Une autre vie est possible
Livre de Jean-Claude Guillebaud
Éditions L’Iconoclaste, août 2012, 214 pages
Ce petit livre nous concerne tous ! C’est un message étonnant, par la lucidité du regard porté sur notre monde et aussi par le courage de son engagement impératif dans l’action, quotidienne et à long terme. Face à la désespérance actuelle qui gagne sourdement nos sociétés, Jean-Claude Guillebaud s’adresse à ses lecteurs pour les mettre en garde et laisser exploser sa conviction intime : oui, une autre vie est possible !
Cette affirmation péremptoire n’exprime pas seulement le point de vue d’un journaliste reconnu ; elle s’appuie sur une argumentation dense et rigoureuse, alimentée à deux sources complémentaires : sa vaste érudition relative aux évolutions historiques (récentes et anciennes) de nos sociétés et son activité propre dans les régions les plus bouleversées (au titre de grand reporter pour le journal Le Monde).
L’analyse qui suit ne reflétera pas le ton personnel que l’auteur utilise avec ses lecteurs, au fil d’une conversation, dense et suivie. Ici, je me limiterai à retenir les idées principales qui le guident et le soutiennent dans sa démarche intrépide.
Un premier constat s’impose aux yeux de Guillebaud : la désespérance actuelle, encouragée par les médias (en Europe, et en France particulièrement), conduit les citoyens à se réfugier dans une culture de l’inespoir teintée de raillerie. Pour autant, l’auteur ne conteste pas les causes réelles de cet état de fait ; elles peuvent provenir de plusieurs catégories d’événements, dans un passé récent comme dans le présent.
- Ainsi, il évoque : la Grande Guerre de 1914-1918, l’hitlérisme, la Shoah, Hiroshima, les guerres coloniales, l’effondrement du communisme, puis de l’utopie 68. « Nous avions de quoi manger, mais nous n’avions plus rien à croire » (p. 52).
- Aujourd’hui, nos sociétés évoluent à grande échelle pour devenir de plus en plus complexes et mouvantes. L’auteur dénombre ainsi cinq métamorphoses en cours de réalisation, lesquelles interagissent les unes sur les autres, liant les différents domaines :
o Une mutation géopolitique : désormais, le monde décentré échappe à la domination exclusive de l’Occident, au profit de la multiplication de rencontres variées entre des traditions culturelles fort différentes.
o Une mutation économique : l’affrontement des exigences du marché (le profit) avec les règles de la démocratie.
o Une mutation biologique : l’homme dispose du pouvoir d’agir sur les mécanismes de la vie, pouvoir riche de promesses et de risques.
o La révolution numérique, ou informatique qui nous précipite dans un nouveau continent, immatériel et virtuel, jungle qui mêle le meilleur au pire.
o Une révolutiond’ordre écologique qui fait émerger une nouvelle prise de conscience et place notre responsabilité (cf. Hans Jonas), face au devenir de la terre dont les ressources diminuent constamment, en raison du réchauffement de la planète.
Face à ce constat, l’Europe serait-elle capable de répondre aux questions soulevées aussi complexes et aussi nombreuses ?… Hélas ! L’Europe actuelle s’avère trop divisée sous l’effet de courants économiques variés. « Si les armes sont bien remisées en Europe, la guerre économique y fait rage » (p. 151).
La réponse adaptée devrait être recherchée dans une refondation de l’Europe, établie sur d’autres bases que l’économie (antérieurement privilégiée). Mais aussitôt surgit l’objection : un projet aussi ambitieux serait-il crédible ? Ici encore, Guillebaud prend carrément le contre pied, en l’argumentant de façon convaincante : « L’espérance est d’abord un exercice de lucidité, un pari de désenvoûtement (…) À notre insu, le cerveau engrange et stocke d’abord ce qui conforte ses préjugés » (p. 189), d’où il déduit que : notre pessimisme ne correspond pas à la réalité et c’est le ressenti qui l’emporte et risque de faire advenir ce qu’il redoute… Ainsi, ce ressenti ambiant est contredit par les nombreux exemples significatifs, évoqués parl’Auteur :
- le niveau de violence n’a cessé de diminuer dans nos sociétés, comme l’attestent les statistiques ;
- « le champ de la démocratie s’est beaucoup élargi par rapport aux années 1970, en Amérique Latine, au Proche-Orient et même en Afrique » (p. 196).
- L’évolution des sciences humaines dévoile l’existence de concepts insolites : gratuité, empathie, résilience, bénévolat, etc. Ces concepts débordent de la sphère intellectuelle pour impulser de nombreuses et diverses initiatives privées dans le domaine associatif en forte expansion.
