 45 ans se demande s’il faut qu’il continue à œuvrer dans la cité HLM de St-Paul à Marseille. Il traverse un moment un peu difficile dont il sort en partie grâce à une proposition de traduction venue d’Algérie : la publication en français du livre de l’américain John Kiser, Passion pour l’Algérie, les moines de Tibhirine (Nouvelle Cité, prix des libraires Siloë 2006).
Résumons-nous : pour le dixième anniversaire de la mort des frères au printemps 2006, une idée de film naît dans le cœur d’Etienne Comar grâce à Emmanuel Audrain, et je réalise une traduction grâce à John Kiser.
Quatre ans plus tard, nouvelle fécondation : Etienne Comar découvre le livre de John Kiser pour faire son film et contacte le traducteur pour le conseiller dans le scénario. C’est le 7 avril 2009, à 11h24, que je reçois un mail d’Etienne Comar qui souhaite me rencontrer au sujet d’un film sur les moines. Je n’en crois pas mes yeux, car j’ai moi-même présenté cette idée le mois précédent à mon ami François Ivernel qui travaille chez Pathé. Il était sceptique : « Tu n’es pas scénariste professionnel, et ces sept moines qui se font tuer ce n’est pas très gai…Chez Pathé on fait surtout des comédies. » Le 12 avril, après réflexion, je réponds à Etienne Comar, qui me propose aussitôt de rencontrer Xavier Beauvois à Paris le 4 juin.
Je suis impressionné par le ton et la maîtrise du sujet de mes deux interlocuteurs. Une phrase du réalisateur ôte presque toutes mes hésitations : « Je veux montrer le mystère de l’Incarnation pascale. » Une amitié se noue. Très vite, Xavier me demande d’être son « conseiller monastique » en raison de mon expérience de cinq ans à l’abbaye de Tamié, du fait que je connaissais quatre des frères assassinés, que je suis allé à Tibhirine, que j’ai traduit l’enquête de John Kiser et que j’ai moi-même écrit un livre sur Frère Christophe.
Mettre Dieu en scène : donner à voir l’Invisible
Le cinéma, quand il est authentiquement spirituel, c’est finalement donner à voir l’Invisible, c’est mettre Dieu en scène. C’est donc faire œuvre d’Incarnation. Le Verbe se fait chair. C’est le langage chrétien par excellence !
Quand le scénario indiquait « les moines prient », il revenait au « conseiller monastique » de donner chair à cette prière : hymnes, psaumes, gestes liturgiques… J’ai proposé treize chants à Xavier Beauvois, en tenant compte à la fois des heures de l’office et des événements qui survenaient avant et après. La prière devait coller à la vie et la vie s’exprimer en prière. Le chœur des moines, c’est le cœur de Dieu. Et ce chœur intervient comme dans une tragédie grecque en commentaire de l’action. Mieux, comme une infusion de Dieu dans l’histoire et de l’histoire en Dieu. En somme, Dieu écoute et prend parole, et cette parole s’incarne dans la communauté monastique, donne sens aux événements qui la secouent.
J’ai ainsi proposé ce texte de sœur Chantal, de la C.F.C. (Commission Française Cistercienne), quand Christian de Chergé doit évaluer les conséquences de l’irruption d’un groupe armé le soir de Noël 1993 :
Nous ne savons pas ton mystère
Amour infini
Mais tu as un cœur
Toi qui cherches le fils perdu
Et tu tiens contre toi
Cet enfant difficile
Qu’est le monde des humains
Nous ne voyons pas ton visage
Amour infini
Mais tu as des yeux
Car tu pleures dans l’opprimé
Et tu poses sur nous
Ce regard de lumière
Qui révèle ton pardon
Nous ne savons pas ton langage…
Cette hymne pose bien la question du langage dans la révélation de Dieu : « Nous ne savons pas son langage » mais l’Invisible, paradoxalement, a « un cœur », « des yeux », « des mains »… Mystère chrétien de l’Incarnation !
Le langage de la vie spirituelle consiste à montrer la présence de l’Invisible dans le visible par le visible. Les abbayes cisterciennes sont des réceptacles de la lumière. De même, le travail de la chef opératrice Caroline Champetier, sous la direction de Xavier Beauvois, consiste, entre autre, à arbitrer le combat entre les ténèbres et la lumière.
