Ne pas se leurrer sur les Gilets Jaunes
La réflexion de Marc Durand, Gilets jaunes… qui sont-ils ? mérite plus que des compléments, plutôt en ce qui me concerne de sérieuses réserves. Je ne sais pas dans quelle catégorie lui-même se place : ceux qui adulent, ceux qui sont réservés ou ceux qui ne les supportent pas, personnellement, je suis passé récemment de la deuxième à la dernière : ma position est claire.
Une première observation, la question du titre me semble inadaptée et non prioritaire : qui sont les gilets jaunes ? De nombreux sociologues, géographes, philosophes, anthropologues (et j'en passe) se sont penchés sur la question sans avoir de réponses concordantes. Une seule certitude en est sortie : ce ne sont ni les plus pauvres, ni les plus « petits », ni les moins visibles (inutile de rappeler les habitants des HLM de banlieues, les chômeurs en fin de droit, les hommes et femmes à la rue, les immigrés sans papier en attente de régularisation ou... de « dublinisation », sans parler des invisibles du cimetière marin qu’est devenue la toute proche Mare nostrum). Marc Durand écrit : « ce ne sont pas les SDF, ni les Roms, ni les jeunes des cités qui manifestent, ce sont des travailleurs, des artisans, des ouvriers.» Qui sont les pauvres, les oubliés, les petits : les premiers ou les seconds ?
La question que je me pose et qui me semble première : quel sens pour ce mouvement aux deux acceptions du mot ? Quelle signification ? Quelle direction ?
Très rapidement, celui-ci est parti dans toutes les directions tel un canard sans tête et sans... colonne vertébrale. Et pour cause, les initiateurs se cachaient derrière leur smartphone disant et répétant à tout va qu'il n'y aurait jamais ni représentant, ni délégué, ni rien qui ressemble à un début d'organisation ou de hiérarchie (gros mot sans doute, mais qui ne les empêche pas de manipuler leurs « suiveurs » sur quelques réseau sociaux célèbres). Indice d'une première direction du mouvement, une forme d’anarchisme (d'où les extrémistes à leurs côtés après quelques semaines).
Autre direction, très rapidement la violence (l'argument de Marc Durand sur la réponse « légitime » à la violence d’État est totalement irrecevable – c'est un déni de la démocratie, lieu où les affrontements sont censés s'apaiser en débats et compromis – petit côté réchauffé, façon lutte des classes, on sait où ce genre d'argument a conduit dans le passé – question au passage : l’incendie de la préfecture du Puy, c'était la faute des policiers ?). A noter que les premières violences sur du mobilier ont eu pour victimes... des radars contrôlant la vitesse, pour gagner quoi ? Une minute sur le trajet domicile travail ? Et probablement des victimes supplémentaires sur la route... chacun jugera.
Autre sens dans lequel va le mouvement : l'exclusion. Celle des malheureux (surtout des femmes) gilets jaunes un peu plus responsables qui voulaient une sortie par le haut : Jacline Mouraud et Ingrid Levavasseur en ont fait les frais avec, en prime, une volée d'insultes. Exclusion des journalistes qui sont à la solde du pouvoir, refrain bien connu, mais quid de la liberté de la presse, on serait curieux de le savoir. Exclusion d’intellectuels – à l’exception du promoteur du RIC classé à la droite de la droite – assortie d'un relent d'antisémitisme, et personne n'a condamné (on a parlé de solidarité sur les ronds-points, mais avec qui ?). L'exclusion, un des thèmes favoris de l'extrême-droite (même si elle ne le dit pas), une des directions qu'a pris le mouvement.
Enfin direction d'un refus de toute discussion (certains gilets jaunes l'ont compris à leur dépens), de tout compromis (on ne lâche rien), de fait, le refus de vivre en démocratie sauf si c'est « le peuple » qui décide. Question : les gilets jaunes représentent-ils le peuple à eux seuls (400.000 manifestants dans le meilleur des cas) ? Une thématique commune aux populismes de droite comme de gauche (d'où encore une fois les extrémistes à leurs côtés, pas forcément bien acceptés d'ailleurs...).
Un mouvement qui part dans toutes les directions a-t-il un sens ? Poser la question, c'est y répondre. Mouvement insensé (je parle bien du mouvement et pas des acteurs), on ne peut évidemment pas en prévoir le déroulement à venir, ni a fortiori l'issue. L'accompagner, c'est prendre le risque de plonger dans un gouffre en suivant un animal invertébré à qui manque la tête.
