Carlo Levi : un auteur à relire en période de crise sociale
Carlo Levi. « Lucania 61 ». Museo nazionale d'arte medievale e moderna della Basilicata / CC BY-SA (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)
Pour qui suit les mouvements de contestation sociale en France, une plainte revient en boucle des banlieues des grandes villes, des hameaux des campagnes : « Nous sommes abandonnés… L’état nous a abandonné. » Ce serait une façon de traduire l’expression italienne « Le Christ s’est arrêté à Eboli », bien qu’au sens littéral ce ne soit pas l’état italien qui s’est arrêté à Eboli mais la Chrétienté elle-même.
Cette expression est aussi le titre de l’œuvre majeure de Carlo Levi sur la paysannerie pauvre de Lucanie qui rend compte de sa découverte du Mezzogiorno, qu’il complètera dès l’après-guerre par ses voyages en Calabre, en Sicile, en Sardaigne et qui donnera lieu à deux autres ouvrages, Les mots sont des pierres et Tout le miel est fini (1).
Les questions sociales et économiques de cet espace italien qui constituent la chair de ces livres ne sont-elles pas trop datées pour, au-delà de leurs qualités littéraires, nous apprendre quelque chose de notre propre espace politique ?
Comment transformer des questions sociales et économiques en questions humaines ?
Carlo Levi, banni par Mussolini dans un territoire éloigné du Sud en 1935 pour son opposition au fascisme, découvre cet espace du Mezzogiorno (2) hors de l’état de droit, hors du marché économique italien. Il a beau être instruit, politisé, ouvert aux questions sociales, il n’imaginait pas une telle Italie, mais est-ce l’Italie à ses yeux de bourgeois piémontais, de Turin ? Des campagnes semi-désertiques avec de faibles productions agricoles, dépourvues de service publics, des populations sous-alimentées, malades du paludisme et de ses complications, sans revenus, sans moyens. Lui qui s’offre le luxe de ne pas exploiter ses diplômes de médecin spécialiste pour se consacrer à l’écriture et la peinture, va, au contact de cette réalité de la pauvreté, exercer son art médical.
Durant plus d’une année Carlo Levi vit en proximité avec des villageois qui lui sont aussi éloignés socialement et culturellement que s’il avait échoué sur une autre planète peuplée d’autochtones aux mœurs inconnues.
Dépourvu d’arrogance il partage son quotidien de banni, d’exilé politique, avec ces indigènes. Mieux que cela il vit en empathie avec eux, en observant, en soignant, en acceptant des comportements et des pratiques que les petits notables locaux qualifient d’arriérés, d’obscurantistes. Il s’aperçoit que ces derniers forment les rouages d’un état oppressif (3) dont les administrations n’encadrent les populations qu’en les maintenant dans une situation de misère, sans espoir d’en sortir sauf à tenter la solution de l’émigration pour le plus grand nombre et pour certains caractères forts le choix de la rébellion… dans le banditisme.
Pour l’exilé, l’ensemble des pratiques culturelles locales participent d’une résistance, d’une adaptation au milieu : comment se soigner sans médecine ? Des rites magiques s’y substituent à base de prières ou de chansonnettes, comme celles qui délivrent des vers.
Dans cette Lucanie profonde, les anges et les démons circulent dans un monde invisible mais bien présent, ils participent de la vie quotidienne obligeant les humains à les prendre en compte par des rituels incompréhensibles aux regards d’un homme moderne, mais Carlo Levi sait questionner, comprendre, admettre, respecter. Il en découle des relations mutuelles de grande sympathie, il est aimé des paysans, la confiance s’établit, ses soins produisent des miracles et lorsque les ressources de son art ne peuvent empêcher la mort loin de toute vindicte ou reproche les familles le remercient de ce qu’il a pu tenter, ou même de s’être déplacé pour être à leurs côtés.
Aussi lorsque Mussolini le gracie comme tant d’autres pour célébrer ses victoires militaires en Ethiopie, les paysans le supplient de rester parmi eux. Mais ce n’est pas son destin, il doit partir, retrouver le Piémont, sa famille, ses amis et ses combats. Par contre il leur fait la promesse de revenir vers eux (4).
