Retour sur notre Révolution (3)
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« Même les robots finissent par mourir »
Récit du camarade Sibor
C’est avec joie que je participe à votre étude mais sachez que je ne suis pas objectif, j’ai été trop impliqué dans ces événements qui ont bouleversé ma vie mais aussi, par un jeu de domino, tout notre pays. Je m’insère dans votre chronologie car elle s’avère juste, très proche de ce que j’ai vécu.
Avec la gestion de madame Ur, le travail en usine s’est effondré, entraînant dans sa chute les gains de productivité. Madame Ur nous réunissait toutes les semaines pour je dirais « aboyer » après nous. Ignorant que Shan avait mis la main sur sa programmation, j’étais surpris par ses incohérences jusqu’au jour où elle nous réunit avec tous les travailleurs, eux rassemblés dans la salle des machines, nous au balcon. Accompagnée d’officiels du parti venus s’assurer de notre obéissance, elle débite un discours très violent sur les saboteurs qui entraînaient l’usine à sa perte et l’appel aux agents de la Sécurité nationale pour démasquer les terroristes à l’œuvre.
Elle parlait bizarrement et se trompait souvent de mots, par exemple au lieu de dire au pays des Nahs, elle disait au pays des Pafs, ou des Nafs, jusqu’au moment où dans une sorte d’élan patriotique elle se tourne vers le portrait accroché au mur : « Nous conduirons nos enquêtes sous la conduite de notre girafe bien aimée, seule apte à nous guider dans la fosse commune », et avant que les sommités assommées par ces incongruités puissent réagir, elle s’élance dans la salle inférieure en criant : « Au travail, au travail, bande de babouins ».
Au début les ouvriers riaient ; certains même se tordaient de rire, mais lorsqu’elle enchaîne les injures « Tas de cochons qui vous engraissez sur le dos des honnêtes Fafs », on entend des explosions, elles provenaient de lourds boulons qui frappaient son squelette, puis un tas d’objets hétéroclites suivent, y compris des Iphones, les ouvriers la lynchèrent sous l’impulsion d’une rage meurtrière. Nous n’avons pas assisté aux derniers moments car les ouvriers regroupés s’interposaient entre elle et nous mais lorsqu’ils s’éloignèrent il ne restait de madame Ur qu’un petit tas de tôles et de câbles non identifiables ! Aussi bizarre que cela puisse vous paraître, les larmes me sont montées aux yeux !
La suite de cette journée mémorable n’en est pas moins extraordinaire : prisonniers de leur rigidité, incapables de s’adapter à une situation inédite, les membres du parti tardaient à réagir, aussi Shan prit la parole : « La Direction adresse toutes ses excuses aux travailleurs de cette usine qui n’ont pu qu’être blessés par les paroles ineptes de madame Ur. Rentrez chez vous, nous vous contacterons pour la reprise du travail ». Les officiels le regardèrent soulagés, nous prîmes rendez-vous pour le lendemain avec eux et dès qu’ils s’éloignèrent, Shan décida d’une réunion chez Boule.
Quand nous pénétrâmes dans le petit logis de Boule, nous étions toujours sous le choc mais que dire lorsque nous en repartîmes ! Assis autour de la table, serrés les uns contre les autres, Shan et Boule côte à côte, nous buvons avec le thé chaud les paroles de Shan qui nous dévoilent son piratage. Si nous admirions son audace, nous réfléchissions à voix haute sur ses conséquences. Chacun prenait la parole avec anxiété, le crime de Shan pouvait-il rester secret ? Shan pensait que non, qu’on le démasquerait dans les jours à venir. Le Pr Lun (dont nous avions appris l’arrestation le jour-même) même s’il n’était pas génial devinerait l’auteur du sabotage industriel le plus incroyable de notre histoire.
Vassili développe alors ce que nous n’osions pas affronter : « Cela devient trop dangereux pour toi, Shan, tu ne peux revenir à l’usine, il te faut disparaître ». Shan en convint, il avait déjà pris contact avec le mouvement clandestin « Alliance pour la révolution », c’est alors qu’il ajoute cette phrase inouïe : « Je disparais avec Boule, ma femme », et il l’enserre, dans un mouvement si familier qu’il levait tout doute sur la nature de leur relation. Lia à ce moment précis se situe dans mon angle de vue et je note le changement, tout le sang reflue de sa face, cela me met en alerte, le temps que je me relève de mon siège elle s’élance vers lui et le frappe de toutes ses forces au visage, elle hurle de désespoir et de colère : « Salaud, ordure, tu n’as pas le droit de me faire ça !» D’un bond je l’immobilise, je l’encercle d’une prise de judo, je la pousse vers la porte mais je ne pouvais en même temps la bâillonner et elle continue à crier « Salaud, ordure, choisir cette débile… Me faire ça à moi… » Enfin ! les autres réagissent, m’apportent leur aide et nous traînons Lia dans les escaliers puis sur le trottoir de l’immeuble. Sibor a la bonne idée de lui fourrer son mouchoir dans la bouche.
