Luc et l'incompréhension de Marie

Publié le par Garrigues et Sentiers

Luc est un écrivain. Il y a donc dans son Évangile une grande part d'imagination mais d'imagination constructive. Pour venir sur terre comme « Fils de Dieu » il fallait à Jésus une naissance à la mesure de ce niveau hors du commun, déjà signifiée dans Matthieu mais développée plus subtilement par Luc.

 

À la venue et à la salutation de l'ange, Marie est toute troublée et se demande ce que signifie cette vision. Marie se posera des questions au sujet de cet enfant à naître tout au long de l’Évangile de Luc, chaque fois où son rôle de mère interviendra. Elle est jeune, elle n'a que quinze ans mais elle sait comment se conçoit un enfant, mise au courant par ses parents, sans doute, qui ont donné leur accord pour la fiancer avec Joseph. Elle n'a pas eu le choix du fiancé comme elle n'aura pas le choix de ce futur mari auquel elle est destinée pour fonder une famille et avoir des enfants sans autre alternative pour elle. Aussi tout ce que lui dit l'ange de ce futur enfant lui passe par-dessus la tête. Les fiançailles à l'époque étaient un pré-mariage mais elle n'a pas encore eu de rapport avec Joseph et elle se demande comment cette conception se fera.

 

L'ange lui dit que « rien n'est impossible à Dieu », donc que Dieu peut intervenir dans notre patrimoine génétique et notre métabolisme. Et l'ange lui cite l'exemple de sa cousine en train d'enfanter dans sa vieillesse comme Sara la femme d'Abraham ; donc si Dieu veut faire naître un enfant, il ne se préoccupe ni des rapports sexuels, ni de l'âge de la femme qui doit enfanter. Marie comprend de moins en moins mais docilement répond à l'ange : « Qu'il m'advienne selon ta parole, je suis la servante du Seigneur ».

 

Luc ne répète pas ce que dit Matthieu (1,18) : « Elle se trouva enceinte par le fait de l'Esprit-Saint » mais écrit (1,25) : «  L'Esprit-Saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre ». Luc retient ce que dit Matthieu mais étant médecin adhérait-il pleinement à sa version ? Le fait est qu'il donne un rôle majeur à l'Esprit-Saint mais ce rôle allait-il jusqu'à un rapport sexuel ? Luc semble vouloir dire que cet enfant sera imprégné d'Esprit-Saint par l'intermédiaire de Marie sa mère mais sans obligatoirement qu'il y ait un acte physique entre elle et le Très-Haut. Nous pouvons le comprendre ainsi pour notre propre vie : étant chrétiens, nous vivons et nous agissons sous le regard de l'Esprit-Saint et si ce n'est pas le cas, à un moment de notre existence, le Très-Haut peut venir sur chacun d'entre nous nous proposer de nous prendre sous son ombre (d'adhérer à une vie spirituelle) et il faudra répondre « oui » comme Marie, sans toujours comprendre le but. Luc nous signifie ainsi que l'Esprit-Saint est à l'origine de toutes nos naissances. Luc ne parle pas de la réaction de Joseph comme dans Matthieu. Il dit seulement que Joseph va se faire recenser avec Marie sa fiancée enceinte. C'est tout, il n'ajoute pas « par l'action de l'Esprit-Saint ». Il semble rétablir une famille normale, un couple, un enfant à naître et un devoir civique accompli.

 

Mais poursuivons l'attitude des parents de Jésus. Il y a eu cette première incompréhension de Marie à l'annonce de l'ange. Deuxième incompréhension : lors de la présentation de Jésus au Temple, ils sont tout étonnés de la prophétie de Siméon au sujet de Jésus : Luc 2, 32 « lumière pour éclairer les nations et gloire de ton peuple Israël ». De même lors du pèlerinage à Jérusalem pour la fête de la Pâque alors que ses parents le cherchaient puis l'ayant trouvé il répond à leur inquiétude :Luc 2, 49 « Ne saviez-vous pas que je dois être dans la maison de mon Père ? ». Il est certain qu'avec une naissance purement virginale Marie devrait le savoir. Mais ni elle, ni Joseph ne comprennent ce que leur enfant vient de leur dire. Seule Marie garde tout cela dans son cœur car peut-être lui revient comme un flash ce lointain souvenir de la vision d'un ange qui lui a dit que Jésus serait le Fils du Très-Haut. Luc, dés l'incarnation de Jésus, semble vouloir faire un retour dans les Écritures avec le Magnificat qui présente de nombreuses similitudes avec le cantique d'Anne.

