Chrétiens et minorités en pays musulman : le cas de l'Irak
La situation en Irak est très grave. Elle empire inexorablement pour tous. Mais la situation des chrétiens en Irak est encore plus grave. C'est la violence qui, à vue d'œil, est en train de dévorer tout et tous, notamment dans le grand Baghdad et le centre du pays, le grand Mossoul, le grand Kirkuk et le grand Bassora. Une violence aux racines anthropologiques profondes, légitimée par une certaine religion, idéologisée et instrumentalisée, qui la justifie et la sacralise, exacerbée par l'occupation et ses séquelles. Aucune solution ne paraît encore à l'horizon.
En réalité, l'État de droit, annoncé comme démocratique, n'a pas été construit. Les mini-états des milices et des alliances ethnico-confessionnelles rongent l'État actuel, neutralisé par les conflits internes à la coalition gouvernementale. La nouvelle constitution, saluée comme une réalisation démocratique, renferme de nombreuses contradictions, porteuses de germes de conflits à l'infini. La réconciliation, érigée en programme de gouvernement, est noyée quotidiennement dans les mares de sang des nettoyages ethnico-confessionnels et des voitures piégées.
Dans ce cercle vicieux où l'Irak s'est enfermé, la minorité chrétienne est un anneau très faible du chaînon national. Elle subit directement ou indirectement les retombées de la situation générale. Elle est en train de disparaître. Même le Nord, jouissant aujourd'hui de sécurité et de prospérité, où beaucoup de chrétiens se retrouvent dans leurs villages séculaires ou se replient pour trouver refuge, semble une étape avant le grand départ rêvé. Une rupture profonde s'est accomplie entre eux et leur pays, eux et leur peuple. D'où vient-elle ?
Allant au-delà de l'actualité dramatique quotidienne ainsi que des analyses politiques abondantes, je voudrais mettre en relief des dynamiques agissant en profondeur dans une société émiettée et livrée à une dangereuse et violente anarchie.
Musulmans et Chrétiens en Irak aujourd'hui, ou l'insurmontable inégalité
En fait, la législation, notamment sous le régime qualifié de progressiste, établissait, du moins dans les textes, l'égalité entre les citoyens et proclamait la liberté religieuse, entendez la liberté de culte tout simplement. Il n'en est pas moins demeuré vrai que l'égalité est restée amputée, en raison notamment de l'impossible liberté de conscience et d'opinion. En outre, si le domaine politique était monopolisé par le chef et ses appareils de gouvernement, la société civile a toujours été gérée par la chari'ah. L'Islam est resté théoriquement et concrètement religion de l'État. Néanmoins, la convivialité au niveau de la vie et même d'un certain agir commun a dominé les rapports sociaux et humains, surtout dans les grandes villes.
Les temps qui courent poussent les gens à regretter le régime : ils le considèrent comme un mal mineur en comparaison des horreurs actuelles. Aujourd'hui, dans certains quartiers de la capitale comme dans différentes villes de province, les chrétiens sont chassés de leurs maisons et délestés de leurs propriétés. Dans les derniers mois, les chrétiens de Dora et d'autres quartiers déclarés parties intégrantes du nouvel État Islamique d'Irak, sont sommés de choisir entre la conversion à l'Islam, l'exil ou la mort. Seule l'acceptation d'une des conditions suivantes peut sauver leur vie : le paiement de la fameuse jiziah, l'impôt de capitation des Statuts des Dhimmis, l'enrôlement des jeunes garçons dans les organisations jihadistes, l'offrande des jeunes filles aux moujahidine pour leur bon plaisir.
Cette violence des fondamentalistes réveille les peurs et les frustrations séculaires. Malheureusement, l'histoire de l'Irak a connu régulièrement des soubresauts violents et meurtriers. Les minorités, et notamment les chrétiens, en ont fait les frais. C'est ainsi que les Assyriens payèrent d'un quasi génocide en 1933 leurs désirs d'autonomie pour échapper à de longs siècles de Dhimmitude. Les accrochages entre Kurdes et armée se sont soldés par des morts, des villages détruits et vidés de leurs habitants chrétiens, de populations chrétiennes transférées ailleurs.
De nouveau, des centaines de milliers de chrétiens ont perdu leurs biens, leur sécurité et leurs racines et se sont lancés sur les voies incertaines de l'exil pour échapper à cette insurmontable inégalité qui plonge ses racines dans les structures primaires du tribalisme originel et se légitime dans la culture religieuse dominante. Sans diminuer l'impact de la guerre et de l'occupation, des politiques régionales et internationales, des mutations socio-économiques et culturelles, qui peuvent agir comme des facteurs stimulants ou aggravants, il me semble qu'au-delà de sa pointe, l'iceberg irakien reste sous l'influence des deux phénomènes déjà évoqués.
