Cette énorme aventure
Au risque de peiner les admirateurs de Saint Ignace d’Antioche et de sa célèbre apostrophe, je dois avouer que mes archives inviolables ce n’est pas Jésus-Christ. C’est ce qui constitue ma conviction inébranlable et que je peux exprimer en deux lignes d’une chahada personnelle : je reconnais une seule transcendance ; elle s’exprime à moi (et me semble-t-il à bien d’autres) sous les espèces de l’amour. Tout le reste est pour moi sujet à conjecture. Simplement, ce que j’appelle transcendance pour rester le plus neutre possible me semble pouvoir être assimilé à ce qu’on nomme plus couramment Dieu. J’ajoute que je suis profondément indigne dans ma conduite quotidienne des exigences qu’implique ma profession de foi.
Naturellement, cette conviction ne s’est pas formée en moi comme le fruit de ma seule activité cérébrale. En revanche, selon une tautologie qui me semble d’une évidence aveuglante, je ne peux pas croire ce que je ne crois pas, ni inversement. Mais, hormis les deux lignes en question, mes convictions sont toujours largement mobiles, et ma croyance concernant Jésus-Christ reste, à bientôt près de soixante-dix ans, un chantier très informe. On pourra ressentir ces considérations comme oiseuses ou complaisantes, mais elles me paraissent nécessaires pour comprendre comment la question se pose pour moi ; et j’ai toujours pensé que dire « je » était la seule façon d’être modeste.
La conviction que j’exprime n’est pas le fruit d’un raisonnement, mais s’impose à moi comme une évidence absolue : Dieu sensible au cœur, disait Pascal, et il assimilait cette conviction aux postulats mathématiques indémontrables. Dans la formation de cette conviction, l’enseignement de Jésus, et de ceux qui après lui se sont emparés de l’Évangile, a eu une influence déterminante. Je la dois à l’Église catholique, c’est à dire à l’ensemble de ceux qui reconnaissent à l’Évangile une portée universelle et la nécessité de l’annoncer à toute l’humanité, qui me l’ont annoncée et me l’annoncent ; à distinguer soigneusement de la hiérarchie romaine qui a fait un hold-up sur ce beau titre. Mais dans l’ensemble très disparate de ce qui est professé par l’assemblée universelle des chrétiens, et que je serai toujours bien loin de connaître même très partiellement, je me sens le devoir de faire un tri, et je ne peux le faire qu’à travers ce que j’appellerai, avec Rousseau par exemple, ma conscience ; sans me dissimuler qu’elle n’est pas un juge impartial, mais qu’elle essaye de l’être, et que de toute façon, je n’ai pas d’autre solution que de passer par elle. Je m’expose ainsi au reproche d’éclectisme et de bricolage, que j’assume sans faiblesse.
Comparée à celles qui sont à la source des autres pensées religieuses, la personne de Jésus telle que nous pouvons l’entrevoir dans les Évangiles et dans les textes postérieurs, des apôtres aux historiens contemporains qui tentent de mieux la cerner, apparaît sans commune mesure avec celle de toutes les autres. On peut comprendre que ceux qui approchent, de près ou de loin, d’une telle personne, perçoivent en elle quelque chose de la transcendance et aillent jusqu’à l’y intégrer. Cette intégration reste pour moi une hypothèse.
