L'ultime liberté
Une des phrases les plus marquantes qu’il m’ait été donné de lire, lorsque, développant l’apprentissage de la foi, j’ai abordé Saint Paul, c’est cette phrase de la
première épître aux Corinthiens : « la prédication de la croix est une folie pour ceux qui périssent ; mais pour nous qui sommes sauvés, elle est une puissance de Dieu…
Nous prêchons Christ crucifié, scandale pour les juifs, folie pour les païens ».
J’avais beau tourner le problème dans tous les sens, je ne comprenais pas comment cette mort sur la croix, même en prélude de la résurrection, pouvait être d’une
part rédemptrice et d’autre part glorieuse.
À quoi bon l’homme sur Terre si les justes sont cloués sur des croix ? Comment cette ignominie, scandale… folie... peut-elle marquer le triomphe de
l’homme ?
Et puis j’ai lu René Girard. Non, ces quelques notes qui suivent ne font pas l’apologie de ce philosophe, et n’ont rien à voir avec ses récentes prises de position
sur la morale sociale. Il n’en reste pas moins que l’éclairage qu’il donne sur les forces qui meuvent les collectivités humaines a représenté pour moi comme une illumination et, si je puis dire,
l’achèvement de ma conversion.
Je ne reviendrai pas sur sa théorie fondatrice du mimétisme d’appropriation qui divise (chacun veut ce que possède le voisin) ni sur celle du mimétisme
d’antagonisme qui réconcilie par l’intermédiaire du bouc émissaire, théories que chacun connaît.
Un mot cependant pour rappeler que le bouc émissaire, la victime qui passe pour responsable de la crise, cette victime porteuse de tout le mal, est aussi
celle par qui la crise est résolue ; cette victime, par sa mort, redonne vie à la communauté ; le bouc émissaire, une fois sacrifié, devient le fondateur emblématique de la
nouvelle communauté.
L’élément important dans les religions primitives, c’est que la victime a mérité son sort : elle est perçue comme coupable et à ce titre justifie la violence
qui se manifeste contre elle (Caïn, Œdipe ont, par les meurtres perpétrés, mérité leur exclusion).
L’évolution des modes de vie a peu à peu supprimé les sacrifices, et la Loi et les rituels ont remplacé les cérémonies sacrificielles initiales (on ne peut pas ne
pas évoquer Abraham et la fin des sacrifices humains, les lois d’interdiction du meurtre : « si quelqu’un tue Caïn, on le vengera 7 fois. ») : en un mot, peu à peu
ont émergé les signes de la civilisation. Mais quand la crise est trop forte, la loi ou le rituel qu’on lui a substitué ne suffisent plus.
L’histoire de Jésus s’inscrit dans cette logique. Le sacrifice de Jésus aurait, même très provisoirement, remis de l’ordre dans les malaises du peuple juif sous
l’occupation romaine. Dans l’Évangile de Jean, il est d’ailleurs expressément dit que le Grand Prêtre avait le dessein de faire mourir Jésus « afin de sacrifier une seule victime pour que la
nation entière ne périsse pas » : il s’agissait bien de ressouder le peuple juif.
Dans les religions antérieures, les dieux ont un rôle de justicier, dispensateur de punitions ou de récompenses. C’est – sans doute – le support des théories
(erronées, à mon sens, et même pire) qui ont longtemps eu cours dans les églises chrétiennes : Dieu le Père, trahi par l’homme qu’il a créé, envoie sur Terre son fils qui va, par son
sacrifice, racheter la faute d’Adam et de l’humanité. Il y aurait eu une sorte de pacte entre le père et le fils, l’un pour vouloir la mort de l’autre pour venger son honneur de créateur bafoué,
l’autre pour l’accepter sans révolte.
