Gilets Jaunes... qui sont-ils ?
Le mouvement des Gilets Jaunes est aussi original qu’inattendu. Certains l’adulent, d’autres sont réservés, d’autres enfin le trouvent insupportable. Et chacun a de bonnes raisons pour justifier son attitude. Il semble qu’au-delà du traitement médiatique, gouvernemental ou des discussions de comptoir, il pourrait être bon d’essayer de décrypter ce mouvement, de le comprendre (ce qui ne signifie pas toujours approuver !), de saisir ce qu’il signifie et ce qu’il peut changer dans notre société.
Quand on parle des Gilets Jaunes, on évoque immédiatement la violence. Violence des casseurs qui ont toujours accompagné les manifestations, surtout quand celles-ci ne savent pas organiser de service d’ordre (les syndicats savaient le faire, cela ne s’improvise pas), violence contre la police quand celle-ci organise des nasses qui coincent tout le monde (méthode bien rôdée depuis des années), violence des désespérés qui ne préméditent pas mais se laissent entraîner dans le feu de l’action. On ne peut mélanger ces types de violence sous peine de n’y rien comprendre et de se trouver incapables de la juguler, de même qu’il faut distinguer la violence contre les personnes et la casse, entre la casse d’une bijouterie et celle d’un symbole. Les raccourcis médiatiques sont dangereux. La guerre des mots, du vocabulaire, est une façon, soutenue par les médias, d’autoriser toutes les dérives (1).
On doit aussi évoquer la violence de la répression qui n’a jamais été aussi forte. Rappelons que nous vivons dans une société de violence, pas uniquement faite de coups physiques ou d’incendies, mais bien présente dans la vie des « petits » (expulsions, plans sociaux – quel euphémisme ! etc.), depuis les années 80 une grande violence s’est installée contre toute une partie de la population. Il faudrait plus d’un article pour analyser ces phénomènes, pour ne pas en rester aux slogans, aux condamnations des uns ou des autres. Si le pouvoir médiatico-politique en fait son fonds de commerce car cela le sert, ou lui fait peur d’autres fois, ce n’est pas une raison pour ne pas regarder plus loin ce qui est en train de se passer.
Ce qui saute aux yeux, c’est d’abord le grand mépris étalé par les « élites » qui explique la désespérance de ce « petit peuple ». Le pouvoir politique, évidemment, voudrait bien faire glisser sous le tapis tout ce qui gêne, mais de façon plus étonnante, l’ensemble des médias, des commentateurs légitimes (souvent auto-proclamés aussi) ne sont pas en reste. Auparavant les opposants étaient organisés, dans les partis, dans les syndicats. Cela rassurait. On se moquait de Georges Marchais et d’Henri Krasucki, ces derniers en jouaient, mais on ne pouvait pas les ignorer. Formés hors de nos Grandes Écoles, ils étaient compétents, avaient une ossature idéologique, et des troupes, donc ils faisaient partie du système. Cela rassurait les pouvoirs, on savait où on mettait les pieds. Mais qu’un mouvement surgisse ainsi depuis des inorganisés, les laissés pour compte, les invisibles, cela dérange, cela suscite la fureur de cette classe qui les ignorait et ne veut toujours pas les voir, ils sont illégitimes ! On voudrait les repousser d’un revers de main comme on renvoie un jeune adolescent à ses jeux et à ses délires. Mais cela ne fonctionne pas, alors tout est fait pour les déconsidérer et surtout ne pas parler de ce qu’ils mettent en cause.
Cela rappelle certaines réactions en mai 68 (mouvement bien différent au demeurant). On parlait avec Georges Séguy, patron de la CGT, mais il n’y avait pas de mots assez méprisants contre les trublions étudiants. Les radios avaient senti la situation, elles étaient plus libres aussi, mais souvenons-nous de la télévision d’alors, qui représentait le pouvoir en place ! Et la violence était autrement étalée, brutale ! Seulement ces gueux de Cohn-Bendit ou autres ont été suivis par des troupes, alors il a bien fallu composer et quand la CGT a flairé la bonne affaire la messe était dite, et les étudiants n’avaient plus qu’à rentrer dans le rang. Ils l’ont tellement bien fait qu’ils ont pour beaucoup pris les rênes du pouvoir par la suite !
Il est vrai que ces Gilets Jaunes sont déstructurés. 34 % pour le Rassemblement National, d’autres à l’extrême-gauche, un marais qui ne sait trop quoi penser et probablement électeur de Macron. Que peut-il sortir d’un tel magma ? Leurs demandes, au début, étaient « poujadistes », inconsistantes, elles ne méritaient pas qu’on en discute. Tout cela est vrai, mais comment se fait-il alors que des inorganisés, des « ignorants », des gens aux idées si contradictoires, puissent continuer à agir malgré les forces policières, malgré les condamnations, malgré toute la classe politique et médiatique liguée contre eux ? Le lien qui unit ces Gilets Jaunes semble plus fort que leurs grandes divergences. Ce lien semble tissé par la prise de conscience du mépris qu’ils subissent, d’être discriminés, d’être abandonnés, alors qu’ils sont des travailleurs comme tout le monde : ce ne sont pas les SDF, ni les Roms, ni les jeunes des cités qui manifestent, ce sont des travailleurs, des artisans, des ouvriers (2).
