Levinas : Prépondérance de la morale sur le sacerdotal
Religion et universalité humaine.
« Les institutions laïques qui placent les formes fondamentales de notre vie publique en dehors des préoccupations métaphysiques, ne peuvent se justifier que si l’union des hommes en société, si la paix, répond elle-même à la vocation métaphysique de l’homme. Sans cela, le laïcisme ne serait que la recherche d’une vie tranquille et paresseuse, une indifférence à la vérité des autres, un immense scepticisme. Les institutions laïques ne sont possibles qu’à cause de la valeur en soi de la paix entre les hommes. Mieux qu’une condition, formelle ou négative, d’autres valeurs qui seraient positives, la société s’affirme, pour les amis de la laïcité, comme valeur positive et comme valeur primordiale. Cette recherche de la paix peut s’opposer à une religion, inséparable des dogmes. Car les dogmes se révèlent au lieu de se prouver et heurtent les formes de pensée ou de conduite, qui unissent les hommes, pour leur apporter discorde et division. Mais si le particularisme d’une religion se met au service de la paix, au point que ses fidèles ressentent l’absence de cette paix comme l’absence de leur dieu, si la vocation subjective qui distingue le fidèle de ses prochains ou de ses lointains, ne le rend ni tyrannique ni envahissant, mais plus ouvert et plus accueillant – la religion rejoint l’idéal de la laïcité.
Dans le judaïsme, le conflit ne peut surgir parce que, pour lui, le rapport avec Dieu ne se conçoit à aucun moment en dehors du rapport avec les hommes. Le Sacré ne consume pas, ne soulève pas le fidèle, ne se livre pas à la thaumaturgique liturgie des humains. Il ne se manifeste que là où l’homme reconnaît et accueille autrui. A cause de son opposition à cette idolâtrie du Sacré, les auteurs anciens ont pu qualifier le judaïsme d’impie ou d’athée. Le ritualisme juif servira de méthode et de discipline à sa morale. Il ne prendra pas de signification sacramentelle. Aucun prosélytisme ne cherchera à l’imposer. La relation éthique, impossible sans justice, ne prépare pas seulement à la vie religieuse, ne découle pas seulement de cette vie, mais est déjà cette vie même. La connaissance de Dieu consiste selon le verset 16 du chapitre 22 de Jérémie à faire droit au pauvre et au malheureux. Le Messie se définit, avant tout, par l’instauration de la paix et de la justice – c’est-à-dire par la consécration de la société. Aucun espoir de salut individuel – quels que soient les traits sous lesquels on le rêve – ne se peut, ne se pense en dehors de l’accomplissement social, dont les progrès résonnent, à l’oreille juive, comme les pas mêmes du Messie. Dire de Dieu qu’il est le Dieu des pauvres ou le Dieu de la justice, c’est se prononcer non pas sur ses attributs, mais sur son essence. D’où l’idée que les rapports interhumains, indépendants de toute communion religieuse, au sens étroit du terme, constituent en quelque sorte l’acte liturgique suprême, autonome par rapport à toutes les manifestations de la piété rituelle. Dans ce sens, sans doute, les prophètes préfèrent la justice aux sacrifices du temple. Le prophète ne parle jamais du tragique humain déterminé par la mort et ne s’occupe pas de l’immortalité de l’âme. Le malheur de l’homme est dans la misère qui détruit et déchire la société. Le meurtre est plus tragique que la mort. “ Pourquoi votre Dieu qui est le Dieu des pauvres ne nourrit-il pas les pauvres ? ” demande, d’après le traité Baba-Bathra, un Romain à Rabbi Aquiba. - “ Pour que nous ne soyons pas voués à la Géhenne ”, réponde le docteur juif. C’est à l’homme de sauver l’homme : la façon divine de réparer la misère consiste à ne pas y faire intervenir Dieu. La vraie corrélation entre l’homme et Dieu dépend d’une relation d’homme à homme, dont l’homme assume la pleine responsabilité, comme s’il n’y avait pas de Dieu sur qui compter. État d’esprit conditionnant le laïcisme, même moderne. Il ne se présente pas comme résultat d’un compromis, mais comme le terrain naturel des plus grandes œuvres de l’Esprit ».
Emmanuel Levinas
Les imprévus de l’histoire, Éditions Fata Morgana, 1994, pages 181-183.
Né en 1905 en Lituanie, Emmanuel Levinas quitte son pays en 1923 pour faire ses études de philosophie à Strasbourg où il se lit d’amitié avec Maurice Blanchot. Il est un découvreur en France de la phénoménologie allemande Il traduit un ouvrage de Husserl et ne va cesser de se confronter à la pensée de Heidegger. Entouré dès son enfance des livres sacrés du Talmud et des livres profanes de la libraire paternelle, il vit le rapport au livre comme un des fondements de l’humain, par delà les intériorités refuges. « L’essentiel du spirituel - et cela reste très « judaïsme lituanien », résidait pour moi non pas dans ses modalités mystiques mais une très grande curiosité pour les livres. Je dis très souvent encore maintenant que plus intérieurs que l’intériorité, sont les livres, ce qui suppose (...) une méfiance à l’égard des supercheries innocentes et incultes » (In Emmanuel Levinas, qui êtes vous ? Entretiens avec François Poirié, Éditions La Manufacture, 1987, page 67) Il va mener une œuvre philosophique et une œuvre talmudique en Européen qui affirme : « Je pense que l’Europe, ce sont la Bible et les Grecs». Il est mort à Paris en 1995.
