Retour sur notre Révolution (4)
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« Mythe et révolution » récit du colonel Nignag
Autant l’entretien précédent m’avait laissé abattu, avec un ressentiment croissant concernant notre héros autant l’entretien avec le colonel Nignag me revitalisa et me permit de revenir à l’objectivité de l’historien.
L’homme à la tête de notre armée me reçut avec une simplicité et un enjouement désarmant, en me parlant jouait-il un tour aux biographes officiels ?
« Je suis bien heureux de vous recevoir, et de participer à une enquête sérieuse sur notre révolution. J’accepte mes contradictions, vous pouvez relater mes faiblesses, la vérité si elle ne participe pas d’une quête exigeante, ne sert pas le récit des origines d’une nation. C’est même tout le contraire, allons-nous renouer avec les mensonges et la dissimulation ?
Dans ma jeunesse j’ai été un parfait crétin, une petite brute nationaliste qui s’identifiait aux conquérants de l’Empire mais ce qui m’a sauvé c’est d’une part le goût des études et surtout la volonté de vérifier sur le terrain ce que j’avais appris. En quelques années de participation aux guerres coloniales de notre empire, le doute a pénétré dans ma cervelle ! Les séries de massacres auxquels j’ai participé ont douché mon enthousiasme, elles ont provoqué une remise en question radicale de mes convictions : Comment nous étions l’armée du peuple et l’armée du peuple ne servait qu’à massacrer les peuples ? J’avais gravi les échelons en accumulant les diplômes de l’Académie militaire et mon engagement sur les fronts a ajouté le reste. Je suis devenu à moins de cinquante ans le plus jeune haut gradé de « l’establishment guerrier » de notre régime mais j’avais perdu toutes mes illusions concernant notre gouvernement. Je vivais une impasse, la corruption, l’incompétence transpiraient de toutes nos institutions et l’armée n’était pas en reste. Je vous donne un exemple : le plan de modernisation de l’armée, là j’étais d’accord, nos troupes étaient mal habillées, mal nourries, mal logées, totalement sous-équipées en armement contemporain, j’avais voté pour et bien nous n’avons jamais reçu les budgets alloués. Pourquoi ? Parce que tous les membres du parti se servaient au passage, qui pour sa maison, qui pour sa maîtresse, qui pour ses enfants quand ce n’était pas redistribué aux entreprises appartenant aux dignitaires du régime. Cette fois je suis monté au créneau et j’ai exigé de recevoir les sommes dues, on a fini par me concéder une rallonge budgétaire conséquente… En théorie ! Écoutez bien ce que je vais vous raconter : Toujours en attente de mon budget je reçois l’ordre de me présenter au bureau de Tan. Un mot sur le dénommé Tan, fils de notre ministre de la sécurité que je connaissais bien car nos activités se recoupaient, en un mot un jouisseur démoniaque, voilà ce qu’était ce jeune homme ! Gare aux jeunes filles qui croisaient sa route, si elles s’en sortaient vivantes elles pouvaient s’estimer contentes, le plus souvent on retrouvait leurs cadavres mutilés sur le bitume d’un trottoir de la capitale, les familles portaient plaintes mais les plaintes n’aboutissaient jamais. Il m’inspirait et pas qu’à moi une répulsion viscérale mais je crois que cette horreur qu’il provoquait, participait à sa jouissance.
Bref ce jour-là je me rends en grande tenue à son bureau, un vigile était planté devant, je l’éloigne avec autorité, je pénètre dans les lieux : personne ! Un bureau vide mais un fouillis de papiers sur la table attire mon attention, cela ressemblait à des relevés bancaires. Vous savez, vous ne pouvez survivre dans un système politique totalitaire qu’en développant une double nature, l’une obéissante donne dans la servilité, l’autre dissimulée observe et mémorise tout ce qui peut lui servir en cas de danger. A peine avais-je jeté un œil sur ces papiers qu’avec mon portable je les avais photographiés. Bien m’en a pris ! L’argent que j’attendais était parti sur des comptes bancaires suisses, allemands, je vous dirais plus tard comment j’ai exploité mes découvertes. Lorsque Tan arriva j’étais assis devant sa porte, fumant ma cigarette. Notre entretien n’avait rien à voir avec le budget de l’armée, il me donnait des consignes pour réprimer les manifestations. Je résume, je devais réprimer dans un bain de sang toute contestation sur la voie publique, et plus ce serait sanglant et plus notre régime en serait purifié : un psychopathe voilà ce qu’il était, corrompu jusqu’au bout des ongles et c’est à ce genre d’homme satanique que la sécurité du pays était confiée ! Moi, je n’étais perçu que comme un rouage d’une mécanique générale destinée à maintenir en place cette bande de criminels qui nous gouvernait. Mais je vais vous dire ce que l’expérience m’a enseigné, le pouvoir absolu abêtit absolument. Plus qu’aucun autre être humain, le tyran croit ce qu’il a envie de croire, et s’il se maintient si longtemps c’est la conséquence d’un système politique fondé sur une sécurité paranoïaque et la surveillance généralisée de la population.
