Le "hors du temps" liturgique
L'Avent marque le début de l'année liturgique. Elle va se dérouler jusqu'à la Pentecôte, environ une demi-année, en nous invitant à revenir sur les événements à la base de notre foi : Incarnation, mort, Résurrection, envoi de l'Esprit. Puis ce sera le "temps après la Pentecôte" pendant lequel on méditera sur l'enseignement de Jésus, essentiellement à travers les paraboles. On a l'impression d'un éternel recommencement, d'un temps qui s'étire indéfiniment, alors que le Christ nous invite à le suivre quand il est hors du temps. Pour saisir ce que peut être ce "temps liturgique", ce rapport entre notre temps et le "hors du temps" du Christ, revenons sur ce que peut être le temps pour nous, humains ici-bas1, puis ce qu'il a été pour Jésus, et les conséquences pour nous.
Traditionnellement le temps est compris comme une suite de "maintenants". Le passé n'est plus, l'avenir n'est pas encore. Notre temporalité serait soumise à une théorie de l'évolution, le monde progresserait avec le temps de manière continue, ce qui n'est pas réalisé maintenant arriverait demain. Cette vision du monde est un endormissement qui enlève toute valeur à l'agir humain. Si de plus il n'y avait que l'instant présent, aucune connaissance, aucune pensée ne pourrait se développer. Il faut dilater l'instant au moins pour saisir son passé immédiat qui est encore dans la conscience et se projeter dans son avenir immédiat qui est dans l'intention présente. On peut comparer cela à un morceau de musique : la mélodie ne pourrait exister si chaque note était séparée définitivement de la précédente et ignorait la suivante (les physiciens reconnaîtront le principe de Huyghens pour la propagation des ondes !).
Mais cela nous semble encore insuffisant, il faut remonter plus loin dans notre passé et se projeter au loin dans notre avenir. À notre naissance, que nous n'avons choisie pas plus que nous n'avons choisi nos parents, notre entourage, nous avons été jetés dans le monde et nous avons bien dû "faire avec" et nous construire dans ce contexte imposé. Notre passé n'est jamais disparu, il est marqué par notre effort pour nous construire dans les déterminations qui nous ont été imposées, il appartient à notre être de maintenant. De même notre avenir doit être pris en compte, nos actions sont dirigées par les buts que nous leur assignons. La caractéristique de l'homme est de savoir qu'il doit mourir, signe de sa finitude. Cette mort, dont nous ignorons les modalités, est nôtre, à chacun. Le temps évolutif éternel n'a pas de sens. Toutes nos actions dans le "maintenant" nous projettent dans cet avenir que nous engageons, et c'est parce que notre mort nous attend en marquant leur finitude, qu'elle prennent du poids. Dans un temps s'écoulant indéfiniment, elles n'auraient plus d'importance, tout pourrait toujours revenir, recommencer, rien n'aurait donc d'importance quant à notre être profond. Enfin le présent nous engage totalement, dans ce que nous faisons, ce que nous vivons. Ainsi nous sommes dans une temporalité faite de la construction de nous-mêmes que nous avons effectuée dans le passé, de la projection de nous mêmes dans l'avenir et de notre enfouissement actuel dans le monde2. Notre temporalité est l'union de ces trois dimensions.
Jésus, lui aussi, a été jeté dans le monde et a dû "faire avec". Il lui a fallu la vie entière pour saisir petit à petit sa relation privilégiée avec le Père. L'Incarnation a modelé son être. Si cela n'avait été pour lui que du passé, sa vie n'aurait pas eu de sens. Son origine, et la nécessaire réflexion sur ce qu'elle disait de lui sont toujours présents dans sa vie. Par ailleurs il savait que sa mort était inéluctable, comme pour tout humain. Lui non plus ne savait pas ce qu'elle serait, mais cette limite de sa mort à venir, la sienne, pas la mort en général, donnait toute son importance à ses actes qui révélaient sa mission. Enfin, tout ce qu'on sait de sa vie témoigne d'une forte présence au monde, à chaque instant. De mieux en mieux conscient de sa mission, il a mis tout son être dans ses actes, dans sa relation aux autres. Il savait que la mort marque tout ce qui est sur terre tout en ayant l'intuition d'un dépassement possible ("Si le grain de blé ne meurt..."). Mais quand la mort s'est présentée, il a été pris d'angoisse. Il ne savait ce qui allait arriver, l'abandon du Père qu'il éprouvait manifesta le refus de passer par-dessus la condition humaine, de tricher avec l'avenir dans lequel Jésus se projetait tout au long de sa vie. A Gethsémani, il n'avait pas connaissance de la Résurrection. Ainsi, ramassée dans son présent, la temporalité de la vie du Christ est bien faite de tout son passé depuis sa naissance (mais cette naissance sera comprise comme fruit de l'Incarnation) et de tout l'avenir dans lequel il se projetait qui bute sur sa mort (mais mort débouchant sur la Résurrection). On ne peut pas le comprendre dans ses actes si on occulte ou sépare d'où il venait et où il allait.