Les questions sociales et économiques du Mezzogiorno et la Démocratie chrétienne
Dans le Mezzogiorno culminent les problèmes de la faim, de la sous-alimentation, de la misère sociale de l’après-guerre italien. L’état italien dès les années 50 s’attaque au sous-développement de ces régions par une politique d’investissements : voies de communication, approvisionnement d’eau, création de zones industrielles, élaboration d’une réforme agraire. Si la création de la Caisse du Midi est à mettre à son actif, force est de constater que le Mezzogiorno n’évolue guère et un indice objectif de la poursuite de la paupérisation est donné par les chiffres de l’émigration :
- Entre 1951 et 1971 l’émigration depuis le Mezzogiorno compte 4.262.000 départs ce qui signifie que derrière ce mouvement migratoire, les paysans sans-terre restent des paysans sans-terre.
- 13.000 propriétaires contrôlent 4,5 millions d’hectares tandis que 4 millions de petits paysans se partagent moins d’1 million d’ha (5).
Comment Carlo Levi explique-t-il cet échec ? Avant de répondre à cette question, précisons l’environnement politique de l’Italie à cette époque (6).
La société italienne a tourné la page du fascisme et de la monarchie pour une république parlementaire mais les crimes du fascisme n’ont pas été jugé et les fascistes sont sortis de prison, amnistiés. Autre élément politique négatif : un Vatican proche de l’extrême-droite dont l’influence sur une large partie de l’opinion catholique ne se dément pas. Dans ces conditions, la Démocratie Chrétienne sort victorieuse des élections traduisant une alliance centriste. Certes le Parti Communiste Italien est influent, soutenu par les ouvriers des centres urbains, mais il reste éloigné de la paysannerie pauvre, asservie aux pratiques clientélistes des notables locaux.
La Démocratie Chrétienne est vécue comme un rempart contre le communisme mais la conséquence des électorats qui votent pour elle – bourgeoisie, capitalistes, catholiques, grands propriétaires terriens – se concrétise dans son incapacité de réduire les inégalités entre l’Italie du Nord et l’Italie du Mezzogiorno, dans son manque de volonté pour mener à bien des réformes dans les domaines de l’industrialisation et particulièrement dans ceux de l’agriculture et de l’élevage en s’attaquant aux problèmes de la paysannerie sans-terre. Elle se condamne à la faiblesse politique et à l’immobilisme, et donne prise à la corruption qui ravage ses rangs.
Les réponses d’un sénateur communiste
De 1963 à 1972 Carlo Levi siègera comme sénateur de la République italienne, sous l’étiquette communiste.
Les paysans de Lucanie ne l’ont jamais quitté et il n’a cessé d’arpenter le Mezzogiorno et de réfléchir au pourquoi, au comment de la misère paysanne et de l’échec de la réforme agraire. Ses livres ne sont pas des écrits politiques au sens traditionnel mais des portraits d’hommes et de femmes qui nous livrent aux travers de leurs tourments une tragédie locale. En Sicile, avec ses portraits d’émigrés de retour au pays, il nous communique les souffrances et les rêves des habitants qui s’arrachent à leurs terres pour fuir la misère. Dans les îles de Sicile et de Sardaigne il ne renouvelle pas l’expérience de vie en proximité avec la population mais il observe de son regard lucide et bienveillant les révoltes ouvrières ou paysannes en replaçant toujours les individus dans leur environnement culturel et leurs traditions locales.
Nous observons, par son intermédiaire, la grève des mineurs de Lercara qui travaillent dans des mines de soufre, grève déclenchée par la mort d’un jeune mineur écrasé sous un bloc de pierre et, symptomatique de la tyrannie et de la cruauté des relations, le patron a retiré aux ouvriers le paiement des heures consacrées à sortir la victime de la mine !!
Nous nous entretenons avec la mère de Salvatore Carnavale, syndicaliste paysan assassiné par la Mafia aux ordres des propriétaires terriens.
Si parfois les revendications ouvrières aboutissent comme celles des mineurs, la réforme agraire échoue, moins par la brutalité mafieuse que par la faiblesse d’un état italien qui ne s’affronte pas aux dérives des institutions (gendarmerie, magistrature…) censées le représenter dans des régions qui depuis longtemps ont substitué leur propre loi à celle de Rome.
