Sommes-nous entrés dans l’âge de la « fatigue de la démocratie » ?
« Nous sommes aujourd’hui les témoins d’une frénésie universelle de peur et d’aversion, car la révolution démocratique s’est diffusée jusqu’aux endroits les plus reculés de la planète. Cette rage égalitaire se combine à une poursuite générale de la prospérité – une quête administrée par l’économie consumériste globale, qui en a fait son mandat – pour aviver au maximum les tensions et contradictions affligeant au plus intime les existences individuelles. Du coup, ces tensions et contradictions se voient comme précipitées dans la sphère publique ; (…) La modernité est aujourd’hui partout vécue comme expérience du chaos, ce qui ne peut qu’intensifier cette passion triste qu’est le ressentiment. (…) Le ressentiment qui était une maladie européenne ou américaine, s’est transformée en une épidémie globale » 1.
Ce sombre diagnostic de la situation mondiale est porté par le journaliste et écrivain indien Pankaj Mishra dans un ouvrage collectif portant le titre L’âge de la régression. Pourquoi nous vivons un tournant historique. Ce livre regroupe les analyses de quinze intellectuels de renommée internationale et vient de paraître simultanément en treize langues. L’éditeur allemand, coordonateur de l’ouvrage précise son projet : il s’agit de faire face à plusieurs événements survenus depuis l’automne 2015 dont, entre autres, l’évolution du conflit syrien, le vote en faveur du Brexit, l’attentat de Nice, les succès électoraux en Europe des partis nationalistes, la répression politique en Turquie, le nationalisme agressif de Vladimir Poutine, l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche. Tout ceci conduit à s’interroger sur ce que l’un des auteurs appelle « une fatigue de la démocratie » : « La grande question que pose notre époque consiste à savoir si nous assistons, oui ou non, à un rejet à l’échelle mondiale de la démocratie libérale et à son remplacement par une forme ou une autre d’autoritarisme politique » 2.
Le journaliste britannique Paul Mason compare la situation de l’Occident à celle qui se produisit en Russie au cours de la Perestroïka. « À la fin des années 1980, sous Gorbatchev, de nombreux Russes firent l’expérience d’une « dépression » brutale, lorsqu’ils réalisèrent que l’effondrement était imminent. Pourtant, jusqu’à ce qu’il survienne, la plupart d’entre eux se comportaient, parlaient et même pensaient comme si le système soviétique allait durer à jamais ; (…) Depuis la victoire de Trump, un effondrement similaire est envisageable en Occident, et il est envisageable que la globalisation, les valeurs sociales libérales, les droits de l’homme et l’Etat de droit connaissent un sort semblable » 3.
Face à cette situation, Bruno Latour, professeur à Sciences Po Paris, voit dans l’Europe une chance d’apprendre à habiter autrement le monde qu’au gré du va-et-vient entre les opérations des multinationales et des marchés financiers, et les pulsions fondamentalistes et nationalistes. Pour lui, un des événements historiques le plus important c’est l’accord à la fin de la conférence sur le climat, la COP 21, le 12 décembre 2015 à Paris : « L’important, c’est que ce jour-là, tous les pays signataires, au milieu des applaudissements, ont compris qu'il n’existait pas de planète compatible avec leurs espoirs de développement et leurs plans de modernisations respectifs » 4. Pour Bruno Latour, c’est à l’Europe d’inventer un art de vivre : « Peter Sloterdijk a dit un jour que l’Europe était le club des nations qui avaient renoncé définitivement à l’empire. Laissons les Brexiteurs, les électeurs de Trump, les Turcs, les Chinois, les Russes s’adonner aux rêves de domination impériale. Nous savons que s’ils souhaitent encore régner sur un territoire au sens de la cartographie, ils n’ont pas plus de chance que nous de dominer cette Terre qui nous domine aujourd’hui au même titre qu’eux. Le défi à relever est donc taillé pour l’Europe (…) L’Histoire appartient à ceux qui seront capables d’atterrir les premiers sur une terre habitable – à moins que les autres, les rêveurs de la Realpolitik à l’ancienne, l’aient fait disparaître pour de bon » 5.
Bernard Ginisty
1.- Pankaj MISHRA, La politique à l’heure du ressentiment. Le sombre héritage des Lumières, in l’ouvrage collectif : L’âge de la régression, éditions Premier Parallèle, 2017, p. 163-164. Ce livre publié sous la direction de Heinrich GEILSELBERGER réunit les contributions de Arjun APPADURAI, Zygmunt BAUMAN, Nancy FRASER, Eva ILLOUZ, Ivan KRASTEV, Bruno LATOUR, Paul MASON, Pankaj MISHRA, Robert MISIK, Oliver NACHTWEY, Donatella della PORTA, César RENDUELES, Wolfgang STREECK, David VAN REYBROUCKJe t Slavoj ZIZEK.
2.- Arjun APPADURAI, Une fatigue de la démocratie, ibid., p. 17.
3.- Paul MASON, Surmonter la peur de la liberté, ibid. p. 149.
4.- Bruno LATOUR, L’Europe refuge, ibid. p. 117.
5.- Bruno LATOUR, ibid., pages 125-126. Évoquant l’élection de Donald Trump - soutenu par plus de 80% des chrétiens évangéliques blancs et la majorité des catholiques (cf. « Trump triomphe chez les évangéliques blancs et remporte le vote catholique », site du journal La Croix, 9 novembre 2016 <www.la-croix.com>,) Kamel DAOUD, écrivain algérien d’expression française, déclarait récemment ceci : « Nous nous sommes fait une construction de l’Occident comme incarnant l’empire, la raison, la culture… Et voilà que l’Occident qui proclame avoir inventé la rationalité cède au petit diable, à la facilité du populisme, à des illusions, à de la magie ! Face aux agissements de Trump, nous avons l’impression de voir Kadhafi réincarné de l’autre côté de l’Atlantique. Il y a là un retournement de sort incroyable. C’est pour cela que croireque les démocraties chez vous sont stables et définitives, c’est vraiment vous bercer d’illusions ». Propos recueillis par Marie Lemonnier in L’Obs, n° 2728 du 16-22 février 2017 sous le titre : Il faut arracher aux islamistes le monopole de Dieu.