Le « droit » au blasphème est-il indispensable à la société ?

Publié le par Garrigues et Sentiers

Régulièrement, que ce soit pour défendre des caricatures anti-religieuses ou, à l’occasion, encourager une action telle que brûler un Coran, on réaffirme un « droit au blasphème » (1).

La première question à poser est : quel est le fondement juridique de ce « droit » ? Un droit relève forcément du Droit. Étant donné qu’il ne semble pas exister, du moins en France, une loi ou un règlement favorisant expressément le blasphème (il n’est simplement pas interdit), on n’y voit guère d’autre justification qu’une application de la liberté d’expression sacralisée. Ceux qui le revendiquent le font en s’appuyant sur l’idée, exacte en elle-même, que pour une pensée libre, les religions peuvent être critiquées comme toute autre forme de pensée. Ce qui dans une société laïque apparait comme une évidence. Une distinction peut, cependant, être proposée entre une critique en raison, étayée intellectuellement, et une disqualification purement injurieuse.

À propos d’affaires douloureuses, comme l’attentat contre Charlie-Hebdo, on a présenté la liberté d’expression ; c’est à dire la publicité d’idées, quelles qu’elles soient, comme un absolu, comme ne devant supporter aucune exception. En vérité, ce n’est pas tout à fait le cas puisque les déclarations antisémites ou racistes sont, à juste titre, poursuivies en justice. Alors, où « placer le curseur », comme on dit ?

Une critique peut se porter soit sur le contenu dogmatique de telle ou telle religion, soit sur des actions néfastes qu’elle a pu ou peut avoir encore dans la société. L’histoire malheureusement offre une multitude de faits qui, même replacés dans leur contexte chronologique où les mœurs n’étaient pas les mêmes que les nôtres, n’honorent ni la religion, ni le Dieu qu’on veut offrir à l’adoration des hommes ou dont on prétend « défendre l’honneur ». La présentation injurieuse est-elle pour autant la méthode la plus efficace pour « contrer » les religions ? Est-elle véritablement convaincante ?

La personne d’un prophète, considérée par ses adeptes comme sacrée, n’en est pas moins celle d’un être humain, donc susceptible d’être soumis à un examen « à charge et à décharge » ; les historiens n’y manquent pas. La présenter de façon grossièrement caricaturale et dans des situations ambiguës, du style pipi-caca-quéquette, ne fera pas changer d’avis ses partisans, et n’instruira pas ses adversaires.

Brûler un exemplaire du Coran ne remet pas en question son contenu, ne « déconstruit » pas l’homo muslimanus. En outre, brûler des livres, d’autres l’ont déjà fait : l’Inquisition dans ses autodafés ; les nazis au printemps 1933 dans toute l’Allemagne. Le souvenir n’en est ni des plus heureux ni, a fortiori, exemplaire.

La législation des pays démocratiques a, dans l’ensemble, heureusement supprimé les poursuites judiciaires contre les blasphémateurs. De hautes autorités religieuses ont reconnu le bien-fondé de cette disposition. Ainsi, le 4 février 2019 à Abou Dhabi, le pape François et le Grand Imam d’Al-Azhar ont signé un document condamnant l’intolérance et la violence en matière religieuse : «…Nous demandons à tous de cesser d’instrumentaliser les religions pour inciter à la haine, à la violence, à lextrémisme et au fanatisme aveugle et de cesser dutiliser le nom de Dieu pour justifier des actes d’homicide, d’exil, de terrorisme et d’oppression ». Cela revient à condamner les représailles violentes contre un blasphémateur. Bien sûr, ce point de vue n’est pas adopté par tous les « croyants », mais il émane, en l’occurrence, d’autorités notoires en la matière.

L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 précise : « Nul ne doit être inquté pour ses opinions, même religieuses (sic), pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ». Ayant supprimé de facto la notion de blasphème du droit français, la Constituante y mettait cette restriction : « tant qu'il n'y a ni abus de cette liberté, ni trouble à l'ordre public ».

Au fond, quand on veut – et répétons-le : on en a le droit – critiquer un aspect d’une religion, on peut penser qu’il y a intérêt à le faire en argumentant plutôt qu’en sollicitant chez le lecteur ou l’auditeur une réaction purement émotive et strictement instinctive. Ne devrait-on pas se poser, avant, les trois questions du « test (dit) de Socrate » : « Est-on sûr que ce qu’on va dire est la vérité ? » ; « Est-ce que ce qu’on va dire est quelque chose de bon ? » ; « Est-ce que ce qu’on va dire est vraiment utile ? ». Si la réponse à ces questions préalables à ce que l’on veut exprimer est : « non », pourquoi le dire, du moins de façon purement polémique ?

Marcel Bernos

 

(1) Le blasphème se définissant comme « Parole, discours outrageant à l'égard de la divinité, de la religion, de tout ce qui est considéré comme sacré » (CNRTL, Centre national de ressources textuelles et lexicales).

Publié dans Réflexions en chemin

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