La France ne fait plus peuple. Après les trente glorieuses sont arrivées les années Reagan et Thatcher, Mitterrand n’y a pas résisté, encore moins Chirac et suivants. Nous le payons aujourd’hui. Ce ne sont pas seulement les inégalités qui ont grandi de manière indécente, le plus grave a été la destruction systématique de ce qui faisait un peuple : désertification, fin des services publics, précarité généralisée, chômage de masse, démolition des syndicats et de tout ce qui assurait une éducation populaire, étranglement des associations. Alors, même entre eux les délaissés n’avaient plus de solidarité, ne se connaissaient plus, n’avaient plus aucune idée politique, essayaient de s’en sortir individuellement. Ils avaient perdu leur âme. Quelques personnalités ont essayé d’amoindrir les souffrances, de corriger les injustices, par exemple Michel Rocard avec le RMI, Martine Aubry avec ses lois (tellement décriées par les tenants du pouvoir économique), mais le système était plus fort. Les dirigeants pouvaient se réjouir : plus de syndicats ni de parti communiste pour les gêner, les médias sont rachetés par les financiers, les lobbies font les lois et on détricote les lois protectrices sous prétexte de simplification, on a construit la France des vainqueurs, vae victis.
Une goutte d’eau, un grain de sable, fait tout capoter. Les vaincus se sont relevés. Dans le désordre, c’est un fait, mais pouvait-il en être autrement ? La société s’était organisée pour qu’ils ne puissent agir en ordre, de concert, ils avaient été éclatés. Il est remarquable qu’ils ont très vite découvert qu’on ne pouvait pas se contenter de slogans, que l’action commune était nécessaire, qu’il fallait réfléchir et apprendre. Les médias ne parlent que des violences de chaque samedi (oubliant d’ailleurs toutes les manifestations qui ne sont pas violentes), mais que disent-ils de ce qui se passe entre deux samedis ? Cela ne les intéresse pas, alors que c’est là que l’essentiel se construit. Ces travailleurs, hors de leurs heures de travail, se retrouvent, discutent, s’informent, travaillent ensemble (tous ? Non, malheureusement, on ne change pas, on ne comprend pas du jour au lendemain, mais ce sont ceux qui font ce travail qui gagnent leur légitimité) (3).
« Le niveau monte » disent certains, constatant qu’ils ont appris très vite, qu’ils ont énormément progressé dans la compréhension des réalités économiques et politiques. Ils ont appris à discuter, à échanger, y compris entre petits patrons et employés, entre électeurs de Marine Le Pen et les autres. Ils ont découvert qu’ils avaient des voisins, de quartier, d’entreprise, de village, et que c’est ensemble qu’ils pouvaient faire société. Ils ont découvert qu’il existait des intérêts contradictoires qui ne faisaient pas de leurs vis-à-vis des ennemis, mais des gens avec il fallait échanger, composer et « s’engueuler ». Cela, on ne pourra pas le leur enlever. Bien sûr ils sont épuisés et les pouvoirs vont reprendre la main. On a essayé de les pousser de côté, de les noyer dans un « grand débat » soigneusement installé sous les fourches gouvernementales dans lequel ils n’avaient rien à faire. Ce « grand débat », intéressant par certains côtés, était fait pour permettre aux politiques de poursuivre leur chemin, aux médias de nous abreuver de ce qui en sortira (leurs discours sont déjà prêts !) et surtout de continuer à ignorer cette fange des Gilets Jaunes.
N’oublions pas que la partie la moins visible de la population, celle qui n’a aucun pouvoir, a fortement évolué en découvrant ce que peut être la solidarité, ce que peut apporter le débat même pas « grand ». Elle a commencé à faire peuple, à découvrir cette réalité que personne n’est seul, Prométhée sûr de son fait, que le monde ne s’arrête pas à notre horizon personnel, qu’il y a plus grand que chacun et que cette relation aux autres est constitutive de nous-mêmes. Elle a retrouvé une âme. Il serait dangereux que ce peuple naissant ne puisse s’intégrer à la Nation. Alors nous pouvons être énervés, détester nombre de discours ou d’actions, nous opposer à nombre de revendications, ne pas être des suivistes bêlants, mais le mépris, la condamnation simpliste parce que « nous ne sommes pas du même monde », cela nous déconsidèrerait nous-mêmes. Quand le feu couve, on ne sait pas quand il explosera. Il est grand temps de revoir toute notre façon de faire société, non pour éliminer les élites, gagner contre elles, mais pour donner sa place à chacun. Une société n’est viable qu’à cette condition, ce sont ces « petits » qui nous l’ont rappelé. Si on ne veut pas les désespérer une fois encore, si on veut leur donner leur place, il faudrait commencer par les voir, même les regarder.
Marc Durand
(1) Une fois qu’on amalgame les casseurs aux terroristes, les manifestants à des ennemis de la République, qu’on proclame « être en guerre », on peut décider d’envoyer l’armée.
(2) « L’appel de Commercy » est en ce sens intéressant. Dans un langage souvent fort discutable tellement il est marqué par la colère, cet appel montre à quel point on n’est plus dans le poujadisme initial mais dans des revendications de fond, bien au-delà des questions d’argent ou d’impôts.
(3) À Aix des Gilets Jaunes occupent un local 7 jours sur 7, y travaillent, y débattent. Une fois par semaine ils organisent une assemblée générale pour s’entendre, s’écouter. Et ils invitent qui veut échanger avec eux. Cela sans dirigeant, des leaders se dégagent mais ne prennent pas le pouvoir, ne veulent pas représenter les autres. S’ils sont mieux écoutés, c’est que leur légitimité est tirée de leur travail, de leur engagement, de leur compréhension.