L'instant de la mort du Christ est le point de basculement entre notre temporalité et le "hors du temps" qui unit dans un même "instant" (mais il n'y a plus d'instant) l'Incarnation et la Résurrection. L'Incarnation et la Résurrection ont changé la donne pour nous qui vivons depuis. Elles se trouvent hors du temps et elles ouvrent la finitude de nos vies. Incarnation et Résurrection sont présentes dans notre "maintenant". L'année liturgique distend ce temps afin de nous permettre de pénétrer dans ce mystère. Mais c'est maintenant que Dieu s'incarne, c'est maintenant que le Christ ressuscite. La liturgie, d'ailleurs, l'exprime par les antiennes qui commencent par "hodie", aujourd'hui. Si nous oublions l'eschatologie – la présence de la Résurrection gage de la reprise du monde par le Père –, si nous oublions l'Incarnation qui donne naissance à Jésus, nous nous trouvons hors de l'économie du Salut apporté par le Christ. C'est aujourd'hui que le Christ est né, qu'il est mort, qu'il est ressuscité. On peut aussi prolonger. Après le temps de la Résurrection (entre Pâques et l'Ascension, là encore un temps distendu pour nous aider à y entrer) vient la Pentecôte, l'effusion promise de l'Esprit : fin de l'aventure, le cœur de l'année liturgique a pris fin, les six mois suivants ne sont que le temps de la méditation, animée par l'Esprit, sur l'enseignement du Christ, ou encore notre temps pour suivre Jésus.
Pour nous, un changement fondamental s'est opéré par la venue du Christ : au-delà de la réalité de la finitude de notre être, qui donne tout son poids à notre action, Incarnation et Résurrection nous assurent que Dieu "reprend la main" pour nous offrir le salut annoncé, c'est-à-dire sa vie. Le temps de notre vie est unifié en ramassant dans le présent à la fois notre passé et notre avenir : le premier n'est plus seulement notre projection dans le monde et nos efforts pour l'assumer, mais l'acte d'amour du Père qui nous appelle dès le sein de notre mère ; le second, dans lequel nous nous projetons, est limité par notre propre mort, mais aussi ouverture sur la résurrection offerte par le Père. Tout notre présent sur terre, dans notre temporalité évoquée plus haut, prend une autre dimension "hors du temps" à travers le mystère de l'irruption de Dieu dans nos vies et le salut qu'il accorde au-delà de notre mort.
Enfin, dernière remarque, l'attente eschatologique est une attente urgente. Encore une fois, nous ne sommes pas dans un temps indéfini qui s'écoulerait éternellement. Les premiers chrétiens, croyaient à la fin des temps imminente, leur génération devait la voir. Au-delà de cette naïveté ils adhéraient à une vérité théologique : c'est maintenant que le Christ vient, il est hors de notre temporalité, nous sommes alors dans "son Jour", c'est tout de suite qu'il faut le suivre, mourir avec lui d'abord, et ressusciter avec lui. Pensons à la parabole des vierges sages, à l'apocalypse de Mathieu : c'est cette nuit qui vient que le salut nous est proposé, c'est aujourd'hui que le Père nous appelle.
Marc Durand
1 - Notre réflexion sur le temps de nos vies s'inspire principalement, mais pas uniquement, de la conception du temps de M. Heidegger dans Être et Temps.
2 - Notons que lorsqu'on considérait certains hommes comme des "sous-hommes", par exemple les esclaves, on les coupait de leur histoire et on leur barrait tout avenir. Assignés au présent de l'instant, ils perdaient la possibilité d'être humains. On peut en dire autant des dictatures qui détruisent l'histoire du peuple et lui imposent l'avenir sans qu'il puisse s'y projeter par lui-même. Le peuple est assigné au présent instantané, il est ainsi dénaturé.