La grande dérive du caritatif
La semaine dernière, en commentant le rapport annuel du Secours Catholique sur l’état de la pauvreté en France, j’écrivais, à la fin de ma chronique, qu’une « société se juge à la façon dont elle traite les exclus ». Cette phrase a fait réagir un de mes amis, Lucien Duquesne, Vice-Président d’ATD Quart Monde et membre du Conseil Économique, Social et Environnemental. Cette analyse de notre rapport à ce qu’on appelle les exclus venant de la part d’un militant engagé depuis des dizaines années auprès des plus pauvres me paraît particulièrement éclairante. Aussi, je lui laisse volontiers la parole pour enrichir mon propos un peu rapide de la semaine dernière.
Tu écris : « une société se juge à la façon dont elle traite ses exclus ». Cette phrase est, pour moi, l'expression d'une attitude bien ancrée qui concourt d'une certaine façon à maintenir le statu quo dans la conception que, globalement, se fait la société, notamment la "bien pensante", de son rôle vis-à-vis des "exclus".
Que l'on puisse dire qu'une société se juge à la façon dont elle traite ses prisonniers ne me gêne pas. Les prisonniers font partie d'une population bien identifiée, sinon homogène, qui vit pour un temps plus ou moins long dans un cadre précis : la prison. Il n'en va pas de même pour toutes ces personnes que la pauvreté et la misère contribuent effectivement à "exclure", mais sans en faire pour cela une catégorie et encore moins une catégorie à "traiter".
Je pense que la grande dérive – l'échec – du caritatif, qu'il soit confessionnel ou non, c'est d'avoir contribué à institutionnaliser le "traitement" des "exclus". Comme s'il y avait d'une part nous et, d'autre part, eux. Nous qui bénéficions peu ou prou d'un égal accès au droit commun. Eux pour qui le droit commun est inaccessible et qui doivent donc bénéficier d'un "traitement" à part. Eux qui font l'objet de notre solidarité-charité et nous qui concevons et mettons en œuvre cette solidarité-charité, sans même chercher à savoir, sérieusement, ce qu'ils en pensent, eux. (J'ai été très choqué par l'encyclique de Benoit XVI sur la charité, où il se place exclusivement du point du vue de ceux qui font la charité).
Pour moi, la fraternité au quotidien que tu évoques à la fin de ton papier ne doit pas conduire à "traiter" mieux ou moins mal les "exclus". Elle doit conduire la société à prendre comme mesure de ses progrès dans tous les domaines (démocratique, économique, culturel...) l'accès effectif de ses membres les plus pauvres et les plus exclus non pas aux aides publiques ou privées, mais au droit commun, c'est-à-dire aux droits de tous. Parmi ces droits, celui de pouvoir exprimer sa réflexion et son point de vue, son savoir propre, n'est pas le moindre.
Le plus grand danger, c'est d'enfermer "les pauvres", "les exclus", dans "la pauvreté", dans "l'exclusion". Et de ne plus envisager pour eux que le "traitement" de cette pauvreté et de cette exclusion.
C'est pourquoi je suis si fier que le Conseil économique, social et environnemental ait apposé sur l'un de ses murs la phrase suivante : "Considérer les progrès de la société à l'aune de la qualité de vie du plus pauvre et du plus exclu est l'honneur d'une nation fondée sur les droits de l'homme".
Merci, Lucien, de nous rappeler le danger d’enfermer nos semblables dans des étiquettes sous prétexte de leur faire du bien et de nous ramener à l’essentiel qui est l’engagement pour un fonctionnement plus juste et plus solidaire de toute la société.
Bernard Ginisty
Chronique diffusée sur RCF Saône & Loire le 21.11.10