Note de lecture : Gilles Kepel « Prophète en son pays »
Pendant 35 années j’ai exercé la médecine générale au sein des quartiers Nord de Marseille et j’ai assisté à l’apparition et au développement d’un mouvement politico-religieux concernant la population musulmane de nos quartiers.
Je me souviens très bien de l’étonnement qui m’a saisie lorsqu’une de mes patientes, immigrée d’origine algérienne, jolie blonde toujours très « à la mode », robes fleuries et décolletées, lunettes de soleil chic, arrive au cabinet voilée, vêtue d’un manteau informe qui la recouvrait entièrement, m’avouant qu’elle avait découvert la Vérité coranique !
Je ne savais pas que j’irais de surprise en surprise : femmes volontaires pour leur propre séquestration, soumises aux interdits : ne pas prendre de contraception, pas d’IVG, d’où les maternités successives et l’épuisement de ces femmes, interdiction de se déplacer dans l’espace public sans être accompagnée d’un homme de la famille. Les balcons des cités se couvrirent de toiles hermétiques pour qu’elles ne soient pas vues de l’extérieur…
Autre surprise et de taille, hors du champ médical lorsque je communiquais sur ce sujet je me heurtais à un déni, à des réflexions du genre «Tu exagères et puis quelle importance ? (1)».
Dans mon questionnement au sujet de ce phénomène, j’ai rencontré un auteur éclairant : Mr Gilles Kepel.
Gilles Kepel, arabisant professeur des Universités a pour objet d’étude « l’Islamisme », il publie ses résultats dans des livres qui ont jalonné toute sa carrière, le dernier en date « Prophète en son pays » est un retour sur quarante années de recherche sur les différents mouvements islamistes, leurs idéologies politico-religieuses et leurs manifestations dans une chronologie terroriste, avec leurs actions sanglantes sur tous les continents.
Tout commence au bord du Nil, en 1980, dans la ville d’Assiout, GK entend des prêches religieux inédits, très violents envers le pouvoir en place. Parlant l’Arabe dont le dialecte égyptien, lisant les journaux il prend conscience que quelque chose de nouveau apparaît dans le paysage religieux traditionnel. L’assassinat d’Anouar el-Sadate en 1981 vérifie à ses yeux l’impact politique de ces nouveaux discours et le motive pour la poursuite de sa recherche, son sujet d’étude loin d’être abstrait prend racine dans la vie sociale et politique de l’Égypte..
La méthode de Gilles Kepel s’appuie sur l’étude des textes coraniques, leurs diverses interprétations par des théologiens dont les fondamentalistes comme Sayyid Qobt (2) avec l’observation sur le terrain des militants adeptes et pratiquants de ces courants.
Tous les musulmans ne sont pas islamistes. Comment les reconnaître ? Leur vie quotidienne se règle sur les préceptes de la Charia, prosélytes ils ont une mission ré-islamiser leur société, prendre le pouvoir dans leur pays et participer à la reprise de la conquête musulmane dans le monde, car la nouveauté de ce nouvel Islam c’est de s’intégrer dans une temporalité islamique, dans une histoire qui remonte à la conquête de la Péninsule ibérique en l’an 712 et d’en suivre toutes les scansions (3).
Les mouvements musulmans radicaux essaiment dans le monde entier dans un contexte de mondialisation économique et de ses flux migratoires
La dangerosité de ces militants hommes et femmes n’est plus à démontrer, elle s’affirme dans une chronologie sanglante, de l’assassinat d’Anouar el-Sadate aux attentats du 11 Septembre 2001, d’Al-qaida à la création du Califat DAESH, aux attentats terroristes sur les sols européens.
De quarante années d’accompagnement des mouvements islamistes émergent des photographies des guerres civiles des pays d’Orient : l’Égypte, la Syrie, l’Irak, le Liban mais aussi des photographies des banlieues européennes françaises, belges, allemandes, espagnolesi aux prises avec des troubles sociaux(4).
L’étude du terrorisme contemporain des mouvements islamistes ne va pas de pair avec le confort d’études scientifiques comme celles des sciences physiques ou biologiques, tous ceux et celles qui s’emparent de cet objet des sciences sociales expérimentent les menaces, les Fatwa de condamnations à mort(5) ou plus simplement ils s’affrontent aux polémiques, mises à l’index de leurs ouvrages, à leur isolement sur le plan universitaire. Dans ce que rapporte GK d’une vie professionnelle à « hauts risques » ; au-delà du sentiment de solidarité que nous pouvons éprouver pour l’engagement du professeur, de l’enseignant, du chercheur il vaut la peine de s’interroger sur les différences de perception des mouvements sociaux que révèle notre champ politique.
