Croire quand même

Publié le par G&S

Libres entretiens sur le présent et le futur du catholicisme

Croire quand même (Éditions Temps Présent - p. 185-189)

 

Moingt---Croire-quand-meme.jpgQu'est-ce qui empêcherait qu'on conçoive une égalité radicale entre clercs et laïcs, et même qu'on aille vers une Église sans ministres – en tout cas au sens exclusivement clérical du terme ?

Le rôle du sacerdoce chrétien (ministériel) tel que je l'envisage, c'est de maintenir le lien avec l'événement historique de Jésus, et je n'en fais pas une question de pouvoir – j'évite personnellement d'utiliser la notion de pouvoir en théologie sacramentelle. Je sais bien que dans le temps on disait aux curés de paroisse : « Vous êtes le Pape dans votre paroisse ! » Non ! Dans toutes les religions, des ministres ont un pouvoir lié à l'autorisation d'effectuer certains rites qui paraissent nécessaires. Ce que je vois dans le rôle du prêtre, c'est premièrement de maintenir le lien à l'événement historique de Jésus ; c'est de garder le sens que le sacrement est un don ; autrement dit, ce serait bien qu'on retire au prêtre l'exclusivité du sacrement, mais attention à ne pas voir des laïcs s'arroger le pouvoir dans leurs communautés, et un pouvoir qui serait le même, aussi omnipotent que celui des curés du passé – vous le verrez si vous ne le voyez déjà... Faisons attention à cela et évitons de dire qu'on va enlever du pouvoir aux curés pour le donner à des laïcs.

Il faut éviter de poser la question en termes de pouvoir ; que le prêtre comprenne son ministère vraiment en termes de service et non pas de pouvoir sur des personnes est une chose que je trouve très bonne. Attention à ne pas dire : « On va transférer les pouvoirs du prêtre à des laïcs », même choisis par des communautés ! Mais cela ne veut pas non plus dire qu'une communauté où il n'y aurait que des laïcs serait dépourvue de sacrements. Je pense qu'elle pourra inventer ses rites (non ses sacrements), en union avec l'évêque, dont la charge est de maintenir une certaine forme d'universalité, d'ouverture sur l'universel.

Pour moi, c'est ça la véritable utilité de la hiérarchie : garder le regard ouvert sur l'universel ; quelques évêques savent le faire. Alors que trop souvent le pouvoir épiscopal est au contraire enfermant ! Aussi faut-il éviter que les communautés chrétiennes ne se renferment sur le local.

Maintenir une visée universaliste de l'Église et inventer en même temps, concurremment, une certaine organisation démocratique, cela ne se fera pas du jour au lendemain, cela ne se fera pas sans danger, mais c'est un noble idéal à poursuivre, qui sera peut-être le salut de l'Église. Car, quand je parle d'un regard ouvert sur l'universel, je ne veux pas dire seulement que les plus petites communautés doivent être en lien avec de plus grandes, ni que les Églises locales doivent être en communion les unes avec les autres, unies à l'Église universelle ; je pense tout autant à l'universel humain, à l'univers des hommes lui-même lié à notre planète et au cosmos. Et cela, c'est avant tout la vocation séculière du laïcat. C'est pourquoi il ne s'agit pas de mettre le clergé et le laïcat en concurrence, mais en situation de complémentarité au service de l'Évangile et du monde.

Et voici un autre aspect du changement en cours dans la conscience d'être chrétien : les fidèles vont de plus en plus ressentir qu'être chrétien n'est pas autre chose que d'être homme, une manière particulière mais authentique d'être homme. Ils prendront la responsabilité de leur être-chrétien en prenant la responsabilité de leur être-homme et du destin de l'humanité, de sa marche en avant. Une relative sécularisation de la vie chrétienne est en voie de se faire et ne doit pas être évitée, sous peine d'un considérable affaiblissement de la foi et d'une diminution décisive de sa présence et de son influence dans la société. Cette sécularisation se manifestera par un plus grand souci des fidèles de prendre en charge les problèmes de société, qu'ils soient éthiques, politiques, économiques ou sociaux, et de le faire en concertation étroite avec tous autres citoyens qui ne fréquentent pas l'Église et qui sont préoccupés des mêmes problèmes. Et c'est par ce moyen-là que l'Église évitera de devenir une secte religieuse parmi tant d'autres et poursuivra efficacement sa mission évangélisatrice dans ce monde nouveau, une mission où la part des laïcs sera prépondérante.

Voilà une des grandes nouveautés que j'entrevois. Ce ne sera pas la fin du Magistère ; ça ne supprimera pas non plus le rôle d'une théologie savante dont on aura toujours besoin, qui devra même s'étendre à d'autres domaines, politique, économique, etc., et qui bénéficiera du travail de laïcs, hommes et femmes, autant que de clercs. Le rôle du Magistère s'en trouvera forcément relativisé, non fatalement diminué, s'il réussit à se faire sa place sur le plan de l'universalité de la pensée, du maintien de la communion, de la stimulation et de l'orientation de la recherche, de la régulation de la foi – autrement dit s'il apprend à exercer son autorité d'une autre façon, comme il convient de parler à des gens avertis et adultes, ainsi que les gouvernants politiques apprennent à le faire dans les démocraties contemporaine.

Et donc davantage un Magistère d'inspiration qu'un Magistère de domination ?

C'est ça. Et un Magistère qui aurait la charge de réguler la communication entre les communautés chrétiennes. À différents degrés d'ailleurs. Si les chrétiens occidentaux devront faire attention à ne pas perdre le contact avec leurs frères d'Afrique ou d'Asie, il ne sera pas possible cependant que tous parlent le même langage. L'unité n'est pas l'uniformité, comme on le conçoit trop facilement dans l'Église catholique. Les Africains auront leur manière à eux de se dire chrétiens, et les Européens une autre. Sans se contredire pour autant. Surtout qu'il ne s'agit pas de redéfinir en bloc la doctrine chrétienne, mais la place du christianisme dans le monde, son rôle dans l'histoire et la société. C'est ce qui me paraît le plus important. C'est toute cette dimension que j'ai appelée justement catholique qui sera à mettre en place d'une autre manière. Car, s'il ne doit pas y avoir de séparation entre les chrétiens d'Afrique ou d'Asie et ceux d'Europe, il ne doit pas y en avoir non plus entre l'homme chrétien et l'homme non croyant ou l'homme d'une autre religion, qu'ils soient occidentaux ou non.

Je pense que le christianisme va subir la force de pesanteur de l'incarnation, s'incarner davantage dans les réalités du monde qui sont d'ordre civilisationnel, économique, politique, et que l'Évangile prendra en charge - ce qui ne veut pas dire sous son pouvoir – l'unité de l'humanité. La propagation de l'Évangile se fera en partie par des moyens doctrinaux et religieux, éthiques et spirituels, comme elle se fait déjà, mais aussi par toutes sortes d'autres moyens et sans prosélytisme religieux, car l'Évangile n'est pas « une voie déterminée de salut » parmi d'autres (ainsi que le théologien germano-américain Paul Tillich a su excellemment le dire) ; il est la voie de l'accomplissement de l'homme en tant qu'homme, selon le projet de Dieu qui l'a créé « à son image », et la voie d'unification de l'humanité, « afin que tous soient un », selon la mission et le testament de Jésus.

Joseph Moingt

Fioretto envoyé à G&S par Francine Bouichou-Orsini, qui a ajouté des caractères gras sur certains passages.

Publié dans Fioretti

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