"I have a dream" : une Fête de la Fédération autour du Bien Commun
« Une globalisation qui a profité à quelques élites qui ont organisé la fuite de leurs responsabilités par la dérégulation et la croissance des inégalités » : cette phrase de Claire Nouviale que Bernard Ginisty cite dans sa chronique De la politique spectacle à a responsabilité citoyenne, je l’ai naturellement lue, comme l’ensemble de la chronique, avec le parti-pris du Bien Commun.
Le diagnostic est partagé par toutes celles et tous ceux qui ne situent pas la doxa néolibérale dans la modernité avec laquelle il est prétendu qu'elle se confond, Mais qui la renvoient au XIXe siècle et aux sociétés qu'elle a alors, et pour longtemps, configurées avec le dessein pré-totalitaire de les régir sans aucune borne ni aucun type de contre-pouvoir.
La dérégulation, qui concentre toutes les moyens et toutes les voies de sa reconquête entreprise depuis les années soixante-dix – pour effacer, ici, le New Deal et, autour de nous, « l'économie sociale de marché » (et ses variantes française et européenne d'économie mixte également postérieures au second conflit mondial) – porte aussi un autre nom : celui du renoncement, qui résume toutes les formes de rétraction de l'État et toutes les conséquences qui ont résulté du grand recul que celui-ci a opéré devant les féodalités d'aujourd'hui. Un recul aussi dévastateur pour les peuples que l’a été l’abandon jadis, entre le Xe et le XIIIe siècle, par le pouvoir royal de ses prérogatives et de sa fonction de protection au profit de la féodalité historique.
Interroger la déstructuration de notre société confronte à des revendications homogènes et cohérentes, et là réside sans doute le seul vrai démenti à la démoralisation, passive ou violente, qui semble tout recouvrir dans la sphère publique – hors les gagnants du modèle imposé par le ‘’tout-marché’’.
Àtout le moins, les rejets s’expriment avec autant de netteté que de discernement, et mettent en liens pertinents les facteurs conjugués de la fracturation sociétale : l’injustice du système fiscal, le creusement des inégalités, la dénaturation et la paupérisation des services publics et du secteur public (exemplaire à cet égard apparaît la sommation très majoritaire d’une renationalisation des autoroutes), la précarisation vouée à se faire générale et déjà substituée aux référents protecteurs du contrat social réécrit à la Libération, et, en toile de fond, le reniement par la République de la vocation dont elle s’était réclamée pour convaincre et s’imposer : être le régime des ‘’petits’’, et se poser en défenseuse de ceux-ci contre les ‘’gros’’.
Que l’impasse de la nation soit désormais comprise pour ce qu’elle est devenue, i.e. l’entrée dans un processus d’éclatement et de dislocation, rassure à tout prendre sur la lucidité du corps social. Faut-il rappeler que cette ‘’impasse de la nation’’ s’est démontrée sur des décennies face au chômage de masse, ou face aux relégations sociales et aux ghettoïsations – dont, pour ces dernières, on ne pouvait mieux avouer qu’on s’y résignait qu’en leur donnant, avec leur identification à des ‘’territoires perdus de la république’’, une sorte d’appellation reconnue et authentifiée – ; et qu’elle met à présent au jour qu’elle procède d’un péché originel : la perte volontaire par l’État de pratiquement tous les leviers qu’il avait pris mains avec les nationalisations de 1945 – rien moins que le crédit, les investisseurs institutionnels, l’énergie, les transports… – et qui, de la Reconstruction aux Trente glorieuses, lui ont permis de faire prévaloir et d’incarner l’intérêt général.
Les mots, comme toutes choses, sont mortels, mais il faut continuer à croire que les idées ne le sont pas quand elles sont généreuses. Ainsi « socialisme » ou « communisme », en tant que termes, ne parlent-ils à peu près plus à personne : qui pourrait en énoncer une définition contemporaine qui recouvre tous les sens à travers lesquels ils contredisent leurs acceptions, toutes les altérations de contenu et d’usage qu’ils ont successivement connues, toutes les approximations et les équivoques auxquelles ils se prêtent, et, pour le socialisme, toutes les nuances susceptibles de le distinguer de ses avatars en théorie moins révolutionnaires (lesquels, au reste, ont pris des intellections tout aussi vagues et hasardeuses, à commencer par la social-démocratie…) ? Et plus encore que du flou idéologique qui rend leurs fins indéchiffrables, plus encore que des échecs, des démissions ou des trahisons commis sous leur couverture, leur mort tient à la cause la plus banale : une fois ouvert leur sarcophage, ce que leur autopsie met d’abord en avant, est la quasi mort cérébrale dans laquelle ils ont vécu leurs dernières décennies. Un mot ne porte plus de symbole quand l’imagination et l’invention l’ont déserté, quand le vide s’y est fait autour de la pensée qui s’y trouvait initialement incluse.
Affirmer que les idées qui leur sont corrélées leur survivent – par exemple, en l’espèce celle de l’appropriation collective de grands moyens de production dont on peut soutenir qu’elle est, au niveau national, la condition d’une confrontation efficace avec la catastrophe écologique annoncée et, parallèlement, le moyen de refaire-nation sur un projet social commun – apparaît d’autant moins comme une illusion si l’on revient, en les considérant l’un après l’autre, sur les rejets formulés par le corps social (dont on n’a cité que les plus immédiatement signifiants).
De cette somme de dénonciations et de réfutations largement partagées se donne à appréhender une attente citoyenne non encore formalisée. Et qu’on se risque à restituer ainsi : celle qu’une voix, ou, mieux, plusieurs voix reprennent à leur compte le « I have a dream » pour motiver l’émergence d’une projet politique, d’un mouvement ou d’un parti qui appellerait à une nouvelle Fête de la Fédération ceux et celles qui aspirent à se réunir sur la notion de Bien Commun.
Une notion bien plus révolutionnaire qu’il n’y paraît, en ce que la refondation de la République qu’elle sous-tend commence nécessairement par une nouvelle abolition des privilèges. Et éminemment démocratique, en ce qu’elle implique que le corps des citoyen(ne)s qui s’y accorde délibère sur les constituants de justice, d’égalité et de solidarité qui composent ce Bien Commun.
Ce que ne parviendront jamais à faire ni le pouvoir absolu conféré à la Main invisible de marché, ni la religion de la concurrence et de la compétitivité avec leurs dogmes, ni la compulsion de l’évaluation avec son corolaire qu’est l’élimination systématisée des ‘’maillons faibles’’, l’idée du Bien Commun a tout a priori pour pouvoir y parvenir, en commençant par s’en forger la volonté : transformer une société d’agents économiques en une nation, dans l’acception républicaine que comporte celle-ci et avec le corpus de libertés, de droits et de dignité qui en est par principe inséparable.
Didier Levy