Pour la liberté d’expression, où « placer le curseur » ?

Publié le par Garrigues et Sentiers

L’article de Marcel Bernos Le « droit au blasphème est-il indispensable à la société ? pose dans les termes les plus justes les questionnements qui s’attachent à la liberté d’expression : « où ‘’placer le curseur’’ ? ». Interrogation qui vaut au reste pour toutes les libertés. Les bornes qui y sont mises pour qu’aucune, dans son exercice, ne dérive jusqu’au point où le droit qu’elle consacre viendrait infliger une oppression et une violence à autrui, découlent d’abord de constats tirés de l’expérience politique et de solutions pratiques conçues pour y répondre.

Ainsi, au départ, est-ce moins d’une construction théorique que d’une réponse pragmatique qu’a procédé l’idée que la liberté est la seule notion qui se définit par ses limites : une idée qui s’est bien conçue comme une évidence factuelle et qui, partant, s’est énoncée clairement en tant que règle de conduite dans une démocratie.

Appliquée au champ de la liberté d’expression et par conséquent de la liberté d’opinion, et à celui bien plus large de la liberté de conscience, la limite posée par cette définition de la liberté ne règle pas toutes les difficultés et toutes les controverses qui surgissent – et qui ne cesseront pas de se faire jour – dans l’exercice de droits qui ont précisément pour dessein de légitimer et d’organiser la contradiction au sein d’une société. Et plus directement autour des antinomies, voire des incompatibilités, entre affirmations concurrentes du ‘’penser’’ ou du ‘’croire’’.

Mais la démocratie, quand l’adhésion à ses principes n’est plus spontanée et que les crispations qui en résultent ne se dissipent pas aux frontières tracées par ses règles de conduite, dispose du mode de pacification qui est la condition même de son existence : l’emploi du compromis. Celui qui ne concède rien quant aux ‘’fondamentaux’’ sur lesquels cette démocratie s’est instituée, et qui sont encore suffisamment forts et partagés pour permettre un dialogue sur leur application ponctuelle.

Ce qui donne, à l’opposé, quand cette condition n’est plus remplie, la mesure de la menace qu’encourent l’ensemble des libertés. Parce qu’une conflictualité sans issue a tout pour prendre la forme d’une guerre civile – une guerre froide, au moins à ses débuts. Avec le risque qu’au terme de l’affrontement, et d’autant plus si celui-ci s’extrémise dans sa durée, ne s’installe la primauté dominatrice ou l’exclusivité de la conception de la liberté que revendique, ou sacralise, le camp ou le parti du vainqueur.

Une menace dont on peut soutenir que sous de multiples formes d’incitations au rejet et à la haine, elle est déjà identifiable dans le vécu quotidien d’une république qui, loin de résister à la peste du fanatisme qui s’y propage dans toutes ses formes, apparaît à bout de souffle, de forces et d’idées.

Face aux assauts de la conflictualité qui visent à ce que soit atteint au plus vite un point de non-retour, l’article de Marcel Bernos énonce une mise en garde qui bien que ciblée sur une outrance particulière, paradoxalement imputable aux défenseurs de la liberté, s’entend comme un avertissement qui en appelle à cette même liberté et à l’Histoire : « … brûler des livres, d’autres l’ont déjà fait : l’Inquisition dans ses autodafés ; les nazis au printemps 1933 dans toute l’Allemagne ».

Au-delà, s’agissant de la composante des périls pour la liberté dont il fait son sujet, l’article constitue pour son essentiel un appel à la raison. Seule à même de faire reculer les instrumentalisations des religions qui sont mises en œuvre « … pour inciter à la haine, à la violence, à l’extrémisme et au fanatisme aveugle ».  

Là est son incomparable mérite : requérir la « critique en raison, étayée intellectuellement », la prescrire comme source de tout argumentaire en défense des droits de la conscience et des libertés en lesquelles ceux-ci s’expriment.

À cet égard, on soutiendra qu’aucun des ‘’Livres saints’’ n’est en lui-même – disons en ce qui le constitue – incompatible avec les valeurs, les principes et les lois des sociétés démocratiques. Parce qu’il s’ouvre sur une lecture à ‘’livre ouvert’’, sur la lecture qui est en quête d’une intellection – que celle-ci se veuille guidée par les lumières de l’Esprit ou par les seules Lumières humaines. Un travail de l’intelligence recourant à toutes les ressources de l’interprétation, et se confrontant à toutes les exigences méthodologiques de sa recherche : à l’exégèse – par définition inépuisable ; à l’approfondissement constant tant des sources que des théorisations déjà formulées et valablement reconnues ; à la mise en perspective historique de l’écriture des textes ; aux confrontations sémantiques entre les traductions qui se sont additionnées… La liste des requis en la matière connait-elle une fin ?