 

Pour la majorité des gens de l'époque, Jésus est « le fils du charpentier ». C'est prononcé ou plutôt lancé avec beaucoup de mépris. Là aussi l'Esprit-Saint n'a pas choisi une famille de gens lettrés, de scribes ou de grands-prêtres pour faire naître le fils de Dieu mais une famille du peuple palestinien sans fortune que Joseph, le père, fait vivre du travail de ses mains. Les gens ne peuvent pas comprendre d'où lui viennent ses paroles pleines de sagesse et d'intelligence. Et il semble que Marie se rallie à leur opinion. Elle non plus ne comprend pas. Ce n'est pas dans l'ordre des choses. D'ailleurs Marie semblera donner raison à ses autres enfants qui n'ont pas les capacités de Jésus : Luc 8, 19 « Sa mère et ses frères vinrent le trouver » (pour lui parler dit Matthieu) certainement afin de le raisonner car les gens, ne le comprenant pas, étaient contre lui.

 

On dirait que Marie s'est enfoncée davantage dans son incompréhension à l'égard de son fils. Il a maintenant plus de trente ans, la vision et les paroles de l'ange sont très loin enfouies quelque part dans un coin de son inconscient. Aussi cette fois-ci on ne dit pas que Marie garde la réaction de son fils dans son cœur : Luc 8, 21 « Ma mère et mes frères ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique ». Ainsi réduite à un silence culpabilisant avec la tournure prise par les paroles de Jésus, ne commence-t-elle pas à faire un cheminement dans sa direction ?

 

Chez Luc, Marie se retrouvera parmi les autres femmes à assister de loin au crucifiement de son fils puis à apporter les aromates avec ces autres femmes pour l'ensevelissement. Elle verra elle aussi la pierre roulée et le tombeau vide et ces deux hommes en habit blanc éblouissant, deux anges ? Celui qui annonçait la naissance de son fils et celui qui annonce maintenant sa résurrection ?

A partir de ce moment là, Marie commence à comprendre. Avec les autres femmes elle rejoindra les apôtres d'une part pour leur dire ce qu'elles ont toutes vu. Ils crurent à du radotage mais ils ont cependant tenu compte du récit rapporté car ils vont le répéter aux pèlerins d'Emmaüs. D'autre part, Marie faisant fi de l'opinion publique et de celle des autres frères et sœurs de Jésus, rejoindra les apôtres dans les Actes pour témoigner avec eux de la vie du ressuscité et de son enseignement.

 

Dés le début de son Évangile, lors de la conception de Jésus, Luc semble faire allusion aux Écritures. Ce retour au premier testament va se retrouver à la Résurrection avec les pèlerins d'Emmaüs. Luc 24, 27 : « Et commençant par Moïse et parcourant tous les prophètes il leur interpréta dans les Écritures tout ce qui le concernait » Déjà dans sa parabole de Lazare et du mauvais riche, il fait dire à Abraham (16, 29 ! : « Ils ont Moïse et les prophètes ; qu'ils les écoutent ». Il reprendra cette phrase clé avec les apôtres : (24, 45) « Alors il leur ouvrit l'esprit à l'intelligence des Écritures ». C'est la réponse qu'il donne et qu'il va se donner à ce mystère de l'incarnation comme à celui de la Résurrection.

 

Quand Luc fait dire aux pèlerins d'Emmaüs : (24, 32) « Notre cœur n'était-il pas tout brûlant au-dedans de nous quand il nous expliquait les Écritures ? », c'est le cœur de Luc qui est tout brûlant de ce mystère, de cet amour qu'il traduit ici. Le Christ cheminant avec les pèlerins d'Emmaüs chemine avec Luc et chemine avec nous et cette réalité le ramène et nous ramène nous aussi à notre vie de chaque jour. Les pèlerins d'Emmaüs font l'expérience de la reconnaissance et de l'Amour de Dieu en Jésus dès l'enseignement de celui-ci en cours de route. C'est ce qu'ils retrouvent au partage du pain, un geste familier, habituel auquel Luc lui-même a dû participer et qui nous renvoie à cette terre.

