La vie funambule, bonnes feuilles d’un ouvrage à paraître le 4 octobre
Marion Muller-Colard, La vie funambule, éd. Bayard et Labor et fides, 80 p., 12 €,
en librairie le 4 octobre 2023
Émouvante et saisissante méditation sur la vie et la mort, sur la foi chrétienne (protestante) et le sens de l’existence. La pasteur Marion Muller-Colard nous propose cette longue lettre que pourrait écrire une amie à Jeanne, la petite fille nouvelle-née qui va être prochainement présentée au baptême par sa mère qui sait parfaitement qu’elle va elle-même mourir peu après d’un impitoyable cancer.
Cette réflexion d’une « amie » est, certes, poignante, mais se garde de tout dolorisme destructeur d’espérance. La force morale qui l’anime émane d’une grande foi en la puissance de vie qui est signifiée dans la naissance et le baptême du petit enfant et rayonne pareillement sur l’accueil paisible de la mort imminente.
Bien au-delà de toute prédication doctrinale théorique, cet excellent petit essai est d‘une grande force apaisante et… donne à penser à tous ceux que la souffrance et le malheur tendent à détourner de la foi et de l’espérance de la spiritualité.
En voici quelques pages.
Page 12
Une fête (le mariage), une menace (le cancer), une grâce (ta naissance), en une année bouclée par deux voyages symétriques – le même espace, pas le même temps ? Peut-être le moment est-il venu de visiter le temps dans sa profondeur plutôt que dans sa longueur.
Page 23
L’incertitude fait de nous des vulnérables permanents. C’est pour cela que nous connaissons tous, à un moment ou un autre de nos vies, la tentation d’abolir l’incertitude. On aimerait un peu de terre ferme sous nos pieds et un abri sur nos têtes. Mais là où nous sommes aujourd’hui, Jeanne, c’est le large, les eaux profondes. Ta maman est une excellente nageuse.
Page 24
Les pourquoi te viendront bientôt, Jeanne. Ils amusent et épuisent les adultes, les pourquoi des petits d’homme qui parlent, qui entrent dans l’observation des enchaînements de causes et d’effets. Ils attendrissent, car ils témoignent de l’entrée chez les sapiens sapiens. Ils épuisent, car alors les enfants ressassent à nos pieds tous les pourquoi que nous avions laissé tomber, faute de réponse ou d’intérêt.
Mais il y a cette enfance d’avant l’enfance, celle de ton maintenant. Et cette prime enfance ne connaît pas pourquoi. La cause même de ta présence au monde n’est pas un souci et tu sais quoi, Jeanne ? Je te souhaite qu’il en reste ainsi. Car après tout – avant tout devrais-je dire – tu vis à présent de pure grâce : la grâce, c’est ce qui n’a pas d’autre cause qu’elle-même, c’est quelque chose d’absolument sans fondement ni justification. Quelque chose de contre-intuitif pour nous pauvres humains, sauf lorsqu’on est Jeanne, maintenant. Sauf lorsqu’il arrive de vivre des instants qui dégomment tous les pourquoi et que les eaux profondes ne nous font plus peur – on a appris qu’elles grouillent de poissons et de vie.
Pourquoi es-tu au monde ? Question nulle et non avenue. Comment ? Voilà qui se précise : en suivant des yeux les mouvements, les déplacements des silhouettes qui déambulent à leur guise (cette mobilité te fascine), en plongeant ton regard intense dans nos regards – et il semble en effet que ce regard boive le monde. En commençant à tendre la main dans la prolongation de ton regard : toucher volontairement. Tu es surface d’échange, corps étiré par une croissance que rien n’arrête, tu découvres et déjà, tu reconnais.
Page 42
Samuel t’expliquerait qu’on n’est pas très loin de l’intuition géniale de la physique quantique, et j’adore l’écouter en parler sans jamais pourtant arriver à saisir. Chacun son domaine – du moins en surface, car en profondeur on rejoint la nappe phréatique dans laquelle nos domaines se mélangent et finalement disparaissent. Ce qu’il faut de frontières, de séparations, de longueur au temps et de chronologie pour organiser nos vies ne vaut plus dans le Royaume – on pourrait peut-être l’appeler nappe phréatique entre nous, ça dira l’eau et la profondeur, ça qualifiera l’eau de ton baptême. Et ce pauvre Jésus qui ne recule devant aucun malentendu – c’est l’histoire de sa vie, de nous dire des choses que nous entendons mal et que nous crevons de ne pas entendre – ne cessera de parler au présent (on traduira au futur) et jamais n’emploiera le conditionnel (on fera de sa parole un haut lieu de marchandage). Par exemple, lorsqu’il dit « Prenez garde, veillez et priez, car vous ne savez pas quand ce sera le moment », toutes les traductions françaises emploient le futur alors que dans le texte original c’est au présent (le texte original est en grec, je te le dis pour ta culture générale. Par exemple, quand je dois faire du grec, je mets le sablier, parce que c’est un effort pour moi, alors au bout de vingt-neuf minutes et trente secondes je me dis que je peux faire une pause.)
Donc si on respecte la trace écrite qui nous est parvenue sous sa forme la plus brute (on va de trace en trace pour suivre ce Jésus, l’énigme est épaisse, le jeu de piste peut t’occuper une vie entière), on entend : veillez et priez, car vous ne savez pas quand est le moment. Il faut convenir que ça change tout, n’est-ce pas ? Toi seule ne seras pas étonnée. Sache que le moment dont il s’agit ici se dit kaïros, et c’est assez pratique, car le français n’a qu’un mot pour le temps, tandis que le grec distingue le kaïros (l’instant) du chronos (le temps-durée). Un enfant ignore le chronos – il ignore cette ligne de vie qui relie la naissance à la mort, par défaut de conscience de sa naissance et de sa mort. L’enfant est instant, Dieu est un enfant.
Page 60
Jeanne, ma Jeanne, ton baptême approche et je dois finir cette lettre que toi et moi savons infinie. Devenir n’a pas de limite, l’amour est tout à la fois la source et le point de fuite du devenir.
Ta naissance a resserré les rangs du tissu qui nous lie, ton baptême fait couler l’eau de la nappe phréatique qui nous rappelle notre inviolable origine. Tout est précieux de ce qui mouille et palpite, Jeanne, tu en prendras soin, je le sais déjà – tu le fais déjà.
J’ai voulu t’écrire pour te dire tout cela, mais il faudrait encore que les lignes tremblent et qu’il pleuve sur ces mots pour qu’ils soient autre chose qu’une archive. Ma mémoire de cette année que nous avons traversée, cette année à l’hémistiche de laquelle tu nous as rejoints – ta naissance comme un solstice – cette mémoire n’est que la mienne. Que jamais, si tu lis cela en ayant grandi, elle ne te prescrive ce qu’il y a à garder et à comprendre.
Chaque amour, chaque ami aura gardé et compris autre chose, et c’est très bien ainsi. Quant à toi Jeanne, ne relis cette lettre que si elle tremble en effet et te donne l’appétit fou de vivre et d’aimer. Sinon, classe-la dans les archives d’une mémoire qui ne t’appartient pas.
Gilles Castelnau
Sources : http://protestantsdanslaville.org/gilles-castelnau-spiritualite/gc879.htm
https://nsae.fr/2023/07/27/la-vie-funambule/?utm_source=mailpoet&utm_medium=email&utm_campaign=newsletter-nsae_97