Le tribalisme fondamental, ou l'impossible liberté
La laïcité du régime, souvent exaltée en Occident, et son progressisme, n'ont pas pu enterrer le tribalisme pluriséculaire. La religion n'a jamais quitté l'espace public. C'est dire qu'en réalité seul le détenteur du pouvoir était laïc, dans le sens qu'il ne relevait pas d'un quelconque clergé. Mais sa culture profonde ne l'était pas. En outre, tout en cherchant à affaiblir les tribus pour que ne subsiste que la nouvelle super-tribu constituée par le parti, le régime a cherché à s'allier leurs chefs pour les besoins de sa cause.
Aussi le tribalisme a-t-il réoccupé à nouveau l'espace socio-politique à sa chute. Les chefs des tribus importantes sont des protagonistes de la politique actuelle. L'organisation sociale est dominée par le patriarcalisme. La famille l'emporte sur ses membres pris individuellement, notamment les femmes. Le discours religieux se coule dans les mêmes structures. Dans cet univers culturel, le groupe compte plus que la personne qui lui appartient ; la force l'emporte sur la loi à laquelle elle se substitue ; l'autre est toujours un concurrent dangereux dans la compétition pour le pouvoir ou la concurrence pour la possession. Il n'y a donc pas de personne ; il n'y a donc pas de liberté, pas de responsabilité individuelle, pas d'altérité qui se dresse comme un vis-à-vis égal, comme un vrai partenaire. Il ne peut pas y avoir alors égalité et réciprocité.
Mais cette culture possède aussi sa propre spécificité structurelle. Là où la société occidentale, pour faire une comparaison, conçoit comme structure ce qui est doué d'une architecture interne hiérarchisée, le tribalisme, vertical et segmentaire, est structuré par une série d'entités non hiérarchisées mais juxtaposées, dont seules importent les limites. Cet arrangement se caractérise par son extériorité aux entités qu'il détermine : sa dynamique n'obéit pas à une dialectique mais à la logique de juxtaposition des éléments et de la soumission du plus faible au plus fort.
En d'autres termes, la société tribale ne hiérarchise pas les éléments de base, mais les rapproche l'un de l'autre. Elle n'intègre pas mais assimile, les liens relationnels demeurant externes et se jouant aux frontières des entités engagées dans des rapports de coexistence ou d'alliance. Les rôles sociaux, à la différence des rôles familiaux, y sont définis sans référence aux fonctions sociales. Ils obéissent au jeu des alliances qui se font et se défont et à la force qui résulte des compétitions, de la richesse ou du prestige.
Le jeu des alliances, qui se substitue à la dynamique d'intégration, bannit la loi et sacralise la violence comme instrument efficace pour résoudre les questions lorsque le jeu des relations, l'autorité des arbitrages ou les avantages des compromis n'y arrivent pas. Le Baa'th a gouverné comme une super-tribu qui a réussi à obtenir les allégeances les plus diverses. Il était animé par une idéologie qui avait ou imposait au besoin une emprise sacrée sur les gens. Il était surtout dominé par un chef qui avait réussi faire converger sur sa personne l'idéal tribal de force, de prestige et de richesse.
Cette structure banalise les bases objectives du vivre ensemble puisqu'elle juxtapose et soumet. Alliées, les communautés ne se sentent pas intéressées par le destin des autres. Lorsque la communauté chiite était objet de répression et de marginalisation, les autres n'intervenaient pas. Il en est aujourd'hui de même pour les minorités. Elles peuvent être éliminées, les autres partenaires ne se sentent pas partie prenante dans le drame qui touche tous les Irakiens.
Cette structure, où le plus faible se soumet au plus fort, fait avorter l'émergence de l'état de droit. Le plus fort fait la loi et ne s'y soumet pas. Et lorsqu'elle est chapeautée par le fondamentalisme religieux, elle fait place nette de toute altérité.
Le fondamentalisme ethnico-religieux, ou l'impossible altérité
Avec la chute du régime, les Irakiens se présentent comme Arabes, Kurdes, Assyro-chaldéens ou Turcomans. Ils s'identifient comme sunnites, chiites, chrétiens ou autres. Le jumelage entre l'ethnique et le confessionnel a été vite fait : il pave la voie à un fondamentalisme ethnico-confessionnel qui se radicalise dans un militantisme politique sacralisé. La religion assume pour les uns le rôle majeur et principal de matrice de l'identité, de pourvoyeuse des valeurs, de légitimatrice des actions. L'ethnie joue un rôle semblable pour les autres. C'est, toutefois, le fondamentalisme politico-religieux qui retient notre attention en raison de sa vision de l'autre et de la violence qu'il exerce sereinement et impunément sur l'autre.
