La « commode indifférence » des marchés financiers
Paul Jorion, économiste et anthropologue, n’est pas seulement un intellectuel ayant enseigné dans plusieurs universités européennes ou américaines ; c’est aussi un homme de terrain qui a travaillé aussi bien à la FAO sur des projets de développement en Afrique que comme spécialiste sur la formation des prix dans le milieu bancaire américain ou comme trader dans une banque française.
Dans une chronique qu’il vient de donner au journal Le Monde il nous invite à remettre en cause les dogmes et lieux communs des milieux financiers qui, parfois, s’abritent derrière l’économiste John Maynard Keynes (1883-1946) : « Keynes serait consterné, comme il le fut toujours, devant les politiques d’austérité et rejetterait avec horreur notre invocation sentencieuse d’un impératif de compétitivité, l’aimable euphémisme auquel nous recourons pour désigner la politique cynique du moins-disantsalarial ». Et il ajoute : « Keynes attirait notre attention sur le fait que, dans notre représentation des processus économiques, les revenus de la classe de ceux qui gagnent leur vie sont considérés comme compressibles et à tout moment négociables, alors que ceux de la classe des investisseurs et de la classe des affaires sont spontanément jugés comme non négociables et non compressibles » 1.
Les experts nous expliquent qu'il s'échange par jour 50 à 100 fois plus de signes monétaires que de productions dans le temps soit disant réel des réseaux informatiques mondiaux. Celui qui s'enrichit aujourd'hui l'est de moins en moins dans la fabrication de produits, mais dans la spéculation, c'est-à-dire dans la manipulation de l’outil de transaction monétaire transformé en finalité.
Cette fascination idolâtre rend bête, c'est-à-dire qu'elle stérilise tout renouveau de la pensée (ce sont les fameux incontournables et autres cercles de la raison chers aux grands prêtres du marché mondialisé), et rend méchant, c'est-à-dire qu'elle sacrifie tout l'humain à la logique des marchés financiers, les salariés étant réduits à des variables d’ajustement.
Dans sa récente exhortation apostolique, le pape François écrivait ceci : « La dignité de chaque personne et le bien commun sont des questions qui devraient structurer toute la politique économique ; or, parfois, elles semblent être des appendices ajoutés de l’extérieur pour compléter un discours politique sans perspective ni programmes d’un vrai développement intégral. (…) C’est gênant de parler d’éthique, c’est gênant de parler de solidarité mondiale, c’est gênant de parler de distribution des biens, c’est gênant de parler de la défense des emplois, c’est gênant de parler de la dignité des faibles, c’est gênant de parler d’un Dieu qui enseigne un engagement pour la justice. (…) La commode indifférence à ces questions rend notre vie et nos paroles vides de toute signification » 2.
On comprend dès lors ce propos du Pape François qui ne devrait laisser indifférent aucun homme politique : « Tant que ne seront pas résolus radicalement les problèmes de la pauvreté, en renonçant à l’autonomie absolue des marchés et de la spéculation financière et en attaquant les causes structurelles de la disparité sociale, les problèmes du monde ne seront pas résolus, ni en définitive aucun problème » 3.
Bernard Ginisty
1 – Paul Jorion : La leçon du vrai
Keynes, in supplément Eco&Entreprise du journal Le Monde du 7 janvier 2014, page 10
2 – Pape François : La Joie de l’Évangile, Éditions Bayard, Cerf, Fleurus-Mame, 2013, § 203
3 – Idem, § 202