- Cependant, pour entrer dans une perspective nouvelle il faudrait parvenir à se dégager de l’envoûtement actuel soumis au « lâcher prise » (désir de bien se protéger pour arriver à fuir le danger...) ; une tendance qui nous a conduit aux dérives actuelles de l’individualisme et de la passivité. « Le pessimisme se condamne à être spectateur » (cf. Goethe p. 17). Mais, à l’opposé, il faudrait retrouver le goût de l’avenir, car c’est en transformant le monde qu’on le sauvera.
Il conviendrait alors de revenir au rêve européen pour en faire une réalité effective, capable de s’insérer dans l’histoire et d’en transformer le cours. Dans ce but, la première tâche s’appliquerait à définir un objectif commun, fondé sur la réunion de deux aspirations jugées centrales : l’attachement à un pays, une culture et le respect d’un corpus de valeurs communes, c’est-à-dire un horizon ouvert d’universalité (cf. C. Péguy et M. Bloch).
Examinant notre histoire collective, Guillebaud explore un passé commun et remonte jusqu’aux prophètes juifs, grands et petits (Jérémie, Isaïe, Ézéchiel, Daniel, Osée, etc.), car nous sommes leurs héritiers. Ils ont tous brisé la représentation circulaire du temps propre aux grecs et aux orientaux, représentation formée à l’image de la circularité cosmique. C’est le thème de l’éternel retour qui incitait à subir ce qui doit revenir inévitablement. Or, les prophètes, eux, affirmaient que le temps n’est pas circulaire mais linéaire et doit répondre au déroulement d’un projet choisi et construit, capable d’engendrer une action volontaire pour le réparer, en s’opposant aux éléments nocifs qui le détruisent et le polluent (p. 167). « Heureux est l’homme qui n’entre pas au conseil des méchants, qui ne suit pas le chemin des pécheurs ». (Psaume 1). Cette volonté de marcher vers l’avenir à construire – pour braver le destin – est proclamée dans toute l’Écriture (Ancien et Nouveau Testament). À la différence des cultures orientales, jugées inchangées 1 depuis l’Antiquité, la marche en avant européenne se traduit par des renouvellements successifs et risqués. Cette volonté d’aller vers l’avenir, les chrétiens l’ont baptisée espérance. Dans des ouvrages antérieurs, Guillebaud avait précisé les emboîtements successifs qui ont rattaché à ces prophètes les Européens du XXIe siècle, en passant par le concept laïque de « progrès », concept théorisé par Condorcet. Oui, nous en sommes tous les héritiers : juifs, chrétiens, agnostiques. Si cette espérance fut laïcisée au moment des Lumières, plusieurs spécialistes (historiens et philosophes) ont reconnu que les droits de l’homme sont nés sur une terre travaillée par des idées chrétiennes (tel M. Gaucher agnostique), alors même que l’Église catholique, elle, traînait encore les pieds… « L’avenir, tu n’as pas à le prévoir mais à le permettre » affirmait Saint-Exupéry, rejoint ici par différents auteurs cités par Guillebaud (Bernanos, Lévinas, M. Serres, J. Ellul, E. Morin toujours actif à 90 ans) ; et pour compléter cette liste, un rappel de la fameuse phrase du pape Jean-Paul II : « N’ayez pas peur ! ».
Certes, cette marche en avant est risquée et elle peut comporter des erreurs de trajectoire, telle la crise communiste, « une idée chrétienne devenue folle », selon Chesterton. Elle peut osciller autour de son axe central, emprunter des sentiers plus au moins étroits et traverser des zones de garrigues… mais en s’efforçant de maintenir toujours le même désir d’avancer vers l’avenir. Ainsi, Guillebaud raconte combien il a été frappé, au cours de ses vingt-cinq années de vie professionnelle, par la découverte de l’ardeur à se défendre et à secourir les autres, dans les pires situations, au sein même des guerres et des famines qui sévissaient au Biaffra (1969) et en Bosnie (1994), ailleurs encore et même en Europe (dans les réseaux de résistance en 1940-41). Oui, cette marche en avant traduit un besoin vital, spécifiquement humain. Effectivement, au sein de toutes les espèces vivantes, seule notre humanité n’est pas préprogrammée, mais à construire… C’est vrai pour l’enfant, et c’est encore vrai pour l’adulte.
Arrivé au terme de son essai, Guillebaud conclut ainsi : « chaque société humaine et chaque génération nouvelle auront trouvé devant elle autant de raisons d’espérer que de désespérer » (p. 213). Et c’est encore le cas aujourd’hui, dans la mesure où nous sommes mieux armés que par le passé pour affronter les mutations complexes en cours d’évolution. C’est pourquoi, il nous invite tous, individus et communautés, à partager sa conviction.
Nous n’avons pas à recevoir l’espérance, mais à la décider, autant que ceux qui ont fait bouger l’histoire jadis…
Francine Bouichou-Orsini