Plusieurs erreurs d'appréciation ont été faites sur lesquelles il nous faudra réfléchir à l'avenir.
Tout d'abord, nous n'avons pas vu venir la capacité de nuisance des réseaux sociaux, leur penchant mortifère au sens où ils tuent tout débat et donc toute vie. Leur rapidité, leur instantanéité, leur logique binaire (oui-non) qui les caractérisent ne laissent pas le temps à la discussion et à la construction d'alternatives. En faisant circuler des images (parfois retouchées, souvent trafiquées, sans parler des infox) à la vitesse de la lumière, ils prennent en otage des millions de personnes de bonne volonté. Les leaders (car il y en a quoiqu'ils disent) ont magnifiquement su utiliser ces propriétés à la fois binaires et... primaires. Il va nous falloir réfléchir sérieusement à l'utilisation et au contrôle de ces nouveaux médias. L'affirmation "équilibrée" selon laquelle on y trouve le pire comme le meilleur est-elle fondée ? Sont-ils vraiment neutres ? J'en doute. Et c'est la démocratie qui est en jeu.
Deuxième erreur, beaucoup ont confondu les situations individuelles parfois préoccupantes (femmes seules avec enfants, retraités à faible revenus, etc.) avec la logique propre au mouvement. C'est un peu confondre le social et le politique, le présent et l'avenir. Une somme de revendications individuelles ne structure pas la pensée d'un mouvement, il lui manque... une colonne vertébrale. Le mouvement a sa logique propre, qui n'est pas celle de tel ou tel groupe rencontré sur un rond-point aussi sympathique soit-il et il n'y a pas les gentils gilets jaunes des ronds-points (ou d'Aix-en-Provence) d'un côté, les vilains ultra jaunes sur les Champs-Élysées de l'autre, les deux cohabitent malgré ou grâce à l'hétérogénéité du mouvement, les uns soutenant les autres sans le dire tout en le pensant très fort.
D'autres ont cru voir sur les ronds-points une nouvelle solidarité (« lien tissé par la conscience du mépris dont ils sont l'objet », écrit Marc Durand). Je laisse Marcel Gauchet répondre : « Il ne faut pas en effet se leurrer : la sociabilité des ronds-points ne signifie pas que les " gilets jaunes " ont une réelle capacité à faire société. Il faudra plus qu'un tel mouvement pour reconstruire, et les acteurs eux-mêmes le savent, puisqu'ils ont refusé de se donner une forme politique, ou même de se choisir des porte-parole. Leur structure épouse celle des réseaux sociaux : désaxée, désintermédiée, sans hiérarchie…»
Dit autrement, boire un café sur un rond-point en criant « Macron démission » n'a jamais constitué une preuve tangible d'une quelconque solidarité. La classe ouvrière, à l'époque où cette expression avait encore un sens, construisait une solidarité sociale effective dans un combat commun pour une amélioration de sa condition, elle avait aussi des projets politiques (réformiste ou révolutionnaire, peu importe) qui ouvraient une perspective d'avenir, rien de tel dans ce mouvement qui a sombré dans le nihilisme. Entre la pesanteur et la grâce, c'est la première qui l'a emporté (pardon pour l'emprunt à Simone Weil qui a bien connu la classe ouvrière).
Cet aveuglement confondant situations individuelles socialement dégradées et mouvement politique ("Macron démission", c'est de la politique) protéiforme, mais dangereux pour la démocratie, a été renforcé chez certains chrétiens de la catégorie « ceux qui adulent » par une interprétation un peu rapide de la parabole dite du Bon Samaritain (qu'il faudrait relire jusqu'au bout, elle réserve des surprises) : la "charité chrétienne" consiste-elle à se précipiter sur le premier « pauvre » imaginé sans prendre le temps d'une réflexion sur sa situation réelle parmi d'autres, ni sur ce qui se joue au niveau de l'avenir du pays et de ses citoyens ou même simplement de la représentation démocratique. Pourquoi christianisme rime-t-il si souvent avec idéalisme, la question mériterait d'être au moins débattue.
Quand on commencera à faire le bilan de l'hiver 2018-2019 (et des suites éventuelles), il nous faudra faire l’inventaire complet de nos erreurs et de nos aveuglements sur ce mouvement dit des « gilets jaunes ». Peut-être en tirerons-nous quelques enseignements ?
Pierre Locher