Société désenchantée
La société française connaît actuellement une phase de désenchantement. Les sondages d’opinion traduisent un rejet des politiques actuelles et un scepticisme sur des alternatives possibles.
L’augmentation du chômage et de la précarité a été gérée jusqu’ici comme si tout cela n’était que passager et qu’on allait revenir à une situation jugée a posteriori « glorieuse » 1. D’où la multiplicité des mesures, des dispositifs qui traduisent moins des politiques cohérentes qu’une panne de sens chez les décideurs. Et l’on continue à invoquer rituellement une croissance qui serait la solution magique à tous nos maux. Elle nous éviterait l’indispensable travail de remise en cause des outils intellectuels avec lesquels nous lisons les réalités socio-économiques et l’invention de nouvelles formes de solidarité avec le nombre croissant de personnes en voie d’exclusion sociétale.
Les analyses d’opinion montrent que non seulement nombre de Français vivent la crise en téléspectateurs désabusés, mais que les jeunes ressentent de plus en plus une difficulté à se projeter dans le monde de demain. Selon le baromètre annuel IPSOS pour le Secours Populaire publié le 20 septembre dernier, un jeune sur deux se dit angoissé par son avenir. Plus d'un sur trois affirme être en colère quand il pense à son avenir. La moitié d'entre eux doute que les études garantissent une insertion plus facile dans le monde du travail. Mais ce qui inquiète aussi les jeunes c'est la pauvreté. Un tiers des Français dit avoir déjà vécu une situation de pauvreté, poussant ainsi le président du Secours populaire, Julien Lauprêtre, à évoquer un "raz-de-marée de la misère".
Ces constats inquiétants ne devraient cependant pas nous faire oublier que notre crise se passe dans un des pays les plus riches du monde et dont la richesse a continué, certes plus faiblement, d’augmenter. Loin de nous décourager, ils doivent nous conduire à prendre nos responsabilités pour remettre en cause nos prétendues « évidences » et développer nos capacités d’imagination et de création
Aussi, dans cette période, est-il est capital d’entendre ceux qui ont pris le risque d’inventer, à la base, de nouveaux espaces de solidarité et de créativité. Parmi ces acteurs qui ont affronté cette crise sur le terrain, Annie DREUILLE, créatrice de la « Maison des chômeurs » de Toulouse, vient de publier le récit d’une aventure de plus de 20 ans au service des chômeurs et des précaires. 2 Cet ouvrage est intéressant à plus d’un titre. Il nous décrit d’abord le cheminement d’une personne que des convictions chrétiennes fortes ont conduite à quitter une situation établie pour se risquer à inventer un espace laïc pour accueillir ceux que le chômage éloignait peu à peu de toute vie sociale et citoyenne. Créée pour faire face à une urgence dans la foulée du mouvement Partage initié par Maurice Pagat, cette maison des chômeurs s’est voulue un lieu de convivialité et citoyenneté sociale sachant proposer en même temps des services concrets aux demandeurs d’emplois, l’invitation à militer dans les mouvements de chômeurs, un lieu d’analyse et de réflexion sur les nouveaux modes de vie où intervenait régulièrement des chercheurs en sciences sociales et des responsables publics et privés des politiques sociales.
André GORZ fut un des intellectuels très présent dans cette aventure. Pour lui, la Maison Partage de Toulouse illustrait ce type de lieux indispensables pour permettre à nos sociétés de faire de la crise une chance d’évolution de nos modes de vie. « Il s’agissait de rassembler dans un même lieu café, journaux, conseils juridiques, conseils Assedic, conseils logement, réflexion citoyenne, organisation de colloques, de débats, d’activités culturelles et sportives. Je dirais que la maison Partage, qui se voulait une « Académie du temps libéré » 3, était un espace éducatif au sens originaire, où rien d’autre n’était proposé et demandé à chacun que d'essayer, par les échanges et avec l’aide des autres, de trouver un chemin vers lui-même» 4.
À l’heure où tant de nos concitoyens se sentent menacés d’exclusion, nul doute que la création de tels espaces ne soit une priorité.
Bernard Ginisty
Chronique diffusée sur RCF Saône & Loire le 02.10.10
1 - L’expression de « trente glorieuse » a été créée par le démographe Jean Fourastié dans un ouvrage publié en 1979 où il montrait comment, de 1946 à 1975, une croissance continue a bouleverse profondément la société française : Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Éditions Fayard 1979
2 - Annie DREUILLE : La maison des chômeurs. Une expérience solidaire. Éditions Nouvelles Editions Loubatières 2010, 190 pages, 17 euros.
3 - Cette réflexion sur une autre façon d’habiter le temps a été au cœur des initiatives de la Maison des Chômeurs. Deux ouvrages collectifs en rendent compte : Le temps libéré, tout travail non travail, histoire de fous (1995) et L’Académie du temps libéré, pour une réconciliation avec la vie sociale et politique (1997) Éditions Maison Partage et Cépadues.
4 - André GORZ : Tous entrepreneurs ? in Les aventuriers de l’économie solidaire. Entre reconnaissance et résistance : la quête des chômeurs-créateurs Éditions l’Harmattan 2002 Ouvrage collectif dirigé par Annie DREUILLE, page 209.