Levinas analyse le destin de la philosophie occidentale comme effort totalitaire de réduire « l’autre » et l’étranger au « même » déjà connu. Son ouvrage majeur, « Totalité et Infini », déconstruit cette odyssée de la pensée qui conduit au totalitarisme tout cours. « Nous sommes habitués à une philosophie où esprit équivaut à savoir, c’est à dire au regard qui embrasse les choses, à la main qui les prend et les possède, à la domination des êtres (...).Dans la vision que je développe, l’émotion humaine et sa spiritualité commencent dans le pour-l’autre, dans l’affection par l’autre » (Emmanuel Levinas, qui êtes vous ? op.cit. page 100). Par delà l’ordre des systèmes, Levinas affirme la rupture, ou suivant un mot qu’il affectionne, « l’an-archie », provoquée par la rencontre bouleversante du visage de l’autre. L’éthique devient pour lui le fondement de l’humain. L’injonction biblique « Tu ne tueras point » est le préalable à toute pensée. « Je dirai que l’acte, le premier acte intellectuel, c’est la paix. La paix, en entendant par là ma sollicitation de penser, précède le désir de connaître proprement dit. Il y a raison quand il y a paix, quand il y a rapport pacifique de personne à personne » (Idem, page 104). Cette exigence va balayer la fascination du sacré : « Si la religion coïncide avec la vie spirituelle, il faut qu’elle soit essentiellement éthique. Inévitablement, un spiritualisme de l’Irrationnel est une contradiction. S’attacher au sacré est infiniment plus matérialiste que de proclamer la valeur - incontestable - du pain et du bifteck dans la vie des humains » (Difficile liberté,Éditions Albin Michel, 1983, page 20).
L’identité de l’humain ne vient pas de l’appartenance à une culture ou à une religion, mais de ce qu’il appelle, reprenant un terme biblique, « l’élection », la responsabilité inconditionnelle pour autrui. C’est la leçon qu’il tire d’Auschwitz, abomination créée par un pays cultivé et christianisé, où une grande partie de sa famille fut exterminée : «Je me suis toujours dit que les bourreaux d’Auschwitz, protestants ou catholiques, avaient tous fait probablement leur catéchisme et cela ne les a pas empêchés de commettre leurs crimes. Et cependant, ce que nous avons connu dans la population civile - simples fidèles et membres de la hiérarchie - qui a accueilli, aidé et souvent sauvé bien des nôtres, est absolument inoubliable, et je ne cesse de rappeler le rôle qu’a joué – avec combien de ruses et de risques – dans le sauvetage de ma femme et de ma fille, un monastère de Saint Vincent de Paul aux environs d’Orléans. » (Emmanuel Levinas, qui êtes vous ? op.cit. page 85)
Il n’est pas étonnant que la pensée de Levinas ait inspiré beaucoup de militants comme Vaclav Havel qui découvre son œuvre dans sa prison de dissident. Dans un discours au Sénat français sur l’Europe, le 3 mars 1999, Havel devenu président de la République de son pays évoque ainsi Levinas : « Il y a quatre ans mourut un juif lituanien, qui avait fait ses études en Allemagne pour devenir un célèbre philosophe français. Il s’appelait Emmanuel Levinas. Selon son enseignement, conforme à l’esprit des plus anciennes traditions européennes, en l’occurrence sans doute la tradition juive, c’est au moment où nous regardons le visage de l’Autre que naît la responsabilité de ce monde ». Chez Levinas, le philosophe et le lecteur de la Bible se rencontrent dans une mise en question de la violence des pensées uniques qui font taire les exclus. « Se manifester comme humble, comme allié au vaincu, au pauvre, au pourchassé - c’est précisément ne pas rentrer dans l’ordre. (...) L’humilié dérange absolument ; il n’est pas du monde (...) Se présenter dans cette pauvreté d’exilé, c’est interrompre la cohérence de l’univers » (Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Éditions Grasset, 1991, page 71)
Rupture avec une pseudo cohérence du monde sourde au malheur des hommes et une sagesse réservée aux happy few, voilà pour Levinas la tâche première de la philosophie qu’il définit ainsi : « Une nouvelle philosophie, c’est avant tout la parole rendue à ceux qui l’ont perdue dans la rhétorique où sombrent les grands projets » (Les Imprévus de l’histoire op.cit. page 149).
Bernard Ginisty