La nomination de Dieu comme « L’Inconditionné », une clé de la théologie de Paul Tillich
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Paul Tillich, pasteur protestant, a conçu une œuvre philosophique et religieuse qui a inspiré ses grands combats politiques dans une Allemagne marquée par l’ascension du parti nazi.
De confession réformée luthérienne, il a connu les tranchées de Verdun comme aumônier et cette expérience a bouleversé sa vie, une vie qui jusqu’à la guerre de 14/18 est celle d’un intellectuel prussien, érudit, religieux se destinant à une carrière universitaire de philosophe. À la fin de la guerre, dès 1919 il s’engage dans les combats socialistes qu’il fonde autant dans sa foi religieuse que dans les écrits de Karl Marx et qui s’exprime dans un militantisme au sein de divers mouvements qualifiés de socialistes (1).
Si en 1933, exilé aux USA, il abandonne ses théories marxistes sur la lutte du prolétariat en prenant acte de l’échec du socialisme religieux, il poursuit son œuvre théologique avec la rédaction notamment d’une importante « Théologie systématique ». Paul Tillich est avant tout un chrétien héritier de la Réforme, mais avec une préoccupation constante concernant la vie sociale, politique et culturelle de son temps qui s’exprime dans sa théologie de la culture.
Pour comprendre cette « théologie de la culture » qu’il commence à rédiger dès 1919 (2), il nous faut comprendre le choix de sa nomination de Dieu car elle donne une clé du fondement de sa pensée religieuse et de ses conséquences dans l’engagement politique.
Le nom de Dieu : « L’Inconditionné »
La tradition biblique dévoile les cent noms de Dieu : YHV, L’Absolu, Le Transcendant, le Tout-Puissant, le Créateur, l’Être, l’Éternel… Dans toute l’œuvre de Tillich, le nom préférentiel donné à Dieu est : L’Inconditionné. Quel sens recouvre ce nom ?
L’Inconditionné c’est celui qui échappe à toute définition qualifiant un pouvoir, une qualité, une condition. On ne peut pas « circonscrire » Dieu, on ne peut pas le localiser dans un lieu précis et surtout pas dans les églises ou les temples ou les différents lieux culturels. S’il n’est pas localisable dans un espace déterminé, il l’est dans l’histoire, dans le temps, dans le présent, mais toujours sous une forme symbolique, transitoire, jamais fixée, qui met en échec toute tentative de maîtrise ou de récupération par un courant religieux donné. Aucune personne, aucun clerc, aucun théologien ne peut revendiquer un savoir sur l’Absolu, toutes les tentatives de désigner Dieu sont entachées de doute, d’incertitude. Dieu existe dans une rencontre personnelle.
Dans un article de 1922, « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion » (3), Paul Tillich a précisé ce qu’est « la protestation de la religion contre le concept de religion » : il s’agit de refuser pour toute forme culturelle de s’approprier le nom de Dieu, d’asseoir son pouvoir sur un « entre-soi » religieux. Le prêtre n’est pas un médium qui permettrait à un fidèle de s’assurer de la présence de Dieu. Cette protestation de la religion trouve son assise dans la tradition des prophètes du judaïsme qui proteste contre le maintien ou la résurgence des cultes païens, elle libère la religion de la religion comme institution organisée, comme pouvoir temporel des clercs, des « spécialistes » du sacré. Nous retrouvons là une des grandes intuitions de la Réforme qui s’émancipe de l’Église catholique en prônant la possibilité pour toute personne de lire la Bible et de rencontrer Dieu.
La théologie de la culture, la présence de l’Inconditionné dans la culture du temps : les arts, les sciences, la politique, la société
Cette approche de Dieu comme Inconditionné a été la source chez Tillich d’une théologie singulière : la théologie de la culture.
Dieu s’exprime en permanence dans le monde, il est « le pur contenu » de toutes formes. Avec les concepts de contenu et de forme nous touchons là les pierres de base de l’édifice de la théologie de la Culture. L’activité humaine est productrice de formes.