Les Évangiles disent l’inverse : la crucifixion de Jésus n’a été que le début d’un retournement total ; ses prédications sont un plaidoyer permanent
contre la violence : « Vous avez appris qu’il a été dit tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi ; eh bien moi je vous dis aimez vos ennemis, priez pour vos
persécuteurs ; ainsi vous serez fils de votre père des cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons , et tomber la pluie sur les justes et sur les
injustes. » (Mt 5,44-45) Il s’agit bien de renoncer à exiger de Dieu de punir les méchants et de donner la gloire aux élus. Il faut renoncer aux représailles ; c’est le sens de
« si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui la gauche ».
Nous basculons dans une autre logique, celle du Royaume, où l’Homme, délivré de la Loi (utile pour conduire un peuple, comme l’a donnée Moïse au peuple hébreu pour
assurer sa pérennité), choisira d’être lié à Dieu par son choix libre, pour que l’Amour soit la règle éternelle.
Mais alors, le sacrifice de Jésus était-il nécessaire ? Qu’est-ce que ce paradoxe de la mort qui ouvre la voie vers la liberté et vers l’Amour ?
Jésus aurait pu renoncer à l’ultime épreuve de la Pâque à Jérusalem. Pourquoi aller sciemment se mettre dans la gueule du loup ? « Père, toutes
choses Te sont possibles, éloigne de moi cette coupe ; toutefois, non pas ce que je veux mais ce que Tu veux. » (Mc14,35)
Girard a là un coup de génie : celui qui veut sauver sa vie en ranimant la violence, est dans une logique de mort. IL EST MORT. Celui qui accepte de perdre sa
vie pour couper court au cercle de la violence, celui-ci fait œuvre d’Amour, et même s’il meurt, IL VIT.
Ainsi, là où l’homme semble au plus bas, il est au plus haut : là réside la gloire de la
croix.
La preuve ? 2000 ans de christianisme… même si les Évangiles ont du mal à triompher, parce que ce principe fait figure d’impuissance aux yeux de ceux qui
vivent selon les normes de la violence.
Jésus est condamné sur l’insistance de la foule, dans le but explicite de ramener la paix civile. Dans Luc, Pilate dit 3 fois : « Jésus n’est pas
coupable, je vais le relâcher. » Mais la foule insiste... et il est crucifié.
Mais ce qui ressort c’est que Jésus a été considéré comme innocent et que les coupables sont précisément ceux qui l’ont crucifié (comme pour Jean-Baptiste,
qui n’apparaît jamais comme coupable).
Pour que le retournement se produise, il faut un groupe de « dissidents » qui détruise l’unanimité de la communauté et introduise une AUTRE VÉRITÉ.
Le mécanisme ne tourne pas à l’avantage des persécuteurs mais du persécuté : là réside le triomphe de la
croix.
Ce sacrifié, ce persécuté, ce révélateur, c’est Jésus de Palestine. La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle.
Et, davantage encore, l’innocent sait qu’il est innocent ; et son bourreau sait qu’il le sait. Il n’y a plus l’illusion d’une certaine justice. Et la
manipulation s’écroule : quelque chose d’opaque s’éclaire tout à coup : « le roi est nu »… « mais, c’est bien sûr »… Chacun a vécu un jour dans sa vie la
prise de conscience qui tue l’illusion, mais de ce fait chacun se retrouve, il renaît, il reprend confiance, il re-suscite ce qui compose sa vie et est soudain sous un autre éclairage, qui le
fait LIBRE.
Je voudrais donner plusieurs exemples de ces victimes innocentes, qui savent qu’elles sont innocentes, et qui n’acceptent pas le sort qui leur est fait. Et
plus : les bourreaux savent que leurs victimes savent qu’elles sont innocentes.
Avec René Girard , prenons d’abord deux exemples dans l’Ancien Testament :
Joseph, fils de Jacob, fils d’Isaac, fils d’Abraham : Joseph, le fils préféré de Jacob, provoque un peu ses frères ; ils l’envient, ils veulent le
tuer et finalement, ils le vendent à une caravane de marchands en partance pour l’Égypte. Là bas, il est accusé par la femme du commandant des gardes, qui l’avait acheté aux Ismaélites, d’avoir voulu la violer. Le
texte biblique, au lieu d’accuser Joseph, démonte le stratagème : c’est la femme qui est coupable de l’avoir harcelé ! Joseph est emprisonné, mais il interprète les rêves du pharaon
d’une façon qui lui plaît (les fameuses vaches maigres et vaches grasses…) et il est propulsé au sommet du pouvoir. Joseph triomphe auprès du pharaon !
