Que signifie pour nous, aujourd’hui, l’attente du Royaume que Dieu établira ?

Publié le par Garrigues et Sentiers

Merci à Marc Durand d’avoir abordé dans son article Le "hors du temps" liturgique une question délicate, mais essentielle à la fois comme homme et comme chrétien. J'ai particulièrement apprécié la réflexion sur le temps nouveau, le « hors temps » ouvert pour nous chrétiens par l'incarnation, la mort et la résurrection du Christ. La signification du temps est changée pour nous : « notre aujourd'hui a valeur d'éternité. C'est aujourd'hui que le Christ est né, qu'il est mort qu'il est ressuscité ». J'adhère entièrement à ces réflexions, et en remercie l’auteur, notamment en ces temps de l'avent. Car l'eschatologie est une question d’importance pour notre foi.

Et cependant une question me taraude depuis longtemps. Je retravaille les livres de J. P. Meier, Un certain juif, Jésus (1), qui me semblent être la référence aujourd'hui sur l'historicité des Évangiles : d'accord pour la dimension présente de l'eschatologie déjà réalisée ; elle est très présente dans les Évangiles et remonte à Jésus lui-même pour Meier (notamment Luc  11 ,20 ; 17,20). Par sa liberté vis-à-vis de la loi (« On vous a dit, moi je vous dis »), sa tendresse vis-à-vis des pauvres et des pécheurs, les  exorcismes et les miracles, dans la lignée d'Elie et d'Elisée, Jésus prêche que le royaume de Dieu (expression très peu utilisée dans l'environnement juif et vite abandonnée par la première communauté chrétienne) est déjà présent dans et par sa propre présence.

Mais Meier insiste sur une dimension plus fondamentale encore qui pour lui caractérise le Jésus de Nazareth : l'annonce imminente que Dieu établira son royaume.

« Dans le symbole central du royaume de Dieu, Jésus a bien vu l'expression de la venue définitive de Dieu dans un avenir proche pour mettre un terme au présent ordre des choses et pour établir sa souveraineté pleine et entière sur le monde en général et sur Israël en particulier. Jésus donnait à son message un ton d'urgence qui soulignait l'imminence de l'arrivée du royaume ; mais contrairement à de nombreux textes apocalyptiques et à l'instar de son maître Jean-Baptiste, Jésus n'a pas fixé de calendrier pour l'avènement du royaume. Le royaume eschatologique que proclamait Jésus et qui devait être l'objet d'une attente forte et d'une prière intense de la part de ses disciples (Matthieu 6,10) signifiait l'inversion de toute oppression et de toute souffrance injuste, l'octroi de la récompense promise aux fidèles israélites (les béatitudes) et la participation joyeuse des croyants et même de « gens des nations » au banquet céleste en compagnie des patriarches d'Israël (Matthieu 8,11–12) et la demande du pain dans le Notre Père. La participation au banquet en compagnie d'Abraham, Isaac et de Jacob implique le dépassement de la mort elle-même, dépassement qui touche Jésus en personne  (Mc 14,25) lorsqu'il prophétise que Dieu le sauvera de la mort et le fera siéger au banquet final. Le symbole de ce banquet se déploie dans diverses images de réconfort, qui évoquent le rassasiement des affamés, l'héritage de la terre, la vision de Dieu, le don de la miséricorde ainsi que d'autres métaphores dont le but est de suggérer, d'évoquer ce que les mots ont de la peine à exprimer : la plénitude du salut opéré par Dieu au-delà de ce monde présent. Tout ce que nous avons vu montre clairement que ce salut futur et transcendant était un élément essentiel de la proclamation du royaume par Jésus. (…) Toute reconstruction du Jésus historique qui n'accorde pas à ce futur eschatologique la vraie place qui lui revient est à écarter comme étant totalement déficiente » (tome 2, p. 308).