Pour qui n’est pas spécialiste de cette recherche, la même exigence se reproduit, ajustée à son niveau de connaissance : elle porte alors les très beaux noms de probité, d’humilité, et de scrupule. Que complète, le cas échéant, dans le registre de la légitimité de la démarche personnelle, l’aspiration à une élévation spirituelle telle que celle-ci se construit dans les cheminements du libre examen.

S’il est un ‘’CQFD’’, il conclut que le spirituel n’est pas l’ennemi de notre République qui s’est voulue celle des droits et de la liberté. Quasiment tous les grands noms de la cause républicaine depuis le XIXe siècle viennent en témoigner. Emblématiquement, celui de Victor Hugo (ou celui de Jean Jaurès) en attestera. Et pour remonter un peu plus haut dans l’histoire républicaine, on rappellera cette proclamation robespierriste : « Le peuple français reconnoit l’existence de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme ». Qui fut notamment inscrite sur le linteau supérieur de la façade de l’église de Houdan alors transformée en temple de la Raison – et qui y fut reproduite à l’identique au temps de la Séparation (sans doute à l’initiative d’un maire radical-socialiste – les édiles actuels laissent progressivement s’achever son effacement).

Avec cette ultime et incidente remarque touchant à un point précis de l’article :
’L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 précise : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses (sic), pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi »’’.
Pour dire que le « sic » ajouté par Marcel Bernos ne signale pas une précaution de la part des Constituants visant à prévenir une interprétation restrictive. Le « même religieuses » que ceux-ci jugent ainsi utiles d’ajouter n’est pas non plus une précision, mais l’affirmation d’une extraordinaire novation dans le corpus juridique du royaume, celle de l’institution d’un droit à la liberté en matière de religion. D’un droit déclaré fondamental à l’égal de tous les autres droits proclamés à l’entrée dans la Révolution pour garantir la sûreté de chacun dans la profession de ses opinions.

Par-là, l’Assemblée constituante faisait bien plus que de ‘’pousser le curseur’’ de la tolérance telle que celle-ci était conçue dans les édits du même nom qui avaient tenté de mettre un terme aux guerres de Religion – seul, au demeurant, l’Édit de Nantes, pour un temps assez long, y parvint.

C’est une tout autre notion qu’elle inscrivait dans sa « déclaration solennelle, (des) droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme » : celle de l’égalité dans l’exercice de la liberté de conscience. Et c’est bien cet exercice, et lui seul, qui est soumis aux limites par lesquelles une liberté se définit. En l’espèce à la limite que trace la loi quand elle protège la coexistence pacifiée de droits concurrents à penser, à croire et à ne pas croire.

Et le plus concrètement quand elle borne ces droits aux conséquences que chaque individu, à partir de son entendement ou de ses interprétations, est susceptible de tirer de son adhésion à un système de pensée ou de croyance. Etant visées les conséquences en termes de revendication à détenir le monopole de la vérité et de réfutation de la libre pensée d’autrui : deux prétentions affirmées au détriment de « l'ordre public établi par la loi », tel que celui-ci s’entend dans une société démocratique et qui sait combien elle se doit de veiller à le rester.

En continuant à s’instruire de ce que le cléricalisme est son ennemi, et de ce qu’aucune parcelle de dignité ni de liberté ne survit à une victoire du fanatisme.

Didier Levy

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M
Commentaire (et plus) très riche de l'article sur le droit au blasphème. <br /> Mais il me manque une définition de la démocratie qui n'est, à mon avis, rien de ce que nos élites prétendent. S'il y a actuellement crise de la démocratie qui débouche sur le dialogue impossible, c'est d'abord parce qu'elle est dévoyée. Les "élites" politiques la confisquent à leur profit, prétendant régenter le peuple puisqu'ils ont été élus.<br /> A l’encontre du totalitarisme qui, dans son fantasme d’unité, prétend représenter La société, la démocratie suppose l’expression constante des contradictions. La légitimité du pouvoir politique n’est pas seulement électorale, elle doit s’éprouver constamment et se construit donc au jour le jour. La légitimité conquise par voie électorale est suspensive, elle n’efface pas les autres modalités de représentation. <br /> Ce qui fait l’essence de la démocratie, ce n’est pas le consensus, c’est le dissensus, c’est la multiplicité et non l'unicité. La désobéissance civile est une contestation politique. Elle exprime la volonté de l’individu de se manifester comme citoyen. Elle témoigne du droit de toujours dire son mot sur l’ensemble des affaires de la cité.
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