Femme du passage
Marie, ma grande difficulté avec toi, moi qui suis femme et mère, c'est de me demander comment on a pu, en deux mille ans, gommer tout de tes relations humaines personnelles au profit de ta
maternité. En tout cas, pour ce que j'ai entendu dire de toi. Sans doute n'ai-je rien compris. Pas assez médité ta relation à Dieu, au Père. Pour comprendre ou pour sentir avec toi qu'une vie ne
peut être que don de soi.
Une femme, ça se définit en face d'hommes. Quels sont les hommes de ta vie ?
Joseph, dont toi-même ne dis jamais rien ; dont on pense qu'il est mort avant toi, avant Jésus ? Tu étais donc veuve ? Personne n'en parle. Est-ce donc si peu important ?
À part Joseph, je connais Jean. L'ami de ton fils. Et du reste, ton fils te l'a
confié comme un autre enfant et, avec lui, le genre humain, l'Église, enfin nous. Est-ce suffisant pour ne faire de toi qu'une mère ? Marie, tes amis ? Ceux avec qui le soir, à la
veillée, tu refaisais le monde ? Je sais, il y avait l'Esprit Saint. Il t'avait couverte de son ombre, il t'accompagnait. Tu vivais, signe du « Royaume déjà là », ce « ni
homme ni femme » promis pour la vie éternelle ! Mais cela ne nie pas nos différences, ni le besoin qu'hommes et femmes ont les uns des autres. Cela annonce seulement une reconnaissance
de l'autre sans prise de pouvoir, sans tentative de séduction ou d'annexion. Marie, où sont donc tes amis ?
Marie, non je ne comprends rien.
Comment a-t-on pu faire de toi le modèle de la maternité épanouie, alors que tu
es la femme qui a vu mourir son enfant ? Ce malheur infini, horrible, mortel pour soi aussi, de l'enfant qui meurt, alors qu'on reste là. Comment as-tu fait pour ne pas hurler ? Pour ne
pas mourir avec lui ? Pour ne pas te tordre d'impuissance, de douleur, d'horreur ? (Regarde-les, ces femmes d'Amérique latine...)
On a fait de toi une simple femme au pied de la croix, acceptant de te voir
confiée à Jean. Une femme qui viendra (Pietà sublime) envelopper le corps de son fils.
Bien sûr, là encore, l'Esprit Saint... Mais Marie, ycroyais-tu vraiment à la
Résurrection, là, quand on le clouait sur la croix, ce Fils qui t'avait tant coûté ? Et ta réputation de jeune fille, et ces rebuffades ? (« les affaires de mon
Père », « ma mère ? je ne connais que des disciples »).
Toutes ces images qui se donnent de toi, Marie, ne sont pas miennes. Tu n'es
certes pas cette bonne mère désincarnée à qui l'on ne cesse, sous prétexte de maternité, de demander des miracles, alors qu'elle a vu, elle, mourir son fils crucifié. Jésus incarné ne pouvait
avoir qu'une mère désespérément humaine, la seule que je puisse essayer de rencontrer, dont les souffrances sont à hauteur des miennes, dans l'incompréhension des rencontres, dans les difficultés
des deuils.
Une femme faible parfois, se laissant même entraîner par ses parents à aller
chercher son fils, « possédé d'un esprit impur » (Marc 3,30). Une femme sensible au qu'en-dira-t-on. Une femme capable aussi de tirer parti du quotidien de sa vie pour
réfléchir, avancer.
Comment ne pas se poser de question, Marie, lorsqu'un fils dit
publiquement : « Qui est ma mère ? » Comme tu as dû la retourner dans ta tête cette phrase, avant de découvrir (comme moi avec ceux qui m'entourent) que le maternage
n'a qu'un temps, et que cela fausse bien les relations... Un disciple, par contre, un compagnon, capable de comprendre les enjeux d'une vie, d'y participer à sa mesure, cela devient bien autre
chose.
Cette scène m'explique beaucoup de toi. J'aime y revenir lorsque je pense à toi.
Que de souffrances, d'amertume n'as-tu pas dû guérir en toi avant de faire le passage ? « Femme du passage », si je savais faire un poème, voilà ce que je célébrerais de toi. Et me
voilà déjà plus capable de te comprendre, de mieux t'accompagner dans la Passion. Tu restes Mère, bien sûr. Mais de quelle autre façon ! Avec quelles espérances que grâce à toi quelque chose
de l'espérance de Jésus pouvait survivre ! De sa vie il n'était pas possible que rien ne sourde.
Alors là, Marie, oui, je peux commencer à suivre... La Mère mourrait peut-être
avec le Fils, le disciple savait qu'il fallait continuer à vivre pour le continuer. Disciple, pour participer activement à ses choix, à ses doutes. Et je me moque bien de ce que l'Église,
s'assimilant à toi, te fasse sans péché, déjà auprès de Dieu dans ton Assomption, se valorisant ainsi au passage (et sans doute les théologiens ont-ils raison).
Mais je suis une femme, Marie. Si j'ai besoin de toi, c'est pour pouvoir
méditer avec toi un peu des mystères de ma vie. De nos vies, Marie, qui nous mènent à Jésus-Christ.
Je n'en ai pas fini. En particulier, vois-tu, je voudrais bien regarder de plus
près avec toi la Résurrection ; je ne sais pas encore comment tu t'y es prise pour comprendre, pour y croire, pour ne pas douter, pour voir. Quel désir en toi, quel amour !
Heureusement, Marie, il y a l'Esprit Saint... Pour toi, comme pour moi, le sens
de Dieu passe par Lui. C'est Lui que je prie, Marie, pour qu'il continue à éclairer nos routes de femmes, qu'il fasse de nous des disciples, pour la mission. Qu'ainsi Il imprime en nous le signe
de sa vraie parenté.
Mary-Monique VERDIER