Ce qui me pose le plus problème dans le rapport que je peux avoir avec Jésus, c’est que je reste très dubitatif sur la question de savoir s’il a voulu être en relation avec moi. Question qui serait évidemment idiote si on ne l’entendait pas comme un raccourci métaphorique. Même si ma lignée biologique comporte sans doute des Juifs convertis ou non comme chacun en Méditerranée, je ne me ressens pas comme faisant partie du peuple d’Israël tel que Jésus lui a parlé, mais plutôt du côté de la Syro-Phénicienne que notre rabbi préféré assimile élégamment à des chiens – et qui lui donne d’ailleurs une petite leçon de christianisme. Humain, certes, incarné dans un temps et un lieu, et méritant tous les pardons de ce monde et de l’autre ; mais sa volonté d‘appeler toute l’humanité me semble pour le moins questionnable. Le centurion est un craignant-Dieu qui a payé de sa poche pour bâtir la synagogue de sa ville, les publicains et les pécheurs sont certes réprouvés, mais incontestablement juifs, l’attitude à l’égard des Samaritains, d’ailleurs tout de même objectivement plutôt juifs que païens, est pour le moins ambiguë : on leur demande à boire, certes, mais les apôtres doivent éviter leurs maisons, et la parabole du bon Samaritain s’apparente plutôt au signe de Jonas, tout comme l’afflux de païens au festin en remplacement des Israélites indignes, seul écho des visions de la fin des temps d’Isaïe nettement plus mondialistes. C’est le ressuscité qui tient un autre langage, et naturellement aussi les apôtres après bien des batailles internes, preuve tout de même que le discours de Jésus n’avait pas dû être à cet égard d’une clarté aveuglante, et que le destin universel du christianisme s’est joué autant sur l’échec auprès de la masse des juifs que sur une extrapolation des audaces du Jésus historique.
Puisqu’il y a des modes en théologie comme ailleurs, le bultmanisme est désormais un peu ringard, mais j’avoue que, tout en reconnaissant une certaine continuité entre le pré-pascal et le post, et sans rigidité spéciale sur le sujet, je serais plutôt tenté de conserver cette distinction commode entre Jésus et le Christ. C’est là que je patauge beaucoup, évidemment par manque de culture philosophique et théologique – je ne fais que grappiller quelques opinions dans mes lectures, contacts et réflexions.
Ce qui est pour moi certain, c’est que je ne veux pas faire dépendre ma foi ni du surnaturel, ni des incertitudes de la recherche historique, ni du pandémonium des hypothèses de la théologie. Je suis très intéressé par les schémas (je préfère ce mot à celui de mythe) que sont par exemple l’incarnation, la révélation, le Dieu trinitaire, la rédemption, etc., quand je peux pénétrer même de loin les réflexions théologiques qu’ils suscitent, mais ce sont à mes yeux des propositions qui cherchent à donner des repères pour interpréter l’héritage chrétien, et non des dogmes intrinsèquement liés à la croyance fondamentale.
Je vois ainsi Jésus comme l’homme qui, par une personnalité hors du commun et un ensemble de circonstances à la fois dramatiques et inespérées, a donné à ce que j’appellerai le judaïsme évolutif, en y ajoutant des éléments personnels incontestables, un élan sans précédent. On peut coupler cette réalité historique tangible avec un schéma théologique qui serait celui de la révélation progressive d’un autre type de transcendance que celui de la toute-puissance cosmique, et de son intégration dans un rapport avec la créature humaine qui passe par l’amour et par l’amour seul ; on peut appeler ce schéma « incarnation ». Infiniment libérateur, ce message, si on me passe ce mot bien daté, est passé encore encombré d’une gangue de sacré, de moralisme, de ritualité, que le constantinisme a encore accentué, et dans laquelle il est bien difficile de savoir si la pensée de Jésus a été défigurée ou si elle reproduit sa synthèse personnelle; mais il a conservé, grâce à l’honnêteté probable des Évangélistes, une force explosive qui a traversé les siècles. C’est là que réside la capacité du christianisme à être la religion de la sortie de la religion, selon la formule que Marcel Gauchet a popularisée et qui semble séduire le Père Moingt ; c’est bien ainsi que je le vois, ce qui m’amène à le distinguer radicalement des religions, sans méconnaître que certains de leurs croyants peuvent chercher à les faire évoluer sur ce même chemin en passant par une interprétation libérée du fondamentalisme. On doit ainsi pouvoir avancer qu’on peut être chrétien sans le savoir, ou, à l’exemple d’un certain bouddhisme, à concilier une conviction chrétienne avec la pratique d’une autre religion.