 

Il y a un passage dans l’Évangile de Luc qui me fait dire que c'est un rajout car il sonne faux et s'il s'agit de l'imagination de Luc, là il fait un faux pas. Mais à mon avis il n'a pas été écrit par Luc. C'est dans le chapitre 24 du verset 37 au verset 43.

 

Les pèlerins d'Emmaüs après avoir reconnu Jésus retournent à Jérusalem et racontent aux onze leur rencontre avec Jésus. Les onze approuvent en leur disant (24, 34) « C'est bien vrai, le Seigneur est ressuscité et il est apparu à Simon ». Alors pourquoi quand Jésus apparaît brusquement au milieu d'eux (24, 36), sont-ils « saisis de frayeur et de crainte », alors qu'ils devraient être saisis de joie, heureux et rassurés, confortés par le récit des pèlerins d'Emmaüs ? Jésus se tint au milieu d'eux et leur dit (24, 36) « Paix à vous ». Et on reprend au verset 44 : « Puis il leur dit ... » Ce verset fait donc immédiatement suite au verset 36. Et le verset 45 adressé aux apôtres : « Alors il leur ouvrit l'esprit à l'intelligence des Écritures » est le pendant et la suite logique de son action auprès des pèlerins d'Emmaüs : (24, 25) « Ô cœurs sans intelligence, lents à croire tout ce qu'ont annoncé les prophètes...Et il leur interpréta dans les Écritures tout ce qui le concernait ».

 

Dans ce rajout où le Christ fait toucher ses plaies, où il mange un poisson, a-t-on voulu mettre une suite matérielle à son partage du pain chez les pèlerins d'Emmaüs pour nous dire qu'Il disparaît pour nous renvoyer tous, les pèlerins, les apôtres et nous à cette terre ? Peut-être mais c'est très maladroit et fausse la véritable Résurrection.

 

Après ce texte admirable des pèlerins d'Emmaüs qui est un midrash du chapitre 3 de la Genèse sur la Création, ce passage apparaît comme un vulgaire tour de magie. Dans un premier temps Jésus n'est pas reconnu dans l’Évangile de Luc comme dans celui de Jean. Cela veut dire qu'il ne faut pas s'attacher à son physique, aux traits de son visage, à son corps. C'est le « Ne me touche pas » de l’Évangéliste Jean. Pour le reconnaître il faut retrouver ses gestes, ses paroles, ce qu'il vivait, ce qu'il répandait, son enseignement, son message. Luc met bien l'accent de cette reconnaissance sur ce qu'il était dit du futur Messie dans le premier testament et qui se retrouve dans la vie et la personne de Jésus.

 

Seul des quatre Évangélistes, à propos de l'Eucharistie, Luc prononce cette fameuse parole (22, 19) « Ceci est mon corps donné pour vous ; faites cela en mémoire de moi ». Avec la reconnaissance de Jésus par les pèlerins d'Emmaüs au moment du partage du pain, Luc vient nous signifier que le Christ a l'intention de laisser pour notre terre un mémorial de son passage mais que ce mémorial doit passer par son enseignement, par Sa Parole vivante sinon il n'aura pas de sens.

 

L'Ascension chez Luc est un simple rappel de la disparition du Christ au moment du partage du pain avec les pèlerins d'Emmaüs. Mais cette disparition, Luc tient à la faire partager à tous les apôtres présents comme ils ont partagé avec ces mêmes pèlerins la leçon des Écritures.

 

Le Christ disparaît mais Marie, les apôtres, les saints et les disciples à venir sur cette terre prendront le relais. Ainsi celui qui nous a laissé la mémoire de sa vie restera présent jusqu'à la fin des temps.

Luc cependant nous dit, avec ces textes, que c'est dans cette vie-là que nous pouvons seulement rencontrer le Christ et cette rencontre passe par notre sensibilité à Sa personne d'après ce que nous disent les textes du premier et du deuxième testament dont la plupart sont révélateurs de la présence de l'Esprit-Saint. C'est donc à nous d'ouvrir notre esprit et de rechercher cet enseignement : alors nous pourrons vivre de l'Esprit et de l'Amour du Christ.

Christiane Guès

Publié dans Réflexions en chemin

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