Je l’écoutais sans broncher lorsque l’incident survint, la sonnerie de mon portable résonna, je l’ôtai de ma poche et comme je croisai son regard j’ai vu qu’il associait le téléphone et les papiers sur son bureau. Je sors, je règle l’appel, je rentre et je lis ma condamnation à mort sur sa face repoussante, immédiatement je monte à l’assaut : « je compte sur vous pour le budget de l’armée, j’ai obtenu une rallonge mais je ne la vois pas venir. Il lâche « Ah oui », et ça signifiait « va te faire foutre ». Je fonce droit sur l’ennemi : « Peut-être n’êtes-vous pas au courant mais notre bureau a retrouvé le psychopathe à l’origine des meurtres répétés de jeunes femmes ». Il pâlit, je poursuis et j’enfonce les lignes : « au cas où je ne recevrais pas les sommes dues, un dossier très précis, très documenté, nous avons une équipe d’enquêteurs remarquable, sera distribué en interne au Parti, en externe sur les médias, la Justice et la commission anti-corruption ». Avec joie j’assiste à sa défaite, sa face de rat transpirait l’épouvante, je prends congé avant d’assurer mes arrières « Ceci vaut aussi s’il m’arrivait… Disons un accident ». Ma réaction n’était pas issue de mon seul courage je n’étais pas seul, depuis des années membre d’une organisation secrète « Justice et Liberté » nous menions des enquêtes internes sur tous nos dirigeants, cela nous était d’autant plus facile que plusieurs d’entre nous possédaient la double casquette d’officier et d’agent secret ; entrés en résistance, nous pratiquions des sabotages, nos enquêtes servaient aux pressions, chantages voire extorsions de fond pour développer nos réseaux. Tout ceci sort à ciel ouvert maintenant à travers les grands procès que nous connaissons ! Le dénommé Tan devait être jugé mais bizarrement on l’a retrouvé pendu dans sa cellule, je ne suis pas dupe « on » l’a suicidé.
J’en viens au jour le plus marquant de toute ma vie. J’étais dépêché sur les lieux d’une manifestation qui commençait sérieusement à inquiéter notre parti. Nos agents infiltrés anticipaient un rassemblement de grande ampleur car tous les partis d’opposition s’unissaient dans une alliance anti-régime. A la tête de la manifestation un couple légendaire : le physicien Shan et sa femme handicapée Boule. J’y croyais à moitié car ma raison me prémunit contre les héros populaires, j’avais tort : ma raison a été bouleversée dès l’apparition de ces deux-là en-tête d’une manifestation d’une ampleur imprévue.
Tous les habitants de ce territoire toutes classes confondues semblaient sortir de terre pour s’unir derrière cet homme et cette femme. Mais moi, voyez-vous, je suis père d’une jeune fille trisomique et lorsque dans mes jumelles j’ai observé Boule j’ai su avec certitude que jamais je ne donnerais l’ordre de tirer sur eux.
Ils avançaient tranquillement main dans la main, Shan d’une si belle prestance, Boule avec son fichu de soie blanc sur sa tête, plus ils avançaient portés, poussés par une foule innombrable, plus ils nous ouvraient les portes de l’avenir, ils témoignaient de l’effondrement du régime, ils entamaient un nouveau récit pour notre pays.
Je reçus l’ordre de Tan de tirer sur la foule, de viser les têtes de la manifestation, je disais oui et je donnais l’ordre inverse : nous étions l’armée du peuple, face au peuple, une seule conduite s’imposait, les défendre, qu’il nous reconnaisse comme leur armée.
Ma division avait toute confiance en moi personne ne bougeait, les fusils étaient abaissés et puis subitement nous avons entendu le crépitement des kalachnikov. Shan s’effondre dans une flaque sanglante, mais c’est alors que le plus extraordinaire survient, je crois que c’est le moment fondateur de notre nouvelle nation : Boule a donné des ordres, des hommes ont relevé Shan, à plusieurs ils l’ont porté, Boule un bâton dans les mains s’est jetée vers nous en un geste guerrier, si farouche qu’elle se métamorphose sous nos yeux en un démon de la montagne, une puissance surnaturelle descendue des hauts sommets pour nous combattre. Évidemment, cela n’a duré que quelques mètres avant qu’elle ne s’écroule à son tour mais l’élan était donné, un autre prend la relève et ainsi de suite, les corps de Shan et de Boule sont maintenus en tête d’une foule qui avance comme un fleuve que plus rien n’arrête et qui nous submerge. Notre corps d’armée a fusionné avec le peuple, les coupables n’étaient pas parmi nous, il s’agissait d’une brigade des forces spéciales envoyée par Tan qui se méfiait de moi et qui m’avait doublé dans les derniers moments. Cette crapule ! Comment n’y ai-je pas songé ? Cela n’a pas empêché la victoire totale du mouvement révolutionnaire.
Tous les portables ont immortalisé ces moments… La suite vous la connaissez aussi bien que moi. »
En me raccompagnant il me dit joyeux : « vous savez quoi ? je vais être grand-père ». Surpris je m’arrête, « Mais oui, ma fille, celle qui est handicapée mentale, elle est enceinte ! Avant la révolution cette nouvelle m’aurait terrifié, j’aimais ma fille mais j’éprouvais toujours de la gêne lorsque le regard des autres se portait sur elle mais Boule m’a guéri de mes peurs. Elle a transformé notre relation, je ne l’ai plus perçu comme une incapable que j’assistais dans tous les moments de sa vie, résultat elle travaille, elle a un logement, un amoureux et elle est enceinte, et moi j’attends avec impatience la naissance de mon petit-fils ou ma petite-fille quel qu’il soit ».
Au moment de partir, j’entrevois dans un vestibule le portrait de Boule et de Shan sur l’autel des ancêtres devant une veilleuse allumée et des bâtons d’encens.