Deuxième étape : les frères de Joseph se rendent en Égypte chercher du blé. Ils ont avec eux Benjamin, le dernier-né et nouveau fils préféré de Jacob. Joseph
leur donne du blé mais par un nouveau stratagème, il retient Benjamin prisonnier : il rejoue en quelque sorte son propre sort et soumet ses frères à l’épreuve qu’il a subie de leur part. 9
frères succombent encore à la tentation de l’abandon, mais le 10ème, Juda, refuse et propose de se substituer à Benjamin : Joseph pardonne à tous, et accueille la tribu dans son
pays d’adoption.
La leçon de l’histoire, c’est que l’on attendait de Joseph la vengeance et qu’il y a opposé le pardon, qui arrête la spirale de la mort.
Autre récit, celui de Job : il refuse de plaider coupable, lorsque ses amis viennent à lui pour lui expliquer que ce serait la façon de retrouver la
faveur de Dieu. Tout le livre de Job est une résistance à la culpabilité que veulent lui faire endosser les autres. Comme chacun sait, Job retrouve la prospérité : la victime innocente n’a
pas cédé, et le bourreau a dû reconnaître cette innocence.
Plus près de nous : prenons le livre de Robert Antelme, L’espèce humaine, un des livres les plus poignants sur les camps d’extermination de la
dernière guerre. « Si on allait trouver un S.S. et qu’on lui montre Jacques, on pourrait lui dire : regardez le, vous en avez fait cet homme pourri, jaunâtre, ce qui doit ressembler
à ce que vous pensez qu‘il est par nature : le déchet, le rebut ; vous avez réussi. Eh bien, on va vous dire ce qui devrait vous étendre raide, si l’erreur pouvait tuer : vous lui
avez permis de se faire l’homme le plus achevé, le plus sûr de ses pouvoirs, des ressources de sa conscience et de la portée de ses actes, le plus fort. Vous avez fait en sorte que la raison se
transforme en conscience, vous avez fabriqué la conscience irréductible… Jamais personne ici ne deviendra son propre S.S. »
Près de nous aussi, les procès staliniens, de Moscou ou de Prague, où chacun savait l’innocence des accusés, obligés d’avouer pour que le peuple soit soudé derrière
les puissants.
Et aussi, cet extrait d’un article paru dans Le Monde, sous la plume de P. Cibois, intitulé l’Église et la guerre : « Le souci du
faible et de l’opprimé est la seule solution pour empêcher la violence : la recette est d’ailleurs valable pour les délaissés de notre pays. Se sentir solidaires des plus démunis n’est pas
qu’une exigence morale, c’est la clé de l’élimination de la violence… La spécificité du message chrétien, ce n’est pas la loi du respect de la vie de l’homme, héritage commun de beaucoup de
civilisations, ce n’est pas le souci du proche, que les prophètes et les stoïciens prêchaient déjà, c’est, une fois dans l’échec de la violence, dans l’erreur, dans la catastrophe d’une guerre
engagée, la conviction que l’échec n’est pas fatal, que la guerre n’est pas sans retour, que la mort peut entraîner la vie si chacun meurt à lui-même, c'est-à-dire si chacun accepte de se
convertir à une nouvelle manière de voir, conforme à la loi de respect de l’autre. Cette conversion peut être communicative, si nous savons manifester une nouvelle manière de nous comporter par
des gestes forts, prophétiques. »
Un vrai programme, au cœur de l’actualité, pour changer l’ordre du monde dans le sens enseigné par Jésus, le Christ.
Danielle Nizieux
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