Quand Frère Christian (joué par Lambert Wilson) part marcher dans la nature pour sa journée de désert, avec en fond sonore cette hymne que je viens de lire, Dieu se dit à travers la musique de Marcel Godard mais aussi à l’écran : un arbre gigantesque rappelle au spectateur que sans racines on ne peut rejoindre le ciel et que sans stabilité il n’est point de racines.
Des oiseaux s’envolent au-dessus d’un lac : eux peuvent s’enfuir devant la menace. Plus tard, un moine avoue : « Nous sommes comme des oiseaux sur la branche ». Une voisine répond : « Les oiseaux, c’est nous, vous, vous êtes la branche. Si vous partez, sur qui pourrions-nous nous reposer ? »
Le langage des images, de la musique et des mots se renforcent mutuellement. Cette combinaison cinématographique met Dieu en scène dans son incarnation. La caméra pointe vers l’Invisible à travers le visible. Le cinéma devient donc sacrement pour l’homme moderne. Il est médiateur de grâce. Ne nous cantonnons pas au saint chrême et à l’eau bénite ! Une médiation ne chasse pas l’autre : accueillons avec joie ces nouvelles médiations ! Les fresques de Lascaux, les bas-reliefs des cathédrales du Moyen-âge et nos films contemporains disent quelque chose des hommes et des dieux, de l’Homme et de Dieu.
L’acteur, médiateur entre les morts et les vivants
Dans le prologue de saint Jean, c’est le Verbe qui se fait chair et non la chair qui se fait Verbe. La Parole n’est efficace que si elle s’incarne. Sinon est reste lettre morte. De même, demander aux acteurs d’incarner des morts, c’est ressusciter ces morts. L’acteur devient médiateur entre les morts et les vivants. Il offre son visage, ses mains, ses yeux, son cœur pour exprimer la Vie.
Lambert Wilson expliquait très bien, lors de la conférence de presse à Cannes, qu’il s’était laissé « habiter » par Christian de Chergé. Nous avons travaillé ensemble certains textes un peu ardus, nous avons discuté de son histoire, de sa personnalité et de sa théologie. Mais à un moment donné, c’est vraiment l’Esprit qui parle, à tel point que Lambert s’est mis à prier Frère Christian. Le langage artistique devient alors l’écho d’une vie spirituelle et possède la capacité d’éveiller chez le spectateur cette vie spirituelle.
Pour bien faire, il a fallu organiser une petite immersion monastique à l’abbaye de Tamié. Montrer les gestes : comment on enfile une coule, comment on se prosterne, comment on se signe, comment on sonne la cloche, comment on se donne l’accolade, comment se passe les repas, etc.
La vie monastique est elle-même une mise en scène scriptée de près, minutée. Elle est un langage avec son rythme, son silence, ses horaires, ses espaces, sa clôture. Il était important de « dire Dieu » dans ce film monastique en respectant ces codes et en les comprenant de l’intérieur. C’est le langage des rites. Les rites associent souvent le geste à la parole pour signifier une réalité invisible.
Éducation à la spiritualité par l’image
Des hommes et des dieux a reçu le prix de l’Éducation nationale. Ceci n’est pas anodin, puisqu’il existe aujourd’hui une éducation à l’image. L’école n’apprend pas seulement à décoder des mots mais aussi à décrypter les points de vue d’une caméra. Or c’est un film à fort contenu religieux qui est consacré cette année. Cette éducation à l’image peut aussi devenir éducation à la spiritualité par l’image. En effet, les groupes et idéologies confessionnelles sont multiples et poursuivent parfois des buts totalement opposés. Ils ont chacun leur langage, verbal et non verbal. Il faut que les plus jeunes en mesurent l’enjeu spirituel.
Dans le film, le spectateur découvre à la fois des villageois musulmans qui invitent les moines chrétiens à une fête religieuse et un groupe islamiste qui tue des civils innocents. D’un côté, des croyants ouverts à une spiritualité de l’hospitalité, de l’autre des « combattants de Dieu » intolérants qui suppriment les différences d’opinion.
Les moines eux-mêmes soulèvent beaucoup de questions sur leur vocation : comment se situer par rapport à la violence et au contexte politique ? La solidarité avec les villageois doit elle se payer par une complicité avec l’une des deux parties en conflit ? Faut-il accepter une protection militaire plutôt que risquer sa vie dans une résistance désarmée ? Pour y voir clair, les frères doivent se réunir dans la salle du chapitre. Les mots doivent être dits et entendus pour qu’émerge une décision spirituelle. Les échanges communautaires manifestent concrètement une spiritualité de la communion.
