Y a-t-il une vie après « Des hommes et des dieux » ?
L'Esprit souffle où il veut. Et pourquoi pas à travers un film ? Sorti depuis trois mois, Des hommes et des dieux, de Xavier Beauvois, qui relate les derniers moments des moines de Tibéhirine, poursuit sa course à travers le monde. Plus de 3 millions de spectateurs l'ont vu en France, 50 pays étrangers l'ont acheté. Le film vient de recevoir une première récompense américaine, le prix de la critique new-yorkaise.
« C'est plus profond que le simple succès. Xavier Beauvois a fait de nous des témoins et des passeurs », dit l'un des acteurs. Toute l'équipe du film a le sentiment d'avoir vécu une aventure qui marque la vie, et qui se prolonge dans les rencontres avec le public, diffusant un esprit de fraternité et de paix dont le cinéma n'est pas coutumier.
« Si le tournage était exceptionnel par son intensité et son harmonie, les contacts avec le public ne le sont pas moins », dit Lambert Wilson. Comme il est le plus célèbre des acteurs du film, il est le plus habitué aux hommages populaires. « Mais là, il y a une tonalité nouvelle pour moi. Ce ne sont pas des compliments, mais des remerciements. Après des semaines, la ferveur et l'émotion restent intactes : c'est comme une action de grâce. Je n'ai jamais connu un effet pareil. L'autre nouveauté, pour moi, tient à l'aspect multi générationnel : les ados ou les personnes âgées s'y retrouvent, en parlent avec le même élan de sincérité. »
Tout en poursuivant ses activités, la tournée de La Fausse Suivante, qu'il a mise en scène, le tournage au Mexique du Marsupilami d'Alain Chabat, d'une tout autre fantaisie, l'acteur a fait une petite synthèse : « Il y a une curiosité pour l'événement : on est frappé par le destin de ces hommes. À un niveau plus profond, il y a la dimension de spiritualité, de pureté, d'altruisme. Mais je crois aussi que le film touche beaucoup par son rapport au temps, si éloigné de la frénésie moderne. On voit des hommes dans un temps juste, un temps très humain. »
Michael Lonsdale, inoubliable frère médecin, fait la même observation : « Ce qui nous change, c'est de sortir de la précipitation générale. Tout à coup, on a un lieu de repos, de prière, d'entente avec une autre civilisation. C'est une espèce d'oasis dans le monde du cinéma. Espérons que cela incitera les producteurs à en créer d'autres… »
Farid Larbi, qui joue le chef du GIA, file la métaphore : « Ce film nous rafraîchit, dit-il. Le mot pourrait paraître étrange pour évoquer ce qui fut tout de même une tragédie sanglante. » Mais Farid Larbi poursuit : « Il y a des films qui font rêver, d'autres qui vous réveillent. Celui-ci réveille en douceur. Ce n'est pas violent, pas choquant. Même dans l'affrontement, on peut se comprendre et s'estimer. Mon face-à-face avec Lambert Wilson la nuit de Noël reste pour moi une scène clé. Ces deux hommes qui se défient ont quelque chose en commun, la foi, le respect de l'autre. »
Le film fait entrer dans une durée intérieure propice aux relations vraies avec soi-même et avec les autres. « Je crois que c'est un film nécessaire, à notre époque de violence et d'absurde, dit Philippe Laudenbach, qui joue le frère Célestin. Tous les comédiens sont sensibles au silence inhabituel qui s'instaure à la fin des projections, que ce soit dans une salle de lycéens ou au ministère de la Culture. Michael Lonsdale trouve ce moment si précieux qu'il préfère intervenir avant la séance, et se taire ensuite avec les spectateurs. »
Xavier Maly, interprète du frère Michel, continue à cultiver ce silence : « Le film m'a appris à descendre en moi-même, vers le repos et la concentration. Depuis, tous les jours, je fais un temps mort, comme les enfants. Je n'ai pas changé brusquement, j'ai réalisé l'importance du retrait, de la méditation, alors que l'existence nous brusque sans cesse. Ça reste une énergie de fond pour ne pas être seulement dans le faire. »
Pour lui comme pour Farid Larbi, Des hommes et des dieux a été une chance professionnelle, consolidant leur carrière, mais surtout une expérience humaine rare. Xavier Maly a connu le succès à 25 ans avec Trois Hommes et un couffin, Farid Larbi a été remarqué dans Un prophète, mais, avec Xavier Beauvois, ils ont trouvé une adéquation heureuse entre leur métier et leurs convictions personnelles. Tous les deux ont des liens forts avec l'Algérie, Larbi par ses origines, Maly par ses amitiés, et pour eux, Des hommes et des dieux fait bouger les lignes en dépassant les complications, les peurs, les crispations politiques. « Beauvois a évité beaucoup de détails, pour atteindre des choses très simples, universelles par leur simplicité même », dit Farid Larbi.
