La séparation clerc-laïc perdrait-elle sens à notre époque ?
Le 10 juin, la Conférence des Baptisé-e-s francophones proposait une matinée de réflexion autour du thème « Quelles gouvernances, quelles Églises ? », avec la participation de Christophe d’Aloisio, prêtre orthodoxe, Jean-Pol Gallez, théologien laïc catholique et Jane Stranz, pasteure protestante. André Letowski nous confie ce qu’il en a retenu et quelques éléments de réflexion.
Vous pouvez aussi visionner sur YouTube cet important et riche moment, en suivant ce lien : https://www.youtube.com/watch?v=biDd8AF0k6Y
Le retour aux pratiques des Églises primitives, la réflexion de théologiens enracinés dans les valeurs de notre époque, sont autant d’atouts pour faire évoluer les modes de gouvernances de nos Églises.
Deux principes clés pour une gouvernance saine
- Les baptisés sont frères dans le Christ, fils du Père et donc « égaux », chacun étant à prendre en considération dans l’édification commune.
- Mais l’un est affecté au fait de tenir la barre, alors que d’autres ont d’autres fonctions, sans qu’il y ait de préséance entre les fonctions. Rappelons que la notion de gouvernance ou de gouvernement vient d’un terme de navigation qui signifie « tenir le gouvernail » ; tous ne peuvent le tenir, par contre celui qui tient la barre, le fait avec l’accord de tous (pour le choix de sa personne, mais avant tout parce qu’il conduit, selon la décision commune, le cap à tenir) ; c’est là où l’on rejoint le principe d’égalité entre tous.
Dans les Églises primitives, les fonctions (ministères ou services) étaient diverses et nombreuses ; ceux qui avaient la charge de tenir la barre étaient élus. Or actuellement, celui qui assure la gouvernance s’approprie plusieurs fonctions, hier réparties : l’enseignement, la liturgie et la conduite de la communauté.
L’élection n’existe plus, mais c’est la cooptation qui est désormais la règle, de plus fondée sur l’ordination. Le nombre de ministères s’est alors fortement réduit, regroupés sous une même fonction.
L’élimination des femmes dans les fonctions de gouvernement, exclues au fil du temps de ces fonctions de par le choix de l’ordination en direction exclusive des hommes, est devenue une pratique incontournable d’une Église qui s’institutionnalise. Pourtant dans les Églises primitives, les femmes exerçaient nombre de ministères, y compris d’animation de communautés (cf les maisons d’Église où les femmes recevaient et animaient les premières communautés).
Dans l’Église primitive, la « direction » est collégiale, l’évêque est à un niveau très local et s’inscrit dans une fonction de concertation et non d’autorité au sens de décider ce qui doit être fait et dit. Au niveau supra local, l’autorité est dite itinérante, vécue en réseau.
La gouvernance s’inscrit dans les évolutions socio-historiques
Au fil du temps, l’importance des clercs s’est imposée au nom du sacré dont ils sont devenus les porteurs, détenteurs de la vérité qu’ils ont charge d’enseigner et faire respecter, au nom de leur fonction de médiateur entre le peuple et Dieu. Le découpage territorial en paroisse, sous l’autorité d’un épiscope, a accentué la verticalité du pouvoir, d’autant que celui-ci est directement responsable devant le pape. Or on le sait, trop de structuration (doctrinale, hiérarchique, où l’institution prend trop de place) détruit la créativité dans la foi et la dynamique d’une communauté.
Le clerc est alors celui qui est d’en haut, le laïc celui qui appartient au monde (distinction aussi entre le sacré et le profane, le pur et l’impur). Comment quitter la vision d’un prêtre offrant à Dieu le sacrifice de Jésus sur la croix pour nous les hommes, s’inspirant du rôle du grand prêtre officiant au temple, offrant des sacrifices à Dieu pour la réconciliation du peuple avec son Dieu ?
Ces visions créent une inégalité entre baptisés, alors que tous ressortent du sacerdoce du Christ. Le socle de notre foi, et son accomplissement, se construit dans la fraternité avec le Christ, où nous sommes frères d’un même Père.
Pour aborder ces questions, on ne peut aujourd’hui négliger l’apport des sciences humaines qui ont beaucoup exploré les réalités du pouvoir, l’importance de la démocratie, la gestion des conflits, l’importance des contre-pouvoirs et donc la séparation de fonctions (exemple entre les fonctions législative, exécutive, experte…).
Notre expérience de la vie démocratique, nous a montré combien il est indispensable de séparer les fonctions et les pouvoirs pour qu’une communauté vive en adulte.
La séparation clerc-laïc perdrait-elle sens à notre époque ?
De ces faits, la distinction clerc-laïc perd beaucoup de sens, à la fois en se rappelant les pratiques de l’Église primitive, à la fois en prenant du recul avec les pratiques sociologiques des sociétés à chaque époque. Les Églises sont incarnées dans leur époque historique, épousant les croyances de chaque époque, les considérant comme des vérités, qui ne seront plus vérités au fil du temps. Comment procéder pour ne retenir que ce qui constitue l’essentiel du message ? Cette incarnation a aussi produit le protestantisme en phase avec certaines évolutions de la société (diffusion de l’écrit par l’imprimerie, montée en puissance « des siècles des lumières », apparition progressive du concept de démocratie…) et plus récemment les Églises évangéliques.
Jésus lui-même et les évangélistes, colporteurs de la Bonne Nouvelle, exprimée avec les codes de leur temps, ne sont pas donc exempts de ces imprégnations. Comment Jésus aurait-il pu mandater des femmes comme apôtres à une époque où la femme était grandement écartée de tout rôle social et donc de toute responsabilité de gouvernement ? L’audace de donner une grande place aux femmes par Jésus dans sa vie publique est déjà une « révolution » en soi.
Il en est de même de la place des esclaves : si ceux-ci étaient accueillis dans les premières communautés chrétiennes, l’époque n’a pas permis de leur donner responsabilité dans leur gouvernance.
« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. » (Ga 3, 28) : ce bel idéal proposé par Paul n’a pu totalement être accompli ; cela est fort compréhensible.
Peut-être devrait-on ajouter à notre époque ni clerc, ni laïc, sachant que les mutations sont longues pour passer d’un mode de pratique à un autre. Le pape François s’y emploie tant dans la démarche synodale, dans sa réforme de la Curie, dans le souci de donner une plus grande autonomie aux conférences épiscopales… Même si cela ne va pas sans heurt ni difficultés, y compris de sa part, lui aussi incarné dans son histoire, et soucieux de l’unité de l’Église.
Ce qui ne signifie pas pour autant que le prêtre ordonné n’a pas une place spécifique, celle du guide spirituel, du pasteur comme Jésus l’a décrit à plusieurs reprises. Mais combien il est difficile d’abandonner le pouvoir de diriger « les âmes », de décider le type de comportement que chacun devrait adopter, pour passer à un mode d’aide au discernement, à l’accompagnement vers une foi d’adulte pour le laïc, comme pour le clerc, par l’interprétation et l’enseignement des Écritures, interrogeant nos vécus.
André Letowski