La communauté de Tibhirine prolonge subtilement les débats qui traversent encore une partie du christianisme, hésitant entre une « légitime défense » dans le sillage du concept de « guerre juste » élaboré par saint Augustin et le pacifisme actif de Martin Luther King qui refuse l’exode communautariste et croit en la rencontre.
Frère Christian fera cette expérience lorsqu’il résistera aux demandes du groupe armé la nuit de Noël 1993 mais ira jusqu’à serrer la main de l’agresseur après lui avoir signalé qu’il fêtait ce soir-là la naissance de Jésus, le Prince de la Paix. Parler avec son agresseur manifeste une spiritualité de la résistance non violente.
Les moines ne se contentent pas d’une « neutralité » silencieuse. Christian de Chergé prend sa plume en janvier 1993 pour dénoncer l’assassinat des croates à 3 kilomètres du monastère. Parole publique courageuse qui n’est pas soumission mais résistance du Verbe.
Humaniser l’autre par l’image
La vie spirituelle se dit avec des mots, certes, mais elle s’exprime avant tout par une conversion du cœur qui se traduit par des gestes de bonté. Le langage de l’amour ne consiste pas seulement à dire « je t’aime », mais à préparer des repas, laver des vêtements, changer des couches… Un moine me dit un jour : « Dieu est dans les choux. » Je reste interloqué. « Oui, pour nourrir les frères et les pauvres, il faut cultiver la terre ! » Il ne suffit pas de dire que Dieu est au-delà de tous les mots, qu’il échappe à tout langage. On peut facilement s’installer dans une contemplation du Ciel qui est fuite de la terre. Il ne suffit pas non plus de dire qu’il se révèle dans le Verbe. Les docteurs de la Loi, les scribes et les pharisiens sont passés à côté de Celui qu’annonçaient les Écritures. Ils l’ont même condamné à mort pour blasphème !
Non, le Verbe se révèle dans la chair ! Le Verbe s’est fait chair !
L’art cinématographique a ceci de particulier qu’il peut allier la parole avec l’image : sa forme permet cette incarnation du Verbe.
Depuis des mois, certains médias ou certains politiques ne cherchent qu’à attiser la peur chez nos concitoyens. L’image du musulman, généralement originaire du Maghreb en France, est associée à la violence et à l’intolérance. Dans cette atmosphère, il est très difficile de dépasser les préjugés et d’établir des relations constructives. Le risque existe d’une stigmatisation communautaire.
Le mérite du film de Xavier Beauvois est d’humaniser les musulmans et les chrétiens : un préfet convoque les moines pour les sommer de quitter le pays mais le plan suivant montre les frères en panne secourus par des femmes et des enfants délicieux de gentillesse. Même le chef terroriste dont le groupe fait irruption au monastère la nuit de Noël 1993 est capable d’humanité dès lors que Christian de Chergé trouve les mots du Coran pour définir sa communauté. Rencontre des langages, paroles d’hommes capables de se regarder et de se parler, « de visage à visage ».
Les moines eux-mêmes ne sont pas des statues de plâtre : Frère Christophe s’énerve quand Frère Luc lui dit n’avoir rien compris aux enseignements de Christian au chapitre du matin. Les frères ont peur, doutent, avancent lentement vers la Vérité et la communion. La vie spirituelle est un chemin qui requiert pour en parler des formats adéquats : deux heures de film, quel bonheur dans ce monde de spots publicitaires de 30 secondes !
L’homme au centre
Sur le tournage, tous les soirs nous nous retrouvions pour aller plus loin dans l’amitié avec les frères. Un souffle de grâce mêlait le Salve Regina au chant du muezzin. Marocains, Français, Algériens, musulmans, chrétiens, chercheurs de beauté : tous vivaient de l’Esprit de Tibhirine. Nous parlions le même langage, éminemment spirituel, éminemment incarné.
Dans la parabole du bon Samaritain (Luc 10,25-37), ce n’est pas le prêtre qui connaît tout de la Loi que Jésus loue mais le paria qui, lui, porte secours à l’homme blessé au bord de la route.
