Un aspect du pape Pie X
décrit par Mgr Mignot, Archevêque d’Albi
Dans son excellent livre sur « Mgr Eudoxe Irénée Mignot (1842-1918) » publié au Cerf, Louis Pierre Sardella fait œuvre d’historien. En permettant d’accéder à une page du modernisme en France, l’auteur permet de mieux comprendre le temps présent. Il y a cent ans, l'Église connut une époque terrible. Rome institua une répression intellectuelle qui s’acheva à la mort de Pie X. Il est curieux de lire ce que Mgr Mignot pensait de ce pape.
Aucun anathème n’avait été prononcé par Léon XIII : on ne pouvait pas en dire autant de Pie X qui s’était acharné, selon le programme qu’il avait annoncé dès sa première encyclique, à « déraciner complètement, par tous les moyens et au prix de tous les efforts, cette monstrueuse iniquité propre au temps où nous vivons ». Cette prétention est exorbitante, car c’est « chose effroyable de se croire le justicier de Dieu 1» ! Personne ne peut, ici-bas, s’arroger le droit de distinguer le bon grain de l’ivraie. L’histoire de l’Église montre en effet que « plus d’une fois, les serviteurs du maître ont dépassé ses intentions ; ils ont à contretemps, essayé d’arracher l’ivraie et ils ont par là même arraché le bon grain ». C’est pourquoi l’archevêque d’Albi ne trouve aucune justification au pape défunt pour ses condamnations fondées sur une inflexibilité nourrie par une vision théocratique d’un autre âge. Et ce qu’il ne peut dire publiquement, il le confie à son Journal :
« Je regarde Pie X comme un saint… mais ce fut un saint redoutable. […] Pie X n’était pas bon… Je dis qu’il n’était pas bon parce qu’il était implacable quand était en jeu ce qu’il croyait être les intérêts de N.S. et dont il se regardait avec raison comme le dépositaire. […] Comment pourrait-il en être autrement chez un homme qui se croit mandat de faire pénétrer per fas et nefas, la théorie qu’il s’est faite des droits de Dieu et de J.C. ?
C’est en vertu du même principe que les inquisiteurs opéreraient encore si les mœurs et la législation n’y mettaient obstacle. Quelle dureté de ton et d’expression dans beaucoup d’encycliques de Pie X. Comme on y sent le juge impitoyable. Pas un mot de tendresse pour les errants. Ce n’est pas un père qui parle, même pas un beau-père ; c’est une belle-mère. Tout en voulant ramener à Jésus, il en éloigne » 2.
On comprend qu’il approuve sans réserve le contenu de deux articles parus dans Les débats dans lesquels on présente la logique inexorable de Pie X comme la conséquence du fait que le pape s’était uniquement placé au point de vue surnaturel sans tenir compte des contingences. Il écrit :
C’est la logique de l’abstraction. Ce sont les intérêts du ciel qu’on débat sur la terre sans tenir compte de la terre. […] Pie X, sans y penser peut-être, a été le restaurateur de la théocratie, ou du moins il a tenté de l’être et je n’aperçois, à ce point de vue, aucune différence entre lui et Grégoire VII et Innocent III. S’est-il trompé d’époque, on peut le croire malgré les acclamations de la bonne presse, les félicitations de certains athées catholiques, les enthousiasmes des braves gens qui sont profondément ignorants de l’histoire, de ceux qui veulent, comme on dit, mettre le Bon Dieu au pied du mur pour l’obliger à intervenir 3.
Quelques jours plus tard, écrivant au baron von Hügel, il développe les mêmes remarques. Si l’on ne peut douter que Pie X ait été un saint « d’un rare désintéressement, pour un italien », force est de constater que son action a été dictée par des idées absolues qui ont paralysé son cœur : « Il ne tenait pas compte des contingences, qui pourtant tiennent une si grande place dans la vie. Il a brisé bien des âmes qu’un peu de bonté eût maintenu dans le droit chemin ; il a laissé trop de prise à la délation. Mais Dieu l’a jugé 4. » Et il ajoute : « Puisse son successeur dilater les cœurs ! »
Louis-Pierre Sardella
1 – Mandement de Carême 1904,
« Quelques accusations portées contre l’Église », p. 14
2 – Journal, 20 août 1914
3 – Journal, 25 août 1914
4 – Mgr Mignot au baron von
Hügel, 9 septembre 1914