Penser à Dieu est une action
Nos temps sont orphelins de visions universalistes censées réconcilier les hommes avec eux-mêmes. Les deux grands récits du XXe siècle : celui de la société sans classes enfin réconciliée par l’union des prolétaires de tous les pays et celui de la croissance économique indéfinie faisant de chacun d’entre nous des consommateurs heureux se sont écroulés.
Dans ce vide, les besoins identitaires ne cessent de susciter des retours à des anciens patrimoines ou à des dérives sectaires.
En suite aux récentes révolutions dans certains pays arabes, des élections que des observateurs qualifient de régulières portent au pouvoir des partis islamistes plus ou moins modérés. Lorsqu’un journal télévisé donne la parole à des électeurs des partis islamistes, la réponse la plus fréquente est de dire que ce choix ne fait que ratifier un état de naissance. Face à l’échec des réponses politiques et économiques comme support du vivre ensemble, il y un retour à des religions et des traditions qui, depuis des siècles, donnaient sens à l’aventure humaine. Il y a un retour à « Dieu », ou plus exactement à des discours tenus par des religieux qui prétendent traduire les desseins de Dieu. Aux États-Unis, le fondamentalisme chrétien joue un rôle de plus en plus important dans la vie politique.
Dans le grand désordre mondial que nous traversons, la tentation est grande de recourir à des arguments d’autorité qui se présentent comme émanation d’une volonté divine. Les conceptions plus ou moins conscientes que l’être humain se fait de Dieu vont être déterminantes pour les choix de société. Aussi, le combat spirituel contre tout ce qui transforme Dieu en idole au service des pouvoirs reste-t-il d’une brûlante actualité, comme l’exprimait avec beaucoup de justesse le philosophe chrétien Maurice Blondel : « Au moment où l’on semble toucher Dieu par un trait de pensée, il échappe, si on ne le garde, si on ne le recherche par l’action. Partout où l’on reste, il n’est pas ; partout où l’on marche, il est. C’est une nécessite de passer toujours outre, parce que toujours il est au-delà. Sitôt qu’on ne s’en étonne plus comme d’une inexprimable nouveauté et qu’on le regarde du dehors comme une matière de connaissance ou une simple occasion d’étude spéculative sans jeunesse de cœur ni inquiétude d’amour, c’en est fait, l’on n’a plus dans les mains que fantôme et idole. Tout ce qu’on a vu et senti de lui n’est qu’un moyen d’aller plus avant ; c’est une route, l’on ne s’y arrête donc pas, sinon ce n’est plus une route. Penser à Dieu est une action » 1
L’histoire nous montre que trop souvent les religions se sont fourvoyées dans ce que Blondel appelle « fantômes et idoles ». La rupture fondamentale entre les êtres et au sein de chaque être ne passe pas par les croyances et les religions, mais par l’attitude dans la vie qui fait de nous des sédentaires crispés sur leurs sécurités ou des nomades capables d’accueillir le neuf chaque matin. C’est cette conscience d'être toujours en route qui ouvre à la fraternité universelle.
Plus que jamais, le choix réside entre des régressions meurtrières au nom de la sécurité ou le risque de naissances fraternelles pour construire des liens qui ne se réduisent pas à ceux donnés par la géographie de notre lieu de naissance ou par les pouvoirs en place.
Bernard Ginisty
1 – Maurice Blondel : L’Action (1893) – Presses Universitaires de France, 1950, page 352.