Ce fondamentalisme, notamment le wahabite, commence à avoir pignon sur rue, sous le regard bienveillant du régime, suite à la première guerre du Golfe, à l'instauration de l'embargo international sur l'Irak et à l'isolement international et régional où est enfermée la glorieuse Mésopotamie des temps modernes. Les effets n'ont pas tardé à se faire sentir dans l'éducation, les rapports sociaux, le comportement du leadership lui-même, la prohibition de la consommation des boissons alcooliques en public, la campagne de la foi du Raïs, etc.
Après la guerre de 2003, ce fondamentalisme, dans ses diverses variantes, se militarise, se rebelle, établit ses sanctuaires et y rétablit la chari'ah, intervient dans la vie publique de tout le pays, menace, frappe, résiste. Mais d'autres fondamentalismes, d'inspiration diverse et avec des objectifs propres, sortent de leur clandestinité, occupent du terrain, conquièrent du moins une grande partie du pouvoir, se sanctuarisent à leur tour, se militarisent, s'organisent en états dans l'État, décident du sort de leurs adeptes et de celui des autres, là où ils le peuvent.
Ces fondamentalismes se ressemblent tout en gardant leurs spécificités en fonction de leurs provenances ethniques, de leurs options pour l'état de Médine ou la wilayat al Faquih ou la Marji'yah de tel Imâm ou de tel autre. Toujours est-il qu'ils puisent abondamment inspiration et légitimation dans la religion. Ils opèrent des relectures de l'histoire qui convergent avec leurs interprétations religieuses. Ils érigent la violence en instrument privilégié de leur pouvoir, de leur identité reconquise, de leur agir politique et même de leurs finances. Ils n'en sont pas moins prisonniers de leur narcissisme exacerbé où les autres ne peuvent pas avoir de place.
En fait, c'est dans le miroir de leur narcissisme qu'ils se regardent comme les sauveurs et les messies. Sous prétexte de revenir à un Islam pur et dur, ils se croient autorisés à purifier le monde au nom de Dieu et pour Dieu. Tous ceux qui s'en différencient sont considérés comme des infidèles, des impurs, des traîtres. Leur élimination s'en trouve religieusement légitimée.
Ainsi, ils proclament et pratiquent le djihad, ou guerre sainte, contre les infidèles : non seulement les non-musulmans mais aussi les musulmans de l'autre bord. Cette guerre sainte devient le principal devoir religieux, aussi bien collectif qu’individuel, et rien ne la limite. Elle est totale et doit être menée par tous les musulmans, hommes ou femmes, jeunes ou vieux. Aucune arme n’est prohibée.
Les infidèles sont donc les ennemis de l'Islam. C'est l’Occident qui, par les États-Unis, a déclaré la guerre à l'Islam, et tous ceux qui lui sont alliés ou assimilés. Les pauvres chrétiens d'Irak, qui ne savent plus à quel saint se fier, y sont assimilés. Ils sont assimilés aux croisés, aux mécréants, aux laïcs…
En comparant la violence qui frappe les minorités irakiennes, les chrétiens en particulier, à celle que les protagonistes principaux exercent les uns contre les autres, on saisit mieux ce que peut être " l'impossible altérité ". Cette dernière s'inscrit dans la dure compétition pour le pouvoir. Pour le conserver ou pour le reconquérir. La première est gratuite, arbitraire et fondamentalement injustifiable. Elle a pour cible l'autre parce qu'il est autre. C'est un témoin à éliminer. Il incarne des valeurs que l'on refuse. Il rappelle un monde que l'on veut enterrer. Il vient d'une histoire que l'on entend renier. On a beau soupçonner certains chrétiens ou leur en vouloir d'avoir été ou d'être plus proches de cette communauté ou cette autre, rien ne justifie l'action violente éradicatrice à leur égard. C'est incapacité à tolérer l'autre. C'est l'absence d'une place pour l'autre dans la vision fondamentaliste. C'est la vision réductrice de Dieu d'où naît une vision négative de l'homme et une perception pervertie du vivre social.