Le déni par rapport à la dangerosité de phénomènes représente une réaction spontanée de protection de l’individu et comme tel inévitable mais plus inquiétants sont les négations politiques issues de la mouvance comme : « l’islamo-gauchisme » : elle recouvre des partis politiques de gauche, discernant dans tout mouvement politico-religieux, comme les Frères Musulmans, la lutte des classes marxiste, des institutions comme L’IEP d’Aix en Provence qui défendent la pensée de Tariq Ramadan, des groupes s’exprimant dans les cadres de la pensée Woke : des féministes extrémistes, des LGBT, Les Indigènes de la République, qui se veulent anti-colonialistes, anti-impérialistes, anti-blancs…
D’autres chercheurs emboîtent les pas de GK et nous fournissent des matériaux de plus en plus abondants sur l’Islamisme contemporain à l’œuvre dans nos sociétés, ils nous aident à discerner ce qui se passe sous nos yeux comme le séparatisme musulman, le communautarisme, de plus en plus visibles dans les Quartiers Populaires. Le séparatisme n’est pas interdit par la loi mais il induit des attitudes qui « nourrissent une atmosphère de sédition quotidienne et imperceptible »(6).
Des imams dans leurs prêches, invitent les Musulmans qui vivent en France, d’une part de faire allégeance aux dogmes religieux islamistes à la loi coranique, d’autre part de désavouer les us et coutumes d’un pays infidèle ex l’école : les enfants ne doivent pas manger car la nourriture n’est pas halal, ils ne doivent pas aller en piscine ( particulièrement les filles) ils doivent déserter les cours d’histoire, d’éducation sexuelle etc…
Le livre de Kepel n’incite pas à l’optimisme, mais il nous prévient d’un danger plus grand que celui de l’Islamisme, celui du déni de ce phénomène à force de ne rien voir, rien entendre, rien dire. A quels retours de troubles sociaux nous préparons nous ?
Gilles Kepel est un amoureux du sol arabe, des peuples arabes, de leur humour, de sa langue qui véhicule toute une culture ouverte sur le monde, actuellement dissimulée, voire étouffée sous un voile de barbarie.
Il me revient le souvenir d’un conte poétique qui raconte comment deux amoureux sont séparés, l’amante est isolée, séquestrée en haut d’un donjon, l’amant aux pieds des murs se demande comment la rejoindre ? Mais la bien-aimée possède plus d’un tour dans son sac, elle dénoue les mètres de sa chevelure qui tombent au bas de la tour, dès lors l’amant peut s’y accrocher pour se hisser vers elle. Si Éros est inventif, avis aux amoureux de la civilisation arabe qu’ils créent, inventent des échelles de corde(7) pour que nous nous rejoignions ! Et si besoin qu’ils s’accrochent aux chevelures des femmes…
Christiane Giraud-Barra
(1) En 2015 la revue Esprit m’a demandé d’écrire un article sur le quartier dans lequel je vivais et j’exerçais. Mon article n’a pas été publié au motif que dans la description que j’en faisais j’avais évoqué la question du voile des femmes musulmanes (tout en séparant les femmes qui le portaient par tradition comme les kurdes et celles qui le portaient comme adhérentes d’un mouvement islamiste). Après les attentats de Charlie Hebdo le rédacteur en chef m’a écrit pour s’excuser du rejet de mon article. J’ai appris par GK qu’Olivier Roy régnait sur la rédaction et que le voile n’était pas un problème !
(2) Sayyid Qubt (1906-1966), théoricien du Jihad
Sayyid Qubt a été proche des Frères Musulmans a mené toute sa vie une lutte pour la justice sociale en la fondant sur sa propre interprétation du Coran, il s’est opposé au gouvernement égyptien et a été pendu par Nasser.
Sa théologie
-ré-islamiser les musulmans qui sont ignorants de leur religion
- lutter contre les apostats, les chrétiens, les juifs, les athées
- lutter contre l’occident et fonder un état sur le coran car le livre répond à toutes les questions et fonde toutes les luttes. Sa méthode l’épée (la violence) et le livre (la prédication pacifique)
Khomeini s’inspirera des écrits de Sayyid Qubt pour fonder la théocratie iranienne.
(3) La temporalité islamique
-1ère expansion de l’Islam la conquête de la péninsule ibérique : 712. 732 bataille de Poitiers arrêt -1492 expulsion des arables
-2e expansion l’invasion ottomane 1453 chute de Constantinople-1683 arrêt de l’invasion ottomane à Vienne-1919 fin du Califat
-3e expansion le temps contemporain 1995 appel du Cheik égyptienYoussef-al-Qaradav
(4) Documentaire sur Arte : le Djihad
En trois épisodes Comment le Djihad est apparu, comment il se répand en Europe, puis dans le monde : visible en replay un des auteurs est Hugo Micheron
(5) La Fatwa de mise à mort de Salman Rushdie par Khomeini prononcée le 14/02/89, la première la plus emblématique prononcée par l’iman Khomeini pour la publication des versets sataniques. Les versets sataniques… déconstruction « du grand récit coranique. » mais aussi déconstruction des identités par le phénomène des immigrations. 12/08/2022 l’écrivain est agressé à New York par un jeune américain d’origine libanaise endoctriné par le « djihadisme d’atmosphère », il n’est pas mort mais souffre de graves séquelles.
(6) Florence Bergeaus-Blacker « le Frérisme et ses réseaux, l’enquête » édition 0dile Jacob
(7) le philosophe Nicolas Grimaldi parle de l’ingéniosité d’Éros grand inventeur des échelles de corde pour rejoindre le sujet aimé