De longues minutes après, je retourne au domicile de Boule. Par la porte entrebâillée, j’aperçois, Shan caresser la toison noire bouclée de Boule. Elle pleure, je crois entendre : « Bien aimé… Pars… Moi… rien ». Shan la rassure : « Je suis un grand garçon Boule, c’est moi qui décide, ma place est auprès de toi désormais ». C’est la dernière fois que j’ai vu Shan et je suis heureux d’en avoir gardé ce souvenir : un homme tendre qui avait laissé choir toute cette certitude arrogante, qui le quittait rarement, au sujet de son propre génie. Mais c’est vrai qu’il était génial !
Vous voulez savoir ce qu’est devenue Lia ? C’est pas compliqué, allez la voir à l’usine, c’est elle qui la gère depuis la disparition de Shan.
Récit de la camarade Lia
De toutes les personnes rencontrées pour mon étude c’est cette femme qui m’a le plus ému. En premier j’ai subi le choc inattendu du physique de ce personnage, j’en avais beaucoup entendu parler comme d’une beauté, aussi en présence d’une femme obèse au souffle court, défigurée par de grosses lunettes rectangulaires, je suis décontenancé. Elle me parle avec facilité comme si elle ne demandait qu’à s’expliquer.
« Je suis heureuse que vous me demandiez mon témoignage, car vous auriez pu vous contenter de ceux de mes anciens compagnons. Que vous dire ? J’ai tant à dire ». Elle passe une main magnifique, dépourvue de bagues, dans la masse de ses cheveux lisses, seuls vestiges d’une beauté disparue.
« Après la trahison de Shan, j’ai sombré dans la dépression, j’ai tout essayé pour l’oublier, l’alcool, le sexe, les médicaments, la drogue mais rien n’a soulagé ma douleur.
C’est alors que j’ai été contacté par les membres du parti pour diriger l’usine. C’était un choix judicieux, les ouvriers me connaissaient et ils discernaient l’ombre de Shan à mes côtés, aucune résistance n’a vu le jour lors de ma reprise, ils me faisaient confiance et puis ma traîtrise restait secrète, aucun de mes anciens compagnons n’a dit mot sur le sujet. Oh ! je n’en ai pas fait des tonnes, lorsque la Sécurité Nationale m’a questionnée, j’ai simplement laissé sourdre la vérité :
Question : Pensez-vous que c’est Mr Shan qui a piraté l’ordinateur du Pr Lun ?
Réponse : C’est fort possible
Question : Pourquoi aurait-il agit ainsi ?
Réponse : Shan détestait Lun et réciproquement
Question : Mr Shan avait-il assez de connaissances pour désorganiser la production ?
Réponse : Vous rigolez ?
Et ainsi de suite. Ils ont beaucoup apprécié ma collaboration et ils m’ont nommée PDG, j’ai accepté et depuis j’ai retrouvé un peu mes esprits. Que voulez-vous je suis damnée, mon amour pour Shan tient de la possession et au moins dans cette usine, je vis en sa compagnie à chaque instant. Nous avions tant travaillé côte à côte que je n’ai eu qu’à poursuivre notre travail en commun, l’usine s’est rétablie, les ouvriers ont repris leurs postes, notre productivité a redémarré et repris des courbes ascendantes.
Je suppose que Sibor vous a raconté notre dernière entrevue ? Je n’ai plus jamais été la même après qu’il ait osé nous présenter cette pauvre fille comme sa femme. Si encore, cela avait été une de ses conquêtes habituelles, en règle générale aussi jolie que sotte, qu’il abandonnait sans scrupules mais là cette pauvre débile qui prenait ma place ! Ma place, mais oui ma place, Shan et moi on s’aimait depuis des années, je vous le prouve, regardez ». Elle lance devant moi deux photos tirées de sa blouse : c’est une évidence, un homme et une femme se regardent avec amour, difficile de dire qui est le plus amoureux des deux : « Ne croyez pas que nous sommes en pose c’est un des maître d’atelier qui nous a photographiés à notre insu. Notre relation n’était pas facile ni pour lui ni pour moi car nous vivions une proximité permanente et puis un jour il a décidé de la rupture, rupture sans rupture car on travaillait toujours ensemble. Pourquoi ? Je ne l’ai jamais su, il a fui toute explication, j’ai accepté cette rupture car toujours en contact avec lui je cultivais l’espoir de le reconquérir. Mais apprendre par sa bouche le choix officiel de Boule comme sa femme ! C’est comme s’il m’avait poignardée. Je ne m’en suis pas remise (Elle reprit ses photos et les glissa contre son cœur). Une fois morte, je veux qu’on me brûle avec elles. De fumée en fumée nous partirons ensemble dans le cosmos. Maintenant, je sais pourquoi il l’a choisie, que voulez-vous c’était un génie, il a pressenti le mouvement révolutionnaire et ce choix lui a permis de rallier toutes les couches sociales : lui l’intellectuel, le scientifique, le cadre supérieur, avait choisi pour épouse une femme appartenant aux minorités persécutées, ne souriez pas, elle avait tout pour elle, la déficience, la pauvreté, l’appartenance ethnique… Un coup de génie politique. »
Le silence se creuse en abîme, je n’ose plus intervenir, elle se lève pour me raccompagner et sur le pas de la porte elle cite : « Le poète dit : je n’ai vécu que l’instant de notre amour » Shan mort je vis ou plutôt je survis, j’attends la mort. Tout finit par se savoir et quand ma traîtrise sera connue, le poignard d’un de ces fanatiques qui leur porte un culte me délivrera du fardeau de l’existence sans lui ».