Dans cette inacceptation de l'autre, le chrétien irakien devient malgré lui comme le serviteur souffrant d'Isaïe : Comme un surgeon il a grandi devant lui, comme une racine en terre aride ; sans beauté ni éclat pour attirer nos regards, et sans apparence qui nous eût séduits ; objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu'un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n'en faisions aucun cas. Or ce sont nos souffrances qu'il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui, et dans ses blessures nous trouvons la guérison. Tous, comme des moutons, nous étions errants, chacun suivant son propre chemin, et Yahvé a fait retomber sur lui nos fautes à tous. Maltraité, il s'humiliait, il n'ouvrait pas la bouche, comme l'agneau qui se laisse mener à l'abattoir, comme devant les tondeurs une brebis muette, il n'ouvrait pas la bouche. Par contrainte et jugement il a été saisi. Parmi ses contemporains, qui s'est inquiété qu'il ait été retranché de la terre des vivants, qu'il ait été frappé pour le crime de son peuple ? On lui a donné un sépulcre avec les impies et sa tombe est avec le riche, bien qu'il n'ait pas commis de violence et qu'il n'y ait pas eu de tromperie dans sa bouche. Le Seigneur a voulu l'écraser par la souffrance; s'il offre sa vie en sacrifice expiatoire, il verra une postérité, il prolongera ses jours, et par lui la volonté du Seigneur s'accomplira. À la suite de l'épreuve endurée par son âme, il verra la lumière et sera comblé. Par sa connaissance, le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes en s'accablant lui-même de leurs fautes. C'est pourquoi il aura sa part parmi les multitudes, et avec les puissants il partagera le butin, parce qu'il s'est livré lui-même à la mort et qu'il a été compté parmi les criminels, alors qu'il portait le péché des multitudes et qu'il intercédait pour les criminels (Isaïe 53,2-12).
Les chrétiens lisent ce texte comme une prophétie sur la passion et la mort du Christ. Ils y méditent la rédemption qu'opère Celui qui prend sur lui le mal du monde. Je l'ai cité simplement pour mettre plus en relief l'expérience exemplaire du chrétien irakien aujourd'hui.
Dans sa passion, dans sa mort, dans son exil, dans ses humiliations, dans son altérité refusée, méprisée, éliminée, sont présents tous les Irakiens. Il n'y a pas que les chrétiens qui souffrent, meurent et sont déracinés. Le pourcentage des chrétiens dans le million cinq cent mille personnes déplacées à l'intérieur de l'Irak, victimes des épurations ethnico-confessionnelles de ces deux dernières années, est relativement minime. Il l'est aussi parmi les dizaines de corps décapités et mutilés que l'on découvre aux coins des rues, dans les décharges ou même dans les eaux du Tigre. Il l'est encore parmi les victimes innocentes des voitures piégées, des kamikazes ceinturés d'explosifs, des obus de mortier et des fusées. Néanmoins il est trop important par rapport à la minorité chrétienne, non seulement numériquement mais aussi psychologiquement : la psychose que ces mouvements laissent derrière eux est immense.
En tout état de cause, tous ceux que le fondamentalisme honnit se retrouvent dans la passion des chrétiens d'Irak qui devient le signe éloquent du refus de l'altérité. En comprenant cette dimension " sacramentelle " de la présence chrétienne en Irak, on saisit la perversion du fondamentalisme qui déclare infidèle tous les autres qu'il cherche à éliminer : les soufis eux-mêmes, soupçonnés d'être épaulés par la " coalition des croisés et des sionistes ", sont infidèles parce qu'ils croient au monisme, au panthéisme, à la réincarnation, et qu’ils suivent des lois « qui leur sont apparues dans des rêves nocturnes, des rêvasseries, en toute conscience ou sous l’effet de l’inspiration, et d’autres façons trompeuses. » Les musulmans rationalistes parce qu'ils divulguent un Islam ouvert et de coexistence. D'ailleurs le dialogue interreligieux est condamné comme une tentative d'assimilation des religions.
Une seule chance est laissée aux infidèles pour vivre dans le Dar el Islam, c'est d'accepter de vivre en Dhimmis, dans l'attente qu'ils disparaissent par eux-mêmes ou par la volonté d'Allah à l'exemple des peuples de Noé, d’Aad, de Thamoud et de Pharaon qui, selon le Coran, ont rejeté le message d’Allah et ont, en conséquence, été annihilés.
Ce qui est dangereux, c'est que Dieu, pour les fondamentalistes, a décrété l'annihilation de l'autre, jugé comme infidèle. Le fondamentaliste est en train d'exécuter un ordre divin.
