Il faut savoir s’arrêter dans ses envies
Prédication de Mgr Georges Pontier
Célébration d’ouverture de la Semaine de prière pour l’Unité des chrétiens
en l’église des Chartreux, à Marseille, Lundi 18 janvier
2010
Chers Frères et Sœurs en Christ,
Pendant sept années, entre 1995 et 2002, j’étais président du Comité épiscopal France- Amérique latine, un service de notre Église pour les relations avec les Églises d’Amérique latine. Chaque année, je faisais un voyage d’immersion dans un ou deux pays, selon leur taille et selon le nombre de prêtres, religieux, religieuses et laïcs catholiques en mission. Plusieurs fois, j’ai séjourné dans des zones peuplées majoritairement par des Indiens mayas, almeiras ou incas.
J’ai le souvenir des rites agricoles pratiqués par beaucoup d’entre eux. Avant de semer le maïs, ils accomplissaient des prières et des gestes pour demander pardon à la terre qu’ils allaient blesser avec leurs modestes outils, et ils exprimaient leur merci à cette "terre mère" qui leur donnait tout ce dont ils avaient besoin pour vivre.
On est loin de la culture du rendement en tous domaines de nos sociétés contemporaines!
D’un côté, on est proche d’une sacralisation de la terre, de l’autre, de l’illusion d’être le maître absolu de tout, pouvant disposer de la nature pour soi et pour son seul profit.
Ce soir, en ce premier jour de la Semaine de prière pour l’Unité des chrétiens, membres de diverses Églises chrétiennes, nous avons voulu nous remettre à l’écoute de notre foi commune au Dieu créateur : « Je crois en Dieu le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre », selon le Symbole des Apôtres.
La lecture du livre de la Genèse nous invitait à l’action de grâce pour ce don que Dieu nous a fait de la terre, avec toutes les potentialités qu’elle recèle, afin de pouvoir enchanter notre esprit et notre cœur par sa beauté et nourrir nos corps par ses multiples richesses. Il l’a confiée à l’homme pour que celui-ci « la cultive et la garde ». L’homme a donc cette double mission de faire produire son fruit à cette terre et de la garder pour qu’elle ne soit pas pillée, abîmée ou mise au service de quelques-uns.
Nous sentons bien que nos générations ont oublié cette mission. Le respect a fait place aux intérêts et s’est transformé en pillage ou en épuisement des ressources. La mission de la garder pour tous risque d’être annihilée par l’égoïsme des pays les plus riches qui exploitent la planète en leur faveur, en ne laissant aux plus pauvres que ce qui leur permet de survivre. Le souci des générations futures ne suffit pas à modifier les comportements. Une utilisation orgueilleuse et intéressée des capacités techniques fait perdre aux responsables le sens de leurs devoirs.
Ce n’est pas le lieu ici d’illustrer mes propos ni de faire du catastrophisme primaire. Il s’agit plutôt, ce soir, pour nous de nous remettre devant les appels de notre foi.
Où en sommes-nous dans nos attitudes et nos conceptions ? Où en est l’expression de notre reconnaissance à Dieu pour le don qu’Il nous a fait de cet univers et du respect que nous lui devons ? Où en sommes-nous du souci du partage des richesses entre tous et en faveur des plus pauvres en tout premier ? Où en sommes-nous dans nos comportements par rapport à notre train de vie, à nos modes de consommation ? Qu’est-ce qui, dans nos manières de vivre, peut témoigner que nous ne nous croyons pas maîtres du monde, mais serviteurs de la recherche du bien de tous les hommes et de tout l’homme dans toutes ses dimensions ? Où en sommes-nous de la recherche de l’enrichissement personnel ? Succombons-nous ou résistons- nous aux influences de la culture actuelle à faire de l’homme avant tout un consommateur dont la réussite humaine s’apprécie à cette principale lumière ?
C’est là peut-être que la seconde lecture peut nous interpeller en nous rappelant le rythme du sabbat et celui de l’année sabbatique : il faut savoir s’arrêter dans ses envies. Il faut savoir interrompre le cycle de l’exploitation et de la production pour inscrire dans nos vies ce qu’il y a de meilleur : le lien au Seigneur, celui qui nourrit nos cœurs et nos esprits. « L’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche du Seigneur. » Et aussi le lien à nos frères humains en inscrivant dans nos vies un temps de culture, de partage social et des pratiques de justice.
Il y a le respect de la création, et dans cette création, il y a le respect de l’homme que nous sommes, qui ne vit pas que de biens matériels. Là encore, nous pourrions multiplier les interpellations. Les débats récents sur le travail du dimanche en furent une nouvelle illustration. N’y aura-t-il plus inscrit dans nos vies de société ce temps de repos qui ne refait pas seulement la terre, mais nous-mêmes, l’être humain qui se doit d’interrompre sa course matérielle en avant vers une vie inhumaine et de plus en plus fragile ? Même au sein de nos communautés chrétiennes, ce sens du repos dominical, ce temps pour Dieu, pour la famille, pour les autres, a perdu de sa prégnance. Nous ne nous arrêtons plus pour goûter la vie et refaire nos forces spirituelles. Nous sommes pris par le cycle travail/loisirs qui rythme nos journées et nos semaines sans laisser place au rythme de la louange et de la rencontre de Dieu et des autres.
Oui, là encore, notre foi chrétienne qui nous est commune nous interpelle : que donnons-nous à voir du temps choisi pour nourrir notre lien à Dieu, à nos familles, à nos communautés ? Que donnons-nous à voir de notre attente du jour qui vient, de la terre nouvelle que le Seigneur nous donnera ? Ne vivons-nous pas comme si nous n’étions que d’ici-bas et comme si nous pouvions trouver ici-bas ce qui nous comblera ? Quel écho trouvent en nous les paroles de l’apôtre Paul : « Nous le savons en effet : la création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. Elle n’est pas la seule : nous aussi nous gémissons intérieurement, attendant l’adoption, la délivrance pour notre corps. Car nous avons été sauvés, mais c’est en espérance. Or, voir ce qu’on espère n’est plus espérer ; ce que l’on voit, comment l’espérer encore ? Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec persévérance » (Romains 8,22-25).
Oui, notre manière d’habiter cette terre dit ce que nous sommes, croyons et espérons. Puissions-nous le faire de telle manière que ceux qui nous voient vivre perçoivent que nous accueillons avec respect cette terre, que nous la cultivons avec sagesse pour le bien de tous, que nous la préservons pour ceux qui nous succèderont et que nous faisons ainsi à cause de ce Dieu qui nous l’a confiée et qui est notre vraie nourriture, Lui que nous désirons de notre plus profond désir, Lui qui nous a promis des cieux nouveaux et une terre nouvelle.
+ Georges PONTIER