« J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ; nu, et vous m’avez vêtu ; j’ai été malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus à moi. » (Matthieu 25).
Faim : Christophe a travaillé la terre avec les associés du village. Soif : Paul a mis en place le système d’irrigation. Hospitalité : Amédée et Célestin ont accueilli à la porterie. Vêtements : Michel et Bruno ont secouru les pauvres. Soins : Luc recevait jusqu’à 150 patients par jour au dispensaire. Prisonniers : Jean-Pierre a visité le gardien Mohammed suspecté de complicité après l’enlèvement. Christian et ses frères ont su placer l’homme concret au centre.
La communauté de Tibhirine était elle-même pauvre, étrangère (des moines français en Algérie), malade (Célestin opéré du cœur, Luc asthmatique et surmené), prisonnière d’une situation politique impossible. Les voisins algériens de Notre-Dame de l’Atlas ont su accueillir chacun de ses moines. L’équipe de Xavier Beauvois aussi.
Dieu et les effets spéciaux
Le cinéma devient langage spirituel dès lors que l’Esprit souffle sur la technique, anime les hommes, rejoint le spectateur. L’image est au service de la Parole, le silence dit une Présence, Dieu assure même les effets spéciaux gratuitement !
J’avais pour mission de signaler les invraisemblances monastiques et religieuses ou les inexactitudes historiques du scénario, puis de poursuivre ce travail sur le tournage. J’ai aussi essayé de tenir compte des réactions des familles. Mais c’est le Ciel lui-même qui est intervenu pour supprimer la scène finale des têtes coupées, que Frère Didier de Tamié et d’autres trouvaient insupportable.
Ce qui s’est passé est surprenant : le jour du tournage de l’enlèvement, la neige est tombée et le brouillard s’est levé : Xavier Beauvois m’a dit qu’il avait « entendu » les frères et que le film s’arrêterait sur ces images de blancheur absolue nimbée de mystère. Les frères étaient ensevelis avec leurs ravisseurs sous une épaisse coule de neige.
Brouillard illustrant la situation politico-judiciaire confuse, blancheur au cœur de l’hiver signifiant la victoire du Ressuscitant de Pâques.
Cela n’était pas prévu dans le scénario ! Je dois donc témoigner humblement du fait que j’ai été grandement aidé par plus grand que moi. Le cinéma est aussi œuvre de Dieu par son choix à lui de la météo.
« Je suis peut-être un mécréant, me confie Xavier Beauvois, mais j’ai mes limites ! Si personne ne veut comprendre maintenant qui était le Premier Assistant de ce film, je ne peux rien faire pour lui. Il est de mauvaise foi. »
Parler des musulmans, parler aux musulmans
À la mi-septembre, en même temps que la fête de fin du Ramadhan, il y a le vote de la loi sur le port du voile intégral. Mais le 8 septembre sort sur les écrans le film Des hommes et des dieux. Les frères de Tibhirine servaient dans un même mouvement Dieu et le peuple algérien au milieu duquel ils vivaient.
Deux événements bien différents : grâce à ce travail cinématographique, l’Esprit de Tibhirine sera remis entre les mains des hommes et femmes de bonne volonté. Les cœurs seront mis à nu. Les fruits sont à venir.
« La parole de Dieu ne lui revient pas sans avoir accompli ce qu’il voulait », déclare le prophète Isaïe (Isaïe 55,10-11). De même, un film offert au Souffle de Dieu ne lui revient pas sans féconder le cœur des spectateurs. La Parole doit être « mise en pratique » (Josué 1,8). Un film se regarde, mais il est aussi une graine dans la conscience de chacun, « qui pousse, de jour comme de nuit, on se sait comment. » (Marc 4,26-29). La prédication n’est pas le sommet, le point d’arrivée d’un chemin spirituel. Il n’est que le point de départ, le tremplin pour un plongeon dans la chair.
« Glorifiez Dieu dans votre corps ! » (1Corinthiens 6,18), s’exclame l’apôtre Paul. De même, un scénario n’est que le point de départ, le tournage aussi, et finalement le montage aussi, car le film va vivre ensuite dans le cœur des spectateurs. Les mots et les images ne sont que des graines d’Évangile emportés dans le souffle de l’Esprit pour féconder la terre, germer dans des centaines de milliers d’âmes et, petit à petit, transformer le monde.
Henry Quinson
conseiller pour le film Des hommes et des dieux