L’état italien se cantonne à des décisions abstraites, ce qui donne lieu à des absurdités comme la vache « Bellevie » (7), mais surtout il commande une réforme de l’extérieur en remettant l’application de la réforme à des fonctionnaires qui n’aiment pas les paysans et qui n’ont qu’un désir : avoir du pouvoir sur eux. Une logique s’enchaîne, les possédants et les fonctionnaires contre les paysans, ces derniers sont alors confortés dans une certitude alimentée depuis des siècles : ils ne peuvent rien attendre de bon de l’État ! Le passé recèle des exemples comme celui du massacre des 4.000 habitants de Bronte par les troupes de Garibaldi alors que la paysannerie sicilienne s’attendait à la redistribution des terres : « Aux yeux des paysans de Bronte, la conquête garibaldienne ne pouvait avoir qu’un sens : les rendre propriétaires des terres, les libérer du féodalisme… »
Et Carlo Levi de se demander si une réforme agraire peut réussir quand elle n’est pas portée par le peuple, souhaitant « … qu’elle soit le fruit du mouvement paysan et l’origine d’un nouveau rapport avec l’État »
Les réponses d’un sénateur communiste… Indépendant
De 1963 à 1972 Carlo Levi siègera comme sénateur de la République italienne, sous l’étiquette communiste mais… indépendant. Il n’a jamais adhéré au PCI.
Le communisme de Carlo Levi ne traduit pas un dogmatisme marxiste, il ne reproduit pas les formules de « la lutte des classes », il a le souci de la personne, de la discerner là où elle vit et de nous donner à voir la particularité de son combat, de ses attentes mais aussi de ses contradictions : comment être un berger sarde respectant les traditions patriarcales, celles du clan et s’ouvrir à un avenir porteur d’autres relations hommes-femmes ?
Dépourvu de préjugés, Carlo Levi développe un regard quasi ethnographique doublé d’une écoute qui rejoint la personne au cœur de son engagement, ce moment où la transformation de la personne coïncide avec la nécessaire évolution de sa communauté. L’une ne va pas sans l’autre : le combat de Salvatore mort sous les coups de la Mafia se poursuit chez sa mère qui brise l’Omerta et traîne la Mafia devant les tribunaux, « La mère de Salvatore a parlé, elle a explicitement dénoncé la Mafia au tribunal de Palerme. C’est un grand événement car il brise le poids d’une loi, d’une coutume dont le pouvoir était sacré » (8).
De même pour les mineurs de Lercara : « Ils avaient trouvé le courage d’exister » (9). La grève, le sentiment de vivre, de basculer dans le temps présent ouvre l’avenir, c’est à la fois pour ceux qui la vivent un épisode de résurrection personnelle mais aussi un épisode de transformation de leur monde. La justice sèche les larmes, c’est une certitude : « La vraie justice, la justice comme concrétisation de l’action, comme décision prise une bonne fois pour toutes et sur laquelle on ne revient pas : ce n’est pas la justice des juges, la justice officielle… cette justice fait partie de l’injustice des choses » (10).
Carlo Levi a-t-il lu Karl Marx ? Son milieu familial juif lui a-t-il transmis le devoir de justice biblique ? Toujours est-il qu’il lui en est resté l’essentiel : face à l’injustice non seulement il est légitime de se révolter mais c’est un devoir pour tout homme qui veut exister (11). Et c’est parce que des hommes et des femmes s’affranchissent de liens de servitude que le Mezzogiorno, s’ébranle vers une réforme ! Cette vérité est-elle propre au Mezzogiorno ?
Christiane Giraud-Barra
- Le Christ s’est arrêté à Eboli, éd. Gallimard folio ; Les mots sont des pierres, éd. Nous-Via ; Tout le miel est fini, éd Nous-Via.
- Le Mezzogiorno italien recouvre le Sud de l’Italie et les îles de Sicile et de Sardaigne
- En Sardaigne Carlo Levi définit l’état italien comme un état colonial : « Ils (les Sardes) vivent seuls, avec une conscience juste de la crise d’un monde écrasé entre une loi archaïque et la violence coloniale qu’on leur oppose sans les entendre et sans chercher à résoudre les problèmes ».
- Promesse tenue à sa mort puisqu’il sera inhumé, à sa demande, dans le village de Gagliano ; ses restes ont ensuite été transférés à Aliano.
- Ces chiffres sont tirés de l’article « Mezzogiorno » de Pierre Gabert, EU, tome 15.
- Cf. L’article de Geneviève Bibes sur l’histoire de l’Italie de 1945 à 1980, EU, tome 12.
- La vache « Bellevie » a été donnée à un paysan qui ne peut la faire travailler, ce n’est pas non plus une vache laitière mais une vache de concours ; aussi le paysan l’a surnommée « bellevie ».
- Les mots sont des pierres, p. 176.
- Ibid., p. 70.
- Ibid., p. 70.
- Nous pouvons reprendre dans cette démarche personnelle le concept de Heidegger : ex-ister.