Homme de théâtre, compagnon de Laurent Terzieff depuis les années 1960, Philippe Laudenbach a le même sentiment d'une cohésion absolue entre le cinéma et la vie. « Nous n'avons pas travaillé, nous avons vécu, dit-il. L'intégrité artistique de Xavier Beauvois a obtenu ce premier miracle de nous rendre crédibles. Pendant deux mois, nous avons formé une communauté avec le souci constant d'être et non pas de jouer, en restant le plus proche possible des moines de Tibéhirine. Nous n'étions ni dans la fiction ni dans le documentaire. Mais dans une relation qui fait progresser, humainement. Cela ne m'a pas changé, c'est plutôt comme une piqûre de rappel à l'essentiel très douce. »
Si l'aventure reste pour eux étonnamment vivante, c'est aussi à cause des liens qui se sont tissés avec les cisterciens. « J'ai aimé rencontrer les moines, dit Lambert Wilson. Ils m'ont clarifié, parce que ce sont des hommes centrés. Depuis, nous correspondons par mails, et cela compte beaucoup pour moi. » Michael Lonsdale, lui, s'est fait un ami de frère Luc : « Il reste pour moi un exemple. Un modèle de vie, de don de soi. »
Joint sur son téléphone portable, Loïc Pichon, qui interprète le frère Jean-Pierre, se trouvait récemment au monastère Notre-Dame de l'Atlas, au Maroc : il était venu rendre visite au véritable frère Jean-Pierre, dernier survivant des moines de Tibéhirine, après le Festival de Marrakech. « Nous avions correspondu, et je souhaitais beaucoup le rencontrer, dit le comédien. Nous avons parlé de cet engagement au service de la population qui est ce qui m'a le plus marqué. Au Maroc, ils poursuivent ce rapport amical avec les gens, ce service plein d'humanité. »
Loïc Pichon n'avait jamais séjourné dans un monastère avant le film. De retour en France, il partira en tournée avec La Peste, de Camus. Ce n'est pas sans résonances. « Cet humanisme me travaille… », constate-t-il. De son côté, Jacques Herlin, interprète de frère Amédée, a retrouvé la scène et joue actuellement Des souris et des hommes au Petit théâtre Saint Martin, à Paris.
« Ce qui est réjouissant, c'est que ça nous dépasse, dit Caroline Champetier. Le sujet nous a dépassés pour nous imposer une cohésion et une harmonie rares, le succès nous dépasse aussi.» Directrice de la photo, et seule femme de l'équipe, c'est elle qui signe cette image limpide, faite d'attention pure. «Il arrive qu'un film nous porte à un autre niveau de connaissance et de pratique. Des hommes et des dieux est de ceux-là. »
Ce qu'il change profondément dans les cœurs est le secret de chacun. Mais pour Michael Lonsdale, « ce film est un trésor, parce qu'il n'y a pas de générosité vaine. Chaque fois qu'on donne vraiment, un compte est ouvert dans le Ciel. »
Marie-Noëlle Tranchant
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lefigaro.fr
Crédits photo : Marie-JulieMaille/WhyNotProductions