Le dialogue islamo-chrétien inhibé
Les heures glorieuses de la coexistence islamo-chrétienne en Irak appartiennent désormais à l'histoire. Une histoire qu'il faut revisiter. En réalité, la convivialité islamo-chrétienne souffre, depuis le début, de ce que j’appelle, par analogie avec la théologie chrétienne, d’un « péché originel ». Ce dernier est d’autant plus indéracinable qu’il est ignoré ou nié. Il consiste d’abord dans l’inégalité fondamentale, insurmontable, entre le croyant et les autres, y compris les Gens du Livre. Cette même inégalité s’enracine dans des ensembles humains structurés tribalement, donc verticalement, où la personne comme liberté n’émerge pas.
Ce « péché originel » traverse les âges. Il s’est plus ou moins étiolé en fonction des temps, des régimes ou de la volonté du prince mais n’a jamais disparu. La convivialité, tant vantée par le passé, est mise aujourd'hui à très rude épreuve. Elle n'est pas morte, mais elle n'en est pas moins mortellement blessée. Les enlèvements, les assassinats, les avanies, l'attaque aux voitures piégées des églises et des assemblées dominicales, les nettoyages ethnico-confessionnels, s'ils n'ont pas réussi à la supprimer complètement, ont malgré tout tué la confiance et réveillé une mémoire historique souvent blessée et humiliée. Les chrétiens sont aujourd'hui habités par la peur et ne rêvent que de partir pour des lieux plus sûrs, tout en sachant qu'ils seront des lieux difficiles pour leur survie.
C'est dire que le dialogue islamo-chrétien est aujourd'hui inhibé. Il n'est pas mort, puisqu'il continue d'une façon ou d'une autre au niveau de la vie dans les endroits qui échappent à l'emprise fondamentaliste. Mais son élan est tronqué. Sa substance s'est vidée. À l'exemple de la réconciliation dont l'actuel gouvernement a fait son programme et sa priorité : elle a achoppé sur les mêmes écueils. S'épuisant dans la recherche de compromis au niveau du partage politique du pouvoir, de la division économique des ressources, de la distribution des postes dans la fonction publique, la quête de la réconciliation a été incapable de revisiter l'histoire intercommunautaire conflictuelle et la mémoire collective qui en est née, la donne religieuse elle-même et l'héritage culturel qui l'exprime et l'incarne.
En l’absence d’une culture de convivialité, d’une anthropologie de la personne et d’une dynamique d’interaction entre communauté et personne, coexistence et tolérance ne sont plus que des concepts vides. Dépendante de la volonté du prince et non enracinée dans la culture, jamais consacrée dans des lois permanentes, la convivialité a été rapidement victime des revanches et des mécanismes compensatoires.
Trop frustrée, la société irakienne ne peut plus échapper à l’accumulation de conflits jamais résolus mais toujours inhibés. Les relations entre chrétiens et musulmans en pâtissent aujourd’hui. Leurs dérives actuelles reposent la problématique de la citoyenneté, de la liberté, de l’égalité. Elles soulèvent la vraie question de la modernité, celle de l’inculturation de ces valeurs devenues universelles.
La reconstruction souhaitée
Malgré l'espoir difficile que ces pages exhalent, je voudrais terminer sur une note positive. Je voudrais renouveler devant vous ma foi que la reconstruction est encore possible. Mais la violence ne pourra pas l'engendrer. Les compromis politiques à moyen terme seront toujours insuffisants pour la réaliser. Les intérêts prioritairement économiques risquent fort de l'étouffer.
Reconstruire l'Irak, c'est revisiter la culture pour réinventer la personne, la liberté et la différence. C'est donc revoir la religion pour la libérer de sa tentation prométhéenne d'ancrer et de perpétuer son emprise sur le politique et, à travers le politique, sur tous les rapports sociaux, les normes et les valeurs de la convivialité et ce aux dépens des droits de l'homme, de sa raison et de sa liberté.
C'est une tâche impossible sans le concours de l'intelligentsia irakienne, arabo-islamique et même occidentale. C'est aussi l'aide que l'Europe politique, si proche, si impliquée, si menacée par tous les foyers effervescents du Proche et du Moyen Orient, peut et doit offrir.
Un Irak homogénéisé par les fondamentalistes, dans la violence et dans l'élimination de l'altérité, est un danger pour lui-même d'abord, mais aussi pour ses voisins comme pour ses partenaires, proches et lointains.
+ Jean Sleiman, ocd
Archevêque de Baghdad des Latins
Colloque du Sénat, Paris, 22 juilet 2007