Quels sont les rapports de Jésus avec celui qu’il appelle son Père ? A-t-il eu conscience d’être le Messie ? Est-il ressuscité et sous quelle forme ? Je n’ai aucune conviction à cet égard. Si on exclut une simple réanimation de cadavre, comme pour Lazare, on peut seulement dire que les apôtres ont eu l’expérience de contacts avec un personnage qu’ils ont reconnu – difficilement d’ailleurs – comme Jésus ressuscité, et tous s’accordent pour dire qu’il a disparu définitivement assez vite de ce bas monde. Quel est le statut de Jésus désormais Christ hors de ce monde ? Celui qui a été l’instrument privilégié du schéma de la révélation-incarnation participe-t-il à la transcendance, avant, pendant, après sa mort ? Que dire de ces êtres que le judaïsme tardif et le christianisme naissant associent à Dieu, comme la Sagesse, qui a bien l’air d’être plus qu’une allégorie, ou le Verbe, et enfin l’Esprit ? Ce sont pour moi des figures auxquelles la spéculation théologique a recours pour borner l’approfondissement de sa réflexion sur la transcendance ; mais je n’ai aucune conviction sur leur statut : produit de l’imaginaire ou réalité cosmique. J’en dirai autant de la résurrection, qui est pour moi une espérance, et qui m’apparaît liée au refus de l’absurdité du monde.
Le schéma du dieu qui meurt et ressuscite est un classique qu’on assimile éventuellement au cycle de la végétation, et à un autre classique, le sacrifice, dont René Girard en particulier a montré la parenté avec la royauté. La crucifixion ne joue manifestement pas un rôle analogue dans le christianisme, bien que le schéma du sacrifice ne lui soit pas étranger. La réalité historique de la crucifixion d’un homme qui a fait naître une espérance aussi exceptionnelle, et l’expérience à laquelle ses disciples ont donné le nom de résurrection, est la source d’un renversement profond dans la manière de concevoir la transcendance. Mais là encore, ce renversement n’a pas triomphé dans l’ensemble même de la chrétienté. Le schéma sacrificiel de l’Epître aux Hébreux demeure dans son ambiguïté : sacrifice nécessaire pour laver le péché humain, mais sacrifice qui met un terme à la pratique par sa perfection insurpassable.
La Rédemption résulterait pour moi de cette prise de conscience progressive accélérée par la Crucifixion et ses conséquences historiques. Quel parallèle ce schéma perceptible a-t-il dans le monde de la transcendance, c’est ce que je me garderai de trancher.
Enfin, l’exigence radicale de Jésus à l’égard de l’idéal proposé à ses disciples me retient évidemment de me proclamer comme tel. Même relativement modestes au regard des fortunes de ce monde, les privilèges matériels dont je bénéficie me mettent plutôt dans la situation du mauvais riche, et je croise tous les jours mille Lazares dont je ne me préoccupe que de façon infinitésimale. Plus encore, si je ressens comme un péché, c’est à dire un manquement à l’amour, mon attachement à mes privilèges, je suis même en répulsion par rapport aux formes les plus extrêmes de l’appel évangélique, comme la haine des proches, fût-elle mitigée par d’habiles casuistes comme le pasteur Cuvillier.
Je reste donc par rapport à Jésus à la fois conquis et indécis. La vie de Jésus est restée pour moi depuis l’enfance cette énorme aventure. L’Évangile est évidemment pour moi l’événement majeur de l’histoire humaine. Si son esprit vient à disparaître de la surface du monde, une manière d’être homme disparaîtra, et pour moi elle est la seule qui vaille. Le monde ne peut avoir de sens si ce n’est par l’amour. Si Dieu n’est pas l’amour, il ne peut pas être mon dieu ; et si rien dans l’univers ne correspond à ce que nous appelons Dieu, la seule réalité divine sera l’amour tel que les hommes essayent de le connaître. Dans l’univers infiniment absurde, l’amour humain fait peut-être écho à la volonté divine de s’y incarner pour le transfigurer. Jésus, qui avait l’air d’un peu la connaître, nous dit que Dieu est l’amour infini. Puis-je penser que l’amour infini m’aime moins que ma mère ? Ainsi pour mon avenir je me fierai à la sagesse de Paul Ricœur : Dieu fera de moi ce qu’il veut.
Alain Barthélemy-Vigouroux