Autre passage de synthèse : « Jésus était perçu par d'autres et par lui-même comme un prophète eschatologique au sens large. Il proclamait la venue imminente de la souveraineté royale de Dieu et de son règne. Mais contrairement au Baptiste, Jésus proclamait célébrer le royaume de Dieu déjà présent dans son ministère. Ce royaume était présent dans la puissance de sa prédication et de son enseignement, dans la communauté de table offerte à tous, y compris au collecteur d'impôts et aux pêcheurs ; et pour ces auditeurs juifs il était étonnamment présent, palpable, efficace dans ses miracles. Ces miracles, en particulier ceux que l'on pensait être des miracles de résurrection, donnaient presque inévitablement à Jésus le rôle d'Elie ou d'Élisée. Un prophète itinérant et un thaumaturge, un prophète dans le territoire et surtout celui du nord d'Israël, un prophète qui parlait au lieu d’écrire (…) Jésus le prophète eschatologique jouait bien le rôle eschatologie d’Elie lorsqu'il proclamait la venue imminente de la souveraineté de Dieu et que par ses miracles, il rendait cette souveraineté effective dès maintenant. (…) Tout cela contraste fortement avec un portrait populaire du Jésus historique que l'on trouve dans la littérature actuelle, Jésus gentil qui prêchait la douceur et l'amour à la manière d'un Rabbi Hillel. » (Ibid., p. 762).

Ce n'est pas par souci d'érudition que je cite Meier, mais parce qu’il insiste sur cet aspect essentiel du message de Jésus. Et j'ai beaucoup d'estime pour son travail. La question que je pose – et me pose aussi pour moi-même – est celle-ci : Que signifie pour nous aujourd'hui cette dimension eschatologique à venir du Royaume de Dieu que Dieu établira ? Notre mentalité actuelle n'est pas du tout adaptée à cette dimension qui m'interroge profondément.

On comprendra que ce n'est pas du tout pour contredire l’auteur, mais pour nous inciter à approfondir cette notion d'eschatologie, si essentielle, je le pense, dans le message du Christ que j’ai écrit ces lignes.

Antoine Duprez

 

(1) John P. Meier, Un certain juif Jésus, Les données de l'histoire, éd. du Cerf, Paris, 2007, 3 vol.

Publié dans Réflexions en chemin

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M
Merci pour cet article. Meier dit infiniment mieux que moi l'eschatologie et son urgence que j'évoque à la fin. <br /> Je crois que l'eschatologie est fondamentale, cela a été le départ de ma réflexion qui m'a fait faire le détour par la notion de temps. Mais je pense que c'est après coup que les apôtres ont compris cela et ont ainsi reconstruit l'action et les paroles de Jésus. Lui-même était-il conscient de tout cela? Etait-il si sûr que Dieu le sauverait de la mort? Il semble qu'il l'a compris sur la croix, c'est-à dire à la toute fin. <br /> Ainsi, à mon avis, les évangiles nous donnent le "vrai" sens de la "geste" de Jésus, et c'est ce qui nous intéresse, mais il aura fallu toute une vie à Jésus lui-même pour y entrer, dans ce sens. <br /> Cela est uneconsolation pour nous ! et cela éclaire un peu qui était Jésus qui, vu sous cet angle, devient petit à petit le Fils de Dieu. Tout nous est donné d'un coup, hors du temps, mais cela s'est construit dans la temporalité qui, déjà, était l'union du passé qui fondait la vie de Jésus et de l'avenir dans lequel il se projetait. Mais dans la conscience de Jésus cette temporalité n'incluait probablement pas immédiatement l'origine qui est l'incarnation, ni la fin qui est la résurrection.
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L
‘’Imminence’’ est une mesure du temps par les créatures humaines, configurée au niveau de la connaissance de la création qu’ils ont reçue (avec vocation de l’étendre). Une mesure dont l'Esprit se sert nécessairement pour faire pénétrer en nous une intelligence de l'espérance, pour nous tourner vers l'espérance. Mais, comme toute mesure humaine, la temporalité est-elle susceptible de rendre compte des dimensions qui appartiennent à la transcendance et qui entrent dans son dessein ? La notion même de "dimension" a-t-elle même le moindre sens rapporté à D.ieu ? Rien dans cette remarque qui veuille infirmer l'idée d'une "venue définitive de Dieu dans un avenir proche" incluse dans l'annonciation messianique du Royaume : seulement l'hypothèse d'une contradiction à assumer - de l'une de celles par lesquelles la spiritualité judéo-chrétienne se voit tracer son cheminement. Une contradiction qui partant, se reconnaît mieux, somme toute, dans cet énoncé qui n’est pas si loin de s’y accorder : « Tout nous est donné d'un coup, hors du temps, mais cela s'est construit dans la temporalité qui, déjà, était l'union du passé qui fondait la vie de Jésus et de l'avenir dans lequel il se projetait. Mais dans la conscience de Jésus cette temporalité n'incluait probablement pas immédiatement l'origine qui est l'incarnation, ni la fin qui est la résurrection ».