Sommes-nous collectivement responsables d’« autruicide » ?

Publié le par Garrigues et Sentiers

Dans une tribune signée par les principaux responsables de la prise en charge de ce qu’il est convenu d’appeler les personnes du 4ème âge intitulée :  le grand âge est notre avenir, prenons en soin dès maintenant, on peut lire le constat suivant : « La pandémie de Covid-19 a mis en évidence les conditions souvent difficiles, voire inacceptables, dans lesquelles exercent les professionnels qui interviennent auprès des personnes âgées, en même temps que la souffrance de ceux dont ils prennent soin » (1). Ayant eu l’occasion, ces derniers mois, de prendre contact avec plusieurs Ehpad (2) pour des personnes qui me sont proches, je ne peux que confirmer ce diagnostic de « conditions difficiles, voire inacceptables ». Dès 2018, les professionnels qui accompagnent les personnes très âgées ont lancé un cri d’alarme qui n’a pas été entendu. Et la tribune rappelle les promesses des responsables politiques et les nombreux rapports restés sans suite. La France compte aujourd’hui 2,6 millions de personnes de 85 ans et plus, et ce nombre va croître de 70% d’ici à 2040.

Le 22 septembre 2020, le président de la République, Emmanuel Macron, a fait la promesse, dans l’un de ces Ehpad particulièrement affectés par la crise, « de présenter dès le début de l’année prochaine une réponse globale extraordinairement ambitieuse ». Ce propos, comme celui de ses prédécesseurs, est resté sans suite, ce qui amène les signataires de la tribune à écrire : « La parole d’un président l’engage, et engage aussi la crédibilité de la parole publique. Et quand il s’agit d’une promesse énoncée après un printemps 2020 marqué par des morts en masse de personnes âgées tant en Ehpad qu’à domicile, après que deux présidents ont déjà très largement fui le sujet, la promesse est d’une particulière gravité. Il faut une loi pour aller à l’essentiel ».

À ce sujet, il est indispensable que s’établisse entre le bénéficiaire et l’intervenant une relation de confiance, construite sur les échanges, la proximité, le temps passé ensemble. Or, constatent deux universitaires, « l’objectif de la préservation de l’autonomie des personnes est perdu de vue au profit d’une approche purement technicienne et comptable. (…) Aujourd’hui, ce temps si précieux consacré à l’écoute, au lien social, à l’échange est occulté au profit d’un temps fragmenté, morcelé et dissolu, jusqu’à des prestations évaluées par les financeurs par quart d’heure ou demi-heure. Les conséquences sont le plus souvent dramatiques pour les personnels comme pour les bénéficiaires » (3).

Il ne s’agit pas là simplement d’un problème de technique administrative. La tribune que j’évoque commence par ces mots : « Les relations avec ceux qui ont beaucoup vécu nous ramènent à l’essentiel, aux liens personnels, profonds. Elles permettent aussi de créer un lien entre les différentes époques et conditions sociales. Elles questionnent les urgences, rappellent des fondamentaux. Chez les personnes atteintes d’une altération des capacités physiques ou cognitives, l’objectif est de garder le plus vivant et le plus authentique possible le dialogue avec la personne ». Il est urgent que chacun d’entre nous regarde sans concession ses relations avec les personnes âgées dépendantes

Dans son ouvrage intitulé Le Crépuscule de la raison (4), Jean Maisondieu, praticien spécialiste de la maladie d’Alzheimer s’interroge sur le sens profond de cette maladie qui atteint les sociétés développées. Elle lui apparaît témoigner plus ou moins consciemment de ce qu’il appelle un « autruicide » causé par la double injonction contradictoire de nos sociétés développées : vivre le plus longtemps possible en restant jeune le plus longtemps possible : « Vieillir sans être vieux : un impératif aliénant. La vieillesse-maladie est un exemple flagrant d’autruicide collectif par langage interposé, avec la complicité de la médecine. La prévention demeurant la meilleure défense contre une maladie, il faut absolument éviter d’attraper la vieillesse en prenant de l’âge, et donc rester jeune à tout prix. Problème : non seulement c’est impossible, mais en plus c’est pathogène. S’efforcer de rester jeune quand on est vieux revient à s’interdire d’être une personne de son âge, c’est-à-dire d’être soi-même. Et c’est aliénant. Le sénescent doit se muer en senior luttant victorieusement – et souvent ostensiblement – contre la vieillesse pour la tenir à distance. Bref, il doit se battre contre lui-même, et il le fait pour ne pas être exclu. Ceci jusqu’au jour où, n’en pouvant plus de cette guerre intestine pour être d’un autre âge que le sien, irrémédiablement coincé dans la multiplicité des double-liens communicationnels qu’engendre l’absurdité de son programme de vie, il perd la tête et devient dément… ou se suicide. (…) La vieillesse et les vieux ne sont pas les bienvenus chez les Occidentaux. Ces derniers peuvent prendre de l’âge. Cela leur est même recommandé : l’accroissement continu de l’espérance de vie représente un titre de gloire pour les sociétés dites « avancées ». Mais s’ils sont ainsi encouragés à vivre longtemps, et s’ils peuvent se procurer toutes sortes de médicaments pour s’efforcer de rester en forme, c’est sous la réserve expresse de ne pas devenir vieux, et encore moins dépendants » (5).

Bernard Ginisty

  1. Tribune publiée par le journal Le Monde du 22 juin 2021, p. 25. Parmi les signataires  Catherine BARBAROUX, membre du bureau exécutif de la République en marche ; Dominique BUSSEREAU, président de l’Assemblée des départements de France ; Morgan CAILLAULT, président de l’intersyndicale nationale autonome représentative des internes de médecine générale ; Pascal CHAMPVERT, président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées ; Jean-Baptiste DE FOUCAULD ; ancien commissaire au plan ; Anne-Sophie DESAULLE, présidente de la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne ; Jeanne DUPONT DEGUINE, vice-présidente de l’association nationale des étudiants en médecine ; Louis GALLOIS, ancien président de la Fédération des acteurs de la solidarité ; Yannick MOREAU, ancienne présidente du Conseil d’orientation des retraites ; Jacky RICHARD, coordinateur du Pacte civique, Frédéric VALLETOUX, président de la Fédération Hospitalière de France.
  2.  Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes.
  3.  Michel DEBOUT et Thierry ROCHEFORT : Les départements peuvent agir pour revaloriser l’aide à domicile, journal Le Monde du 22 juin 2021, p. 25.
  4.  Jean MAISONDIEU : Le crépuscule de la raison, éditions Bayard 2018.
  5.  Jean MAISONDIEU : L'autruicide, un problème éthique méconnu,   revue Laennec 2010/1 (Tome 58), p. 18 à 29.

Publié dans Réflexions en chemin

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