Pour une Europe des réseaux au-delà des populismes et des mégalomanies

Publié le par Garrigues et Sentiers

Dans l'élan de renouveau qui les portait, les jeunes révolutionnaires français de 1792 affirmaient : « le bonheur est une idée neuve en Europe ». Le moins qu'on puisse dire, c'est qu’aujourd’hui, les débats européens ne sont pas des moments de grand bonheur ou de ferveur. Le grand philosophe allemand Peter Sloterdijk vient de publier un ouvrage très stimulant sur l’Europe (1) où il nous invite à quitter les rêves de grandeur impériale au profit de la prise de conscience de la patiente construction d’un réseau européen tissé par des dizaines de millions de fils et de nœuds plus stables que les paragraphes du traité de Maastricht : « On nous raconte sans arrêt des histoires de désaccords entre chefs d’État en Europe, alors que c’est un fait mineur. L’Union européenne comprend 27 membres : autant de caprices, autant de névroses, autant de ressentiments des plus petits contre les plus grands ! Mais en même temps, les interactions de ces 27 pays ont pour conséquence une armée de fonctionnaires et d’experts qui ont compris, eux, que l’Europe incarne un miracle politique dans l’histoire humaine. Rendons-nous compte : une entité regroupant 500 millions de personnes sans empereur ni projet impérial (…) Gardons-nous d’une vision surpolitisée du fait européen : l’Europe est le résultat de l’échec historique d’une dizaine de projets nationaux-impériaux. L’Europe concrète a vu le jour au moment de son écroulement, en 1945, alors que l’Europe en soi, utopique est un fantôme de l’historiographie ». Pour illustrer son propos, Sloterdijk évoque « des mariages mixtes qui produisent des centaines de milliers d’Europe en miniature », « les résidences secondaires d’Européens dans un autre pays », « l’Europe des festivals, des livres, des cuisines et des grandes lignes ferroviaires ». Quant au programme Erasmus, c’est une invention « des plus rentables et des plus sympathiques » de la construction européenne.

 

Pour Sloterdijk, « le monde est déchiré par le conflit des déprimés et des mégalomanes. Le populisme, c’est la fuite compulsive des déprimés vers une attitude de « force en colère ». Le mégalomanes se recrutent parmi ceux qui ne se sont pas suffisamment confrontés à leurs défaites et à leurs humiliations. (…) Le grand avantage de l’Europe, c’est son équilibre relatif par rapport à ces deux énergies noires. Nous, Européens, serons sauvés par notre médiocrité énergique » (2).

 

Le danger en effet, pour l’Europe, serait de vouloir rentrer dans un concours de mégalomanie avec les présidents Trump, Poutine, Xi Jinping ou Erdogan. Dans un ouvrage intitulé « Le rêve européen ou comment l’Europe se substitue à l’Amérique dans notre imaginaire » qui reste d’une grande actualité, l’essayiste américain Jeremy Rifkin écrit ceci : « L’Union européenne est la première expérience d’institution gouvernementale dans un monde qui renonce progressivement au niveau géographique pour accéder à la sphère planétaire. Elle ne régit pas des relations de propriété au sein de territoires, elle gère bien davantage une activité humaine incessante et constamment mouvante dans des réseaux mondiaux. Elle se caractérise par des négociations et un dialogue constant entre tous les acteurs des multiples réseaux qui composent sa sphère d’influence économique, sociale, politique en constante évolution. Le nouveau genre de responsable politique tient davantage du médiateur que du commandant militaire. La coordination se substitue à l’ordre dans le nouveau monde politique (…) Les dynasties d’autrefois étaient destinées à commémorer et ritualiser le passé, les États-nation modernes chargés d’organiser un avenir sans limite de durée ; les nouvelles institutions politiques, comme l’UE cherchent à faire face à un présent en perpétuelle mutation. Les grands méta-récits – de ceux qui motivaient la loyauté citoyenne à l’époque de l’État-nation – sont révolus dans l’ère nouvelle. Ils cèdent la place à un grand nombre d’histoires plus modestes, dont chacune reflète les perspectives et les objectifs des différents électorats. Trouver un terrain d’entente entre des acteurs disparates, nouer un dialogue durable et établir un consensus périodique susceptibles de les faire progresser sous les traits d’une communauté soudée sans sacrifier pour autant leurs identités individuelles – voilà le mandat et la mission de l’Union européenne » (3).

 

On ne peut que souhaiter que ces enjeux soient au cœur de la campagne pour les élections européennes qui s’annonce.

 

Bernard Ginisty

 

 

(1) Peter SLOTERDIJK, Réflexes primitifs. Considérations psycho-politiques sur les inquiétudes européennes, éditions Payot, 2019.

(2) Peter SLOTERDIJK, La médiocrité sauvera l’Europe. Entretien dans l’hebdomadaire Le Point du 14 mars 2019, p. 143-148.

(3) Jeremy RIFKIN, Le rêve européen ou comment l’Europe se substitue peu à peu à l’Amérique dans notre imaginaire, éditions Fayard, 2005, p. 288-294.

Publié dans Réflexions en chemin

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