Chaque époque va produire dans tous les domaines de la culture du temps des formes du réel, mais le réel en dernière analyse « est le lieu de révélation de l’Inconditionné, dans l’histoire individuelle comme dans l’histoire universelle ». L’inconditionné existe dans et par la Révélation, d’où chez Paul Tillich une analyse de tous les champs du savoir d’une époque, de toutes les expressions culturelles, artistiques : on pourrait dire qu’il suit l’Inconditionné par ses traces, « la déesse se reconnaît à ses pas ».
Possédant une connaissance et une sensibilité personnelle à la peinture, il se sert souvent des œuvres des peintres pour y discerner l’Esprit d’une époque, les attentes, les angoisses, les croyances. Prenons pour exemple le mouvement de l’Expressionisme allemand d’après guerre, Tillich y voit les conséquences de l’expérience de la guerre : plus de forme classique mais une forme qui s’émancipe des représentations habituelles pour ne servir que l’expression, il donne en exemple le tableau « Le cri » d’Edward Munch.
En analysant tous les résultats des champs du savoir comme ceux de la Science, des Sciences humaines (en particulier la sociologie), de la politique, du religieux, Tillich établit pour son époque ce qu’il analyse comme « la situation spirituelle du temps » (4). Ceci lui permet de préciser le lieu où il se situe, le chemin qui s’ouvre à lui, c’est à dire les engagements dans la société à promouvoir, la lutte contre les forces démoniques du temps. Il qualifie ainsi le « mouvement politique romantique », c’est-à-dire les fascismes italien et allemand, le néo-paganisme du parti national-socialiste, mais aussi le capitalisme… Tous sont des forces destructrices qu’il faut s’efforcer de contrer par la bataille des idées, mais aussi sur le terrain social et politique. L’éclairage de la situation religieuse du temps permet d’appréhender le « Kairos » (5) le temps où le divin se manifeste, un temps privilégié qui ouvre sur une possible transformation sociale. Seuls ceux et celles qui développent une vigilance prophétique, qui repèrent l’attente et la promesse de temps nouveaux peuvent discerner le « Kairos » et y voir à l’œuvre la grâce divine.
L’engagement social et politique
Une des conséquences théorico-pratiques de définir Dieu comme l’Inconditionné donne à Tillich non seulement une capacité d’ouverture sur le monde dans lequel il vit, mais aussi chez toute personne croyante ou non croyante. C’est l’exemple d’une pensée religieuse non sectaire, en dialogue avec son temps.
Cela lui permet de comprendre la pensée de Karl Marx comme une pensée prophétique et de s’engager dans les combats de la Social-Démocratie puis du Socialisme religieux pour la transformation politique de la société allemande des années 20 à 30. Dans cette décennie (jusqu’à son exil aux USA en 1933) il ne ménagera pas sa peine aussi bien dans les écrits, les discours, que par sa participation à divers mouvements de lutte contre les nazis. Il utilisera aussi bien sa position de pasteur réformé que sa position universitaire : il est professeur de philosophie à l’université de Francfort. Il soutiendra les philosophes Adorno et Horkheimer dans leur création d’un Institut de Sciences sociales, plus connu sous le nom d’École de Francfort, mais il ne rejoindra jamais les communistes. Il n’adoptera jamais les représentations du prolétariat comme le produit de ses seules conditions économiques, la conquête du pouvoir par la classe ouvrière comme la fin de l’histoire (6), sa philosophie n’est pas matérialiste.
Tillich avec clarté délimite une frontière entre le Socialisme et ses objectifs sociaux (comme la défense de la classe ouvrière, la lutte contre la misère sociale, les injustices) et le messianisme marxiste dans lequel sa foi religieuse décèle une utopie qu’il faut dénoncer et qu’il dénoncera sans ambiguïtés. Il substitue au concept d’utopie l’espérance, l’espérance en Dieu seul. Il prédit que le pouvoir des Bolcheviques qui se présente comme l’unique solution politique, la seule vérité sociale à la tête de la révolution russe, entraînera toutes les dérives du pouvoir et la déception de ceux qui adhérent à cette idéologie.
La définition de Dieu comme l’Inconditionné interdit toute possibilité à tout groupe humain de se prévaloir d’une supériorité religieuse et/ou politique pour se présenter comme un représentant de l’Absolu.
L’héritage de Paul Tillich
L’exil aux Etats Unis, la Seconde Guerre Mondiale, mettront un terme à l’expérience du Socialisme religieux de Paul Tillich. Ce ne sera pas la fin de ses engagements sociaux, mais une page de sa vie et de ses écrits s’achève.
Pourtant sa pensée chrétienne et sociale fécondera des théories et des combats religieux que l’on retrouve jusqu’à nos jours.
Que l’on se réfère aux mouvements du dialogue inter-religieux qui se manifestent tout au long du XXe siècle et en ce début du XXIe, et qui sont très présents au sein de l’Eglise catholique et de diverses églises protestantes. Marseille est une ville témoin de ce mouvement avec son évêque, Mgr Jean-Marc Aveline, auteur d’une thèse sur Paul Tillich (7) et créateur d’un Institut des Sciences et Théologie des Religions qui rayonne dans le pourtour méditerranéen. Nous pourrions aussi citer un événement religieux qui a fait date : la prière pour la paix d’Assise où, le 27 Octobre 1986, les représentants des religions ont prié ensemble pour la paix dans le monde, mais aussi et moins connu l’héritage de Paul Tillich dans la Théologie de la Libération. C’est moins son nom qui apparaît que les idées et leurs conséquences concrètes d’associer à la foi dans les Évangiles les analyses marxistes, avec la volonté de transformation sociale en faveur des pauvres et des opprimés.
L’Inconditionné et Éternel
Au terme de ce bref aperçu de la vie et de l’œuvre de Paul Tillich dans sa période allemande, nous voudrions insister sur la cohérence du personnage, qui lui faisait vérifier dans l’engagement politique sa foi religieuse. Il n’a pas craint au sein de l’Église Réformée d’Allemagne d’interpeller ses dirigeants et tous les pasteurs – « Le protestantisme doit préserver son caractère prophétique et chrétien en opposant au paganisme de la croix gammée le christianisme de la croix, le caractère sacré de la nation, de la race, du sang, du pouvoir est rompu et soumis au jugement » (8) – et de les appeler au devoir de combattre le néo-paganisme de son temps incarné par le parti National-socialiste. Si le combat du socialisme religieux a échoué, Paul Tillich a incarné pour cette époque la protestation prophétique de la tradition de l’Ancien Testament avec son exigence inconditionnée de justice, il a manifesté la présence de l’Éternel dans une période aux prises avec la Barbarie.
Christiane Giraud-Barra
- Le Cercle Kairos berlinois des années 20 - Le cercle qui publie « Les nouveaux Cahiers du Socialisme » - Le parti social-démocrate - le groupe Socialisme religieux.
- « Idée d’une théologie de la culture » (1919), dans La dimension religieuse de la culture, Ed. Cerf-Labor et Fides, 1990.
- « Le dépassement du concept de religion dans la philosophie de la religion », dans Christianisme et Socialisme, écrits socialistes allemands, Ed. Cerf-Labor et Fides, 1992.
- « La situation spirituelle du Temps présent (1930) », dans Christianisme et Socialisme, écrits socialistes allemands, Ed. Cerf-Labor et Fides, 1992 ; « La situation religieuse actuelle en Allemagne (1934) » dans Écrits contre les nazis (1932-1935), Ed. Cerf-Labor et Fides, 1994.
- « La théologie du Kairos et la situation spirituelle présente (1934) », dans Écrits contre les nazis (1932-1935), Ed. Cerf Labor et Fides, 1994.
- « La décision socialiste » dans Écrits contre les nazis (1932-1935), Ed. Cerf Labor et Fides, 1994.
- Jean-Marc Aveline « Philosophie de la religion et théologie de la culture. Tillich lecteur de Schelling », Recherches de Science Religieuse, 2004/3, tome 92, p. 429-460. https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2004-3-page-429.htm
- « 10 Thèses sur le National-Socialisme », dans Écrits contre les nazis (1932-1935